Thomas Sankara, l’ancien Président du Burkina Faso, est une figure légendaire en Afrique. Pourtant, 31 ans après sa mort, l’enquête sur son assassinat débute à peine, et la France résiste à ouvrir toutes ses archives. Retour sur cette figure tutélaire du panafricanisme, qui était surnommé le «Che Guevara africain».
«Il y a à travers toute l’Afrique un engouement [pour Thomas Sankara, ndlr] qui ne dépérit pas. Il a rejoint le panthéon des hommes intègres. Il a incarné dans la mémoire historique de millions d’Africains l’espoir d’un changement basé sur nos propres forces, dans une perspective panafricaine.»
Politologue, membre fondateur du Groupe de Recherche et d’Initiative pour la Libération de l’Afrique (GRILA) et coordonnateur de la campagne internationale justice pour Sankara (CIJS), Aziz Salmone Fall témoigne au micro de Sputnik de l’attrait de Thomas Sankara auprès de la jeunesse africaine.
Le dirigeant du Burkina Faso
«est une figure iconographique importante qui symbolise les luttes. 31 ans après sa mort, la présence de Thomas Sankara est surprenante de vitalité», selon Aziz Salmone Fall.
Sankara n’a que 33 ans quand il prend le pouvoir en République de Haute-Volta le 4 août 1983, à la faveur d’un coup d’État. Il en a à peine 37 lorsqu’il meurt le 15 octobre 1987, assassiné avec douze autres personnes à Ouagadougou. Ces quatre années de pouvoir voient le pays se transformer à grande vitesse. Gabriel Biba-Nkouka, représentant du Comité Thomas Sankara à Montpellier, détaille quelques réalisations du gouvernement de l’époque:
«Tout d’abord, Thomas Sankara a cassé la spirale de la corruption en utilisant une honnêteté et une intégrité exemplaire dans l’exercice du pouvoir. Il a également exigé que l’on sorte les pays africains de la spirale de la dette, qui est un fardeau qui pèse sur leur développement. […] Il a également eu une politique d’émancipation de la femme. […] N’oublions pas ses actions concernant la lutte contre la désertification, et le combat écologique. Il a également mis en place des campagnes de vaccination pour augmenter la couverture médicale des populations.»
L’un des épisodes les plus marquants de cette transformation du pays fut la «bataille du rail», lors de laquelle les paysans et les fonctionnaires burkinabè ont posé à mains nues des tronçons de chemin de fer, afin de s’affranchir des coûteuses entreprises étrangères. École, hôpitaux, alphabétisation, et alimentation en eau ont été aussi au programme de ces grands travaux.
«Il réussit à mettre en place en quatre ans des structures dans tous ces domaines. Cela reste jusqu’à aujourd’hui un exemple unique en Afrique noire», s’enthousiasme Gabriel Biba-Nkouka.
C’est aussi au cours de son mandat, le 4 août 1984, que la République de Haute-Volta (nom hérité de l’époque coloniale) est renommée Burkina Faso, qui signifie «la patrie des hommes intègres» en Dioula et en Moré, deux langues locales. Le symbole est fort. Il traduit la volonté d’unir des populations différentes dans la construction d’une nation commune.
Pour son style, mais surtout pour ses positions marxistes, anticolonialistes, internationalistes et révolutionnaires, Thomas Sankara est surnommé le «Che Guevara africain».
«On lui attribue ce titre d’une part parce qu’il était militaire, et d’autre part parce qu’il a été intègre dans l’exercice de son pouvoir au Burkina Faso», détaille Gabriel Biba-Nkouka.
Par ailleurs, leur sort tragique rapproche aussi Che Guevara et Thomas Sankara. Aucun des deux n’arrivera à 40 ans: Che Guevara est mort à 39 ans, assassiné le 9 octobre 1967 en Bolivie; Thomas Sankara est mort à 37 ans, assassiné le 15 octobre 1987 à Ouagadougou. Selon Gabriel Biba-Nkouka, Thomas Sankara est
«l’un des leaders les plus intègres du panafricanisme [un mouvement qui appelle à l’unité politique de l’Afrique, ndlr]. Il se situe dans la lignée du combat mené initialement par Patrice Lumumba au Congo belge, Ruben Um Nyobè au Cameroun, Amílcar Cabral et Kwame Nkrumah en Afrique de l’Ouest.»
Est-ce à ce titre, ou au nom de luttes de pouvoir internes qu’il a été tué? Qui sont les commanditaires de son assassinat? L’enquête a été ouverte le 29 septembre 1997 (10 ans après sa mort) à Ouagadougou suite à la plainte de sa femme, Mariam Sankara. Mais il a encore fallu attendre 2015, un an après l’insurrection d’octobre 2014, pour que ce dossier soit réellement étudié par les autorités de la transition politique au Burkina Faso.
La veuve de Thomas Sankara a révélé que «plusieurs personnes ont été auditionnées: des témoins et des présumés coupables, dont certains sont incarcérés. Certaines personnes ont également été auditionnées en dehors du Burkina.»
Plusieurs personnes ont en effet été inculpées, dont d’anciens soldats du Régiment de sécurité présidentielle (RSP). Ce corps armé était l’ancienne garde rapprochée du Président Blaise Compaoré, qui a succédé à Thomas Sankara en 1987 et qui a été chassé du pouvoir en 2014.
Aziz Salmone Fall, qui coordonne la campagne internationale justice pour Sankara, confirme ces avancées. Mais pour lui, le cœur de l’enquête est ailleurs:
«Un autre groupe similaire au nôtre, autour de Bruno Jaffré et de l’association Survie, tente de situer les responsabilités de la France dans cette sinistre affaire. […] Le grand enjeu, c’est l’extradition de l’ancien Président Blaise, qui a été exfiltré par la France et qu’elle a soutenu jusqu’à présent. Cet élément risque de venir plomber la poursuite d’un procès transparent […] Nous espérons que le procès ouvrira prochainement.»
Le 26 novembre 2017, Emmanuel Macron a déclaré à l’issue d’un entretien avec le Président burkinabè Roch Marc Christian Kaboré que les archives françaises concernant l’assassinat de Thomas Sankara seraient déclassifiées:
«Les archives sont aujourd’hui disponibles et ouvertes à la justice burkinabè, sauf pour les documents classifiés et couverts par le secret défense. J’ai pris un engagement clair et je viens de le dire au Président Kaboré: ces documents seront déclassifiés pour la justice burkinabè qui aura accès à tous les documents sur l’affaire Sankara.»
Le «Collectif secret défense, un enjeu démocratique», qui rassemble des historiens, des chercheurs et les familles de personnes disparues dans le cadre de 14 affaires d’État, dont celle de Sankara, se bat depuis de nombreuses années pour obtenir la déclassification des documents relatifs à ces affaires.
Bien que les documents déclassifiés doivent être transmis au juge qui instruit le dossier avant le 28 novembre prochain, le «Collectif secret défense» émet des doutes.
Bruno Jaffré, auteur d’une biographie sur Thomas Sankara et membre de ce collectif, révélait le 14 octobre dernier que leurs démarches pour participer à ce processus avaient reçu deux fins de non-recevoir de la part des services du Président et du Premier ministre. Bruno Jaffré concède redouter un «effet d’annonce» qui ne serait suivi d’aucun acte concret:
De son côté, Mariam Sankara, dans son message à l’occasion de la commémoration du 31e anniversaire de la mort de son mari, réclame une transparence totale sur d’autres affaires encore couvertes par le voile de l’injustice au Burkina Faso:
«Outre l’Affaire Sankara, il est nécessaire que la lumière soit faire sur les dossiers conflictuels en cours à savoir: l’affaire Norbert Zongo, les victimes de l’insurrection [d’octobre 2014], le putsch de septembre 2015 et bien d’autres dossiers. Leur traitement va permettre au pays de passer à la réconciliation.»
Le risque de devoir attendre encore longtemps la déclassification totale de ces documents est bien réel. En effet, des soupçons pèsent sur une implication au moins indirecte, sinon directe, de la France dans l’assassinat de Thomas Sankara, comme le dénonce Gabriel Biba-Nkouka:
«S’attaquer à la question de la dette comme [Thomas Sankara, ndlr] l’a fait, c’était aller de plein front contre les réseaux franco-africains qui maintiennent encore aujourd’hui les États de l’Afrique francophone dans une dépendance totale.»
«On se souvient de son discours contre la dette au sommet d’Addis-Abeba le 29 juillet 1987 [trois mois avant son assassinat, ndlr], mais aussi de l’affront de Thomas Sankara envers le Président français François Mitterrand, lorsqu’il a accusé la France d’impérialisme flagrant. La réponse cinglante de François Mitterrand à ce jeune Président impertinent ne laissait aucun doute sur l’avenir qui lui était réservé.»
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