Dans une interview exclusive qu’il a bien voulu nous accorder, Abakary Touré, enseignant chercheur à l’Université des sciences juridiques et politiques de Bamako nous explique les raisons de la publication de son ouvrage “idéologie politique de Modibo Kéita et Sékou Touré”. Ancien leader estudiantin, ex-membre du CNJ et ancien président de la JCI Kidal, Abakary Touré explique également dans le Tome 1 de cet ouvrage de plus de 300 pages les origines du panafricanisme et la lutte contre la pénétration coloniale au Mali et en Guinée-Conakry.
Aujourd’hui-Mali : Pourquoi le choix du titre de cet ouvrage ?
Abakary Touré : D’abord, il faut savoir que le livre “l’idéologie politique de Modibo Kéita et Sékou Touré” est le fruit d’une recherche scientifique issue de ma thèse de doctorat soutenue en 2022. Parler des idéologies politiques des pères de l’indépendance, Modibo et Sékou revêt une lourde responsabilité, à la fois historique, sociologique et culturelle. Il s’agit pour nous d’aborder avec lucidité et sans aucune prétention, l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de notre peuple. Il s’agit aussi de lever le voile sur le parcours et la vie des deux leaders politiques. Donner notre point de vue sur la lutte de la décolonisation et la gouvernance des deux présidents sans aucune prétention, influence ni par le besoin du lucre encore moins un esprit partisan.
Le choix de ce thème s’explique par le fait que mon directeur de thèse et moi-même sommes partis du constat que depuis plusieurs décennies notre pays faisait face à des dysfonctionnements institutionnels et politiques graves.
Le Mali partait tout droit à la décadence, la perte de repères pour la jeunesse malienne ainsi que des dirigeants politiques mal inspirés par les bonnes actions qui ont conduit la Première République dans sa refondation et la politique mise en place en vue de décoloniser les mentalités au lendemain de l’accession de notre pays à la souveraineté nationale et internationale, ont conduit à l’effondrement du système démocratique en expérimentation depuis trois décennies et notre Etat avec. Aussi, nous avons voulu cette étude comparative en associant le président Sékou Touré.
Sékou Touré était un marxiste tout comme Modibo Kéita, les deux présidents ont aussi expérimenté ce qu’ils ont appelé le socialisme scientifique et plus tard le socialisme africain. Pour nous, c’était vraiment important car ils étaient tous des leaders révolutionnaires et fervents panafricanistes qui se battaient pour l’émancipation du peuple africain et de bouter hors de notre continent l’impérialisme occidental et ses suppôts.
Durant toute leur vie, leurs combats se sont focalisés sur le rejet de l’exploitation de l’homme par l’homme et les brimades subies par les Africains. Avec le thème de thèse de doctorat et plus tard du livre, il s’agissait pour nous de nous informer sur cette période de l’histoire de notre pays car nous avons fait le constat que l’histoire politique contemporaine de notre pays a toujours été racontée par les acteurs, les témoins de cette période ou leurs descendants, chacun à essayer de raconter l’histoire en sa faveur et à sa manière.
N’étant pas de la génération de l’indépendance, il était important pour nous de nous pencher sur cette période pour raconter l’histoire à notre manière. Et je précise que je ne suis pas militant de l’US-RDA, ni du PSP et mes parents n’ont jamais milité dans aucune formation politique ; donc j’ai écrit ce livre en toute indépendance d’esprit sans parti pris et en toute objectivité.
Avec ce livre, il s’agit pour nous de questionner l’histoire mais de parler aussi des erreurs politiques ou de gouvernance qui se seraient passées sous leurs règnes que ce soit de l’US-RDA au Mali ou du Parti démocratique guinéen (PDG) en Guinée. Certes ce sont des leaders patriotes qui ont eu la chance de lier leurs noms à l’histoire de leurs pays mais tout n’a pas été rose sous leurs magistères. Nous ne jugeons pas les actes posés par ses personnalités, car il faut mettre chaque acte dans son contexte et notre devoir en tant que scientifique était de faire ressortir tous les aspects pour donner plus d’informations sur cette période historique et contemporaine de nos deux pays.
Le but est d’aider la jeune et future génération à s’approprier de l’histoire politique contemporaine de notre pays afin d’assurer son destin. Et de contribuer à donner une formation politique, idéologique et de participer à l’éveil de consciences des jeunes et les élites d’aujourd’hui et de demain. Il s’agit pour nous de donner les moyens à nos jeunes de se réarmer pour les luttes de confirmation de notre souveraineté.
Vous avez parlé de socialisme africain. Quelle est l’essence de ce socialisme, il est fondé sur quoi ?
Socialisme africain, socialisme en Afrique, voie du socialisme, socialisme à l’africaine sont des expressions que l’on entend souvent et qui, malgré les nuances qu’elles expriment, sous-entendent une même réalité : l’importance du socialisme dans les pays d’Afrique nouvellement indépendants. Ce sont des doctrines qui étaient à la mode après les indépendances. Le besoin de se démarquer du monde occidental et de sa doctrine capitaliste a amené les leaders africains à développer une nouvelle doctrine et pensée politique dont le socialisme africain.
Au lendemain de l’indépendance, Modibo Kéita avait décidé d’engager le Mali sur la voie du socialisme scientifique c’était l’option développée par le père de l’indépendance malienne et celui de la Guinée. Le socialisme de Modibo Kéita prend son fondement à partir du socialisme marxiste développé par Marx et Lénine tandis qu’entre ces deux doctrines il y a un fossé, une incompatibilité. Les concepteurs du socialisme scientifique étaient des athées, la croyance en un Dieu unique et universel ne faisait pas partie de leur conception de la vie. C’est tout le contraire chez Modibo Kéita et Sékou Touré qui ont effectué le pèlerinage dans les lieux saints de l’islam.
Encore la lutte des classes était un autre point de divergence idéologique entre les deux doctrines. Le socialisme africain, même s’il s’inspire dans certains cas de la doctrine et de l’idéologie marxiste, n’est pas né de la lutte des classes contrairement au socialisme scientifique. Et malgré l’influence exercée par le marxisme européen sur les dirigeants africains, il n’en reste pas moins, qu’ils ont en définitive, opté pour une doctrine différente de celle qui est en cours en Europe. Pour adapter le socialisme scientifique en Afrique et au Mali et la Guinée, les deux dirigeants vont développer le socialisme africain, sauf qu’ils n’ont pas pu donner véritablement un contenu au socialisme africain dont ils parlent. Ce socialisme africain, était-il devenu le collectivisme, le communautarisme ?
Un autre constat, Modibo et Sékou étaient tous des fervents religieux, ils ont tous fait des pèlerinages à la Mecque, c’est pourquoi, ils étaient critiqués par les orthodoxes marxistes qui voulaient une application rigoureuse du socialisme scientifique mais par la suite Modibo va essayer d’évoluer vers le socialisme scientifique sous la pression de certains de ses camarades politiques comme Amadou Djicoroni Traoré et certains du PAI.
L’un des échecs du socialisme africain serait certainement du fait que les initiateurs ont longtemps pataugé avant de trouver une voie. C’est que les initiateurs n’ont pu donner un véritable contenu à leur concept pour l’adapter aux réalités africaines. Enfin, il faut juste noter que le socialisme africain, comme le nationalisme et l’unité continentale sont des concepts développés par les précurseurs du mouvement panafricain pour donner une identité à l’africaine et se démarquer des oppresseurs et de leur doctrine.
En 1958 à Accra au Ghana, à la conférence populaire panafricaine, Kwame Nkrumah a énoncé les quatre étages du panafricanisme, à savoir l’indépendance nationale, la consolidation nationale, la création d’une unité et d’une communauté de transition, et la reconstruction sur la planète économique et sociale. La reconstruction doit être basée sur le socialisme africain. Il doit être exempt de toute influence extérieure. Des divergences sur le concept nées entre les Modibo et les Senghor sur le socialisme africain car, pour Senghor, le socialisme africain ne peut tirer sa substance qu’au fond de la négritude alors que les Modibo sans pourtant donner un contenu au socialisme africain l’ont même parfois assimilé au collectivisme ou même communautarisme.
Pour Sékou Touré, le socialisme guinéen était purement africain, il ne se voulait pas marxiste, ou, plus exactement, il distinguait dans le marxisme entre la méthode d’analyse de la société et de l’histoire qu’il prenait à son compte, et la philosophie matérialiste, qu’il récusait. Il disait que le marxisme athée n’avait pas sa place en Afrique, car les Africains sont croyants dans leur majorité.
Au Mali, on avait essayé de développer les champs collectifs pour les villageois ou repas collectifs dans des familles ont été également un échec dans certaines localités comme Touba dans la région de Koulikoro. Car ils n’ont pas tenu compte de la sociologie de certaines communautés.
Je pense que le socialisme africain était en phase d’expérimentation dans nos pays qui n’a pas connu son épilogue avant la chute du régime. On ne peut pas dire avec exactitude que ce qui se pratique par le régime actuel est un socialisme africain, mais au regard de certains actes posés on voit de glissements vers ce type de socialisme qui était en vogue dans les années de l’indépendance. Le socialisme économique, qui défend les intérêts supérieurs et stratégiques des Maliens, le socialisme politique qui défend la souveraineté et l’intégrité des frontières et le socialisme diplomatique qui assure une voix puissante au Mali sur la scène internationale. Et tous ces principes sont aujourd’hui consignés dans la constitution du 22 juillet 2023.
Quels sont ces signaux ?
Il s’agit d’abord du fait de consigner ces principes qui guident désormais l’action du gouvernement malien dans la Constitution de 2023 dans son article 34, la création de sociétés d’Etat et dernièrement des sociétés minières et sociétés parapubliques dont le capital est majoritairement détenu par l’Etat ce qui n’était pas le cas depuis 68. La question cruciale reste, celle d’une monnaie commune de la Confédération des Etats du Sahel même si officiellement les autorités n’en parlent pas, le débat reste vif.
Quels sont les thématiques discutées dans le livre et à quand le Tome 2 ?
Nous avons abordé plusieurs thématiques qui répondent effectivement aux réalités que vivent nos pays aujourd’hui notamment les pays de l’AES. Nous avons traité une thématique relative au panafricanisme en parlant des origines et les pionniers du panafricanisme, ainsi que l’avènement du panafricanisme en Afrique introduit par Kwame Nkrumah.
Dans la même thématique, nous avons abordé la tentative de création d’un État fédéral en Afrique de l’Ouest et de son éclatement par Modibo et Senghor en 1959 et également la construction de l’Union des Etats africains – Ghana-Guinée-Mali dans les années 1960, après l’éclatement de la Fédération du Mali, une initiative de Kwame, Sékou Touré et plus tard Modibo Kéita.
Nous avons parlé aussi de la constitution des deux blocs (Monrovia, Casablanca) qui seront plus tard fédérés pour donner naissance à l’OUA en 1963.
Dans le tome 1, nous avons aussi traité les résistances africaines à la colonisation. Parce que pour nous, pour mieux comprendre l’idéologie de Modibo Kéita et de Sékou Touré et le rejet du colonialisme, il fallait faire un recul sur le passé. Le rejet de ces deux personnalités du colonialisme trouve son fondement dans l’exploitation et l’oppression de notre peuple par les envahisseurs. Il faut surtout rappeler que le Mali est l’un des rares pays ou le blanc a pénétré avec beaucoup de difficultés. Ce, depuis le premier affrontement, le 22 septembre 1878 lors de la bataille de Logo Sabouciré.
La bataille à Sabouciré fut rude, les Français ont certes gagné mais ils ont perdu 13 combattants et 51 blessés dans les rangs côté des locaux 150 morts dont le roi Niamody Sissoko qui refusa de capituler, préférant la mort à la honte. Les Blancs ont eu beaucoup de difficultés avec de nombreux combats pour pénétrer dans nos terres. Mais par la suite les colons ont eu le dessus soit par la trahison des locaux ou la ruse.
En Guinée aussi, la pénétration coloniale a fait face à une farouche opposition des Almamys du Fouta. Le grand père de Sékou Touré, Samory Touré, a livré plusieurs batailles contre les Français, Yves Person ne manque de faire éloges. Et Sékou Touré n’était pas content du traitement réservé par les Français à son grand père. D’ailleurs lorsqu’il était écolier, il assistait à des scènes dégradant où son grand père était critiqué devant lui-même. Cela fait partie des raisons pour lesquelles Sékou Touré rejetait les Blancs depuis son enfance. Par la suite lorsqu’il a été un leader syndical et politique, il a juré de tout mettre en œuvre pour les bouter hors du pays.Quant à la question du Tome 2, nous sommes en train de travailler d’arrache-pied pour que le Tome 2 soit disponible très rapidement.
Votre mot de la fin
C’est vraiment pour encourager les étudiants et les chercheurs à s’intéresser à ces questions et d’inviter aussi la jeunesse malienne à beaucoup plus de maturité et à être des patriotes. Aujourd’hui quand nous regardons notre jeunesse, on a vraiment peur. On se demande si la relève est assurée pour demain parce que notre jeunesse se désintéresse de la chose politique et de la gouvernance même du pays et je crois qu’avec le néo panafricanisme naissant auquel nous assistons dans les pays de l’AES, les jeunesses de ces pays vont se réveiller positivement et prendre les choses à bras. Parce que nous n’avons pas peur des deux pays ou deux continents.
Modibo avant son arrestation en 1968 a légué le flambeau de la renaissance, du développement, de l’épanouissement à la jeunesse. Est-elle prête à assumer ce rôle et accomplir ce vœu ? Car c’est un vœu que le président Modibo Kéita a formulé. C’est pour dire à la jeunesse que le vœu Modibo reste vif ; c’est à nous d’accomplir cette mission. Et on dit le plus souvent que chaque génération a une mission, à elle de l’accomplir ou la trahir et notre mission c’est de faire en sorte que ce défi soit relevé de trouver des voies et moyens pour assurer l’emploi, l’autosuffisance alimentaire à notre peuple et à notre jeunesse. Sékou Touré aussi a dit dans son fameux discours que : “Nous préférons la pauvreté dans la liberté à l’esclavage dans l’opulence”. Il faut qu’on soit en mesure de nourrir notre peuple, le soigner… Aujourd’hui, nous avons la souveraineté militaire et on doit se battre pour la souveraineté économique même si la question est là. Est-ce qu’on va vraiment créer une monnaie en tout cas les acteurs sont en train de réfléchir et d’éviter probablement les erreurs de 1962 avec le franc malien. Donc, je demande encore à notre jeunesse de redoubler d’efforts, d’être patriote et engagée pour la cause de son pays.
Réalisé par Kassoum Théra
Source : Aujourd’hui-Mali