Il y a plusieurs catégories de personnes qui ont intérêt à tuer la francophonie. Il y en a une qui est toutefois plus à la mode que les autres aujourd’hui.
Par Yves Montenay. Qui a intérêt à tuer la francophonie ? Beaucoup de gens ! Ceux qui pensent que cela se traduira par une aide aux pays du Sud et donc de l’argent : « Pas question ! La Corrèze avant le Zambèze ! ». Ceux qui pensent que s’attacher à la langue française est ringard, et qu’il faut rejoindre le mainstream anglophone pour être moderne… ou par snobisme. Je vais parler ici d’une autre catégorie d’opposants que je croise dans mon travail sur les relations Nord-Sud (lien) : ceux qui ne veulent pas du français parce que c’est une langue coloniale. Mais qu’est-ce que ça veut dire, et en quoi cela serait-il nuisible ? UNE RÉACTION ANACHRONIQUE D’abord, constatons que la colonisation française est terminée depuis environ 60 ans en Afrique subsaharienne, au Maroc et en Tunisie, et depuis plus de 50 ans en Algérie. Le français est néanmoins moins resté très présent dans ces pays où il s’est enraciné. Mais il fait toujours face à l’opposition de certains milieux nationalistes ou religieux, maintenant relayés par les islamistes. Et cette opposition culpabilise de nombreux Français qui hésitent donc à promouvoir le français en Afrique. Or les langues ne tombent pas du ciel, toutes sont coloniales, que la colonisation en question ait été violente ou par d’autres moyens. Les Romains ont colonisé la Gaule, les Arabes ont colonisé les Berbères et tous ont apporté leur langue et leur religion. Ce qui importe, c’est l’utilité de chaque langue ici et maintenant, et l’attachement que lui portent ou non ses locuteurs. LE FRANÇAIS, UNE LANGUE UTILE ET ENRACINÉE Soyons basiques : si 60 ans après le français était encore ressenti comme colonial et la période coloniale comme une horreur, il n’aurait pas été adopté. Or il est devenu la langue maternelle d’une forte proportion des familles des grandes villes africaines côtières (à l’exception de Dakar), voire de l’intérieur notamment du Cameroun. Au Sud du Sahara, il est également la langue de la rue dans de nombreuses autres villes et la langue d’intercompréhension dans la brousse, là où il n’y a pas de langue locale dominante. Toutes ces catégories rassemblent environ 200 millions d’Africains, chiffre très indicatif, car il faudrait définir à partir de quel niveau de français on peut être considéré comme francophone, et faire ensuite le recensement correspondant. POURQUOI CET ENRACINEMENT ? En Afrique subsaharienne, les langues européennes, et dans une moindre mesure l’arabe, ont apporté non seulement l’écriture, mais aussi une masse de documents littéraires, scientifiques administratifs etc. Bref si les langues parlées en Afrique avant la colonisation avaient apporté le même service que les nouvelles, les langues coloniales n’auraient pas pris. Rajoutons qu’à l’indépendance l’officialisation du français parut assez naturelle, étant déjà la langue des élites, dont l’illustre grammairien, poète et écrivain Léopold Sédar Senghor devenu le premier président du Sénégal. Certes les langues africaines auraient pu apporter les mêmes services, mais à condition d’en décider et d’en fixer l’écriture, puis de se lancer dans un immense travail de transcription, et cela pour chaque langue locale (plus de 200 dans certains pays !) ce qui demande énormément de temps et de compétences. Cela a été partiellement fait lorsque le nombre de locuteurs le justifiait, comme pour le haoussa et le yoruba du Nigéria, qui ont des dizaines de millions de locuteurs. Pour des langues moins répandues, quelques missionnaires s’y sont attelés pour la Bible, mais il est vite apparu plus pratique d’adopter la langue européenne déjà implantée, surtout dans les domaines scientifiques ou administratifs. Cela apparaît clairement si l’on compare par exemple au Vietnam, qui avait une langue nationale ayant un grand passé littéraire et administratif. Le français était donc moins indispensable. Le pouvoir communiste put donc décider de l’éradiquer par dogmatisme et crainte d’une pensée critique. Néanmoins, une grande partie du patrimoine intellectuel mondial n’étant pas transcrite en vietnamien, ceux qui pouvaient y accéder en français doivent maintenant y accéder en anglais. Des dizaines d’années ont été perdues. Ce ne sont donc pas des raisons pratiques, mais des raisons politiques que l’on oppose à la francophonie. UNE IMAGE BIAISÉE DE LA COLONISATION FRANÇAISE L’image de la colonisation, en Afrique comme en France, est fortement influencée par la littérature et les programmes scolaires locaux et même français. Elle est assez éloignée de la réalité (je laisse de côté les cas plus complexes du Vietnam et de l’Algérie), et remplace peu à peu les souvenirs beaucoup moins négatifs des témoins. On oublie que cette décolonisation s’est passée en accord avec les autorités locales, soit dès l’origine, soit plus tardivement au Maroc et en Tunisie. On oublie qu’il n’y avait pas de colons en Afrique subsaharienne, mais des fonctionnaires français (dont très peu de militaires) et quelques chefs d’entreprises. On oublie que la colonisation était petit à petit devenue une sorte d’aide au développement qui a d’ailleurs continué après les indépendances dans beaucoup de pays. On oublie l’immense effort de coopération qui envoyé des dizaines de milliers de jeunes Français sur place, y compris en Algérie. Cependant, des gouvernements du Sud et une partie des intellectuels français présentent sans cesse, par la littérature et les programmes scolaires, la colonisation comme une réalité très récente pesant sur les problèmes d’aujourd’hui. Un peu comme si les Français réagissaient par rapport à l’Allemagne actuelle comme si la domination nazie venait de se terminer et que les Allemands tentaient de la prolonger par leurs entreprises et leur langue. Avec comme facteur aggravant que ce passé colonial n’avait rien à voir la brutalité nazie. Certains gouvernements du Sud reportent ainsi la responsabilité de leurs échecs sur la France coloniale, tandis qu’une partie des enseignants français reprennent cette vision partiellement fantasmée si, car elle leur paraît être « dans le sens de l’histoire », voire « politiquement correcte ». Il est notamment souvent avancé que la situation africaine d’aujourd’hui serait une conséquence de l’esclavage colonial, alors qu’il s’agit d’un usage africain très ancien, que les Européens ont aboli la traite atlantique à partir de leurs comptoirs dans la première moitié du XIXe siècle, il y aura donc bientôt 200 ans, puis délivré le continent de la traite arabe si au fur et à mesure de leur progression vers l’intérieur de l’Afrique. Traite qui tournait au génocide du fait des armes modernes des Arabes. Et les progrès sanitaires de la colonisation ont effacé depuis longtemps les pertes humaines. Pourtant, lors d’un colloque de littéraires et de linguistes francophones du monde entier, le libraire alimentant les débats avait choisi en majorité des ouvrages sur l’esclavage et autres méfaits du colonialisme ; l’un d’entre eux qualifiait même Senghor de traître. APRÈS LES NATIONALISTES, LES ISLAMISTES AU MAGHREB ET SAHEL Au Maghreb, partie par conviction, partie en remerciement des religieux conservateurs et des autres pays arabes ayant réclamé l’indépendance, l’arabe fut proclamé langue officielle. Dans les faits, le fonctionnement en français continua notamment dans l’enseignement, et même plus que jamais du fait de la coopération, mais les nationalistes finirent par obtenir son arabisation. Ce fut un échec que même ses initiateurs admettent aujourd’hui, l’enseignement ayant produit « des analphabètes dans les deux langues », échec doublé d’une hypocrisie et d’une ségrégation sociale, puisque le français restait enseigné aux élites par d’autres circuits, dont les enfants des nationalistes. Mais les tentatives d’un retour partiel au français se heurtent maintenant aux islamistes qui reprennent l’argument anticolonial. Plus récemment encore les djihadistes du Mali et du Burkina Faso ont tué ou fait fuir les instituteurs et remplacé les écoles francophones par des coraniques. Au Sénégal ces écoles sont également présentes « depuis toujours », tandis que se manifestent les partisans du wolofar, le wolof transcrit en caractères arabes, « plus adapté à nos racines religieuses ». En moins violent, une autre querelle a fait apparition, pointant le mépris de certains milieux intellectuels français pour les littératures francophones, que les écrivains visés ressentent comme une rémanence du « sentiment de supériorité coloniale ». « À QUI PROFITE LE CRIME » ? Pourquoi cet argument anachronique de « langue coloniale » ? Pour mettre les échecs des gouvernants d’aujourd’hui sur le dos d’un passé maintenant lointain, certes. Mais n’y aurait-il pas une autre raison ? Un peu d’économie : les marchés francophones du Sud (c’est-à-dire la population, francophones ou non, des pays dans lesquels on peut faire des affaires en français) totalisent environ 450 millions de consommateurs, chiffre qui croît rapidement et est (enfin !) en train de devenir accessible par Internet. Cela favorise les entreprises francophones, notamment marocaines, d’où des pressions de nos concurrents pour décourager cette francophonie, soit directement (« remplacez le français par l’anglais ou l’arabe »), soit en poussant des langues locales avec l’idée que l’on aboutira finalement au même résultat. Certains activistes souhaitent même l’élimination des élites et classes moyennes francophones, arguant que ce serait une nécessité sociale, voire religieuse dans les pays musulmans : lire notamment « Le poids de la francophonie africaine génère des réactions hostiles. Une vue de l’extérieur » Il ne s’agit pas d’opposer le français et les langues nationales mais de cesser de « raconter des histoires » aux peuples concernés. Cela vaut aussi pour l’anglais et l’arabe, tout aussi « coloniaux » que le français ou le portugais : l’arabe « brime » les langues maternelles au Maghreb et a été la langue des esclavagistes, et aujourd’hui des islamistes au Sahel.
Source: contrepoints