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Pratiques coloniales : l’Office du Niger : une longue histoire d’argent public

L’entreprise, constituée sur la base de capitaux civils, a été, d’un bout à l’autre, en réalité un service militaire affublé d’une énorme bureaucratie parasitaire. La non-prise en compte du facteur humain explique en partie les déboires de ce géant de notre système agricole. Est-on seulement sûr que les décideurs actuels ont tiré profit des leçons d’hier ?

 

Pourtant, différentes et successives études ont très rapidement mis le doigt sur les graves insuffisances d’une entreprise qui ne va jamais pouvoir se passer de l’argent public : le budget de l’Afrique occidentale française, les fonds publics métropolitains, le budget du Soudan, les réparations allemandes et l’aide du plan Marshal. à l’indépendance, l’état malien va aussi y injecter des ressources. Dans ce financement, il ne faut jamais oublier la part inestimable du travail forcé imposé aux populations locales. Vittorio Morabito a posé le diagnostic très précis de ce gouffre financier. Dans « L’Office du Niger au Mali, d’hier à aujourd’hui », paru dans le « Journal des africanistes », (1977, pp. 53-82) il écrit que « … pour comprendre l’Office du Niger, il faut le considérer comme la dernière création bureaucratique de l’administration dans la catégorie des compagnies de concessions territoriales pour l’exploitation économique des colonies. Ce côté public explique les pressions politiques et les renseignements, filtrés, qu’on trouve dans les cinq cents publications sur l’Office. » Alors, pourquoi soutenir à bout de bras, une création moribonde devenue monstrueuse ? Contre tous les critères de rationalité, l’état français a, jusqu’en 1960, malgré tout, toujours gardé un œil condescendant sur cette structure.

Les évaluateurs ont constamment attiré l’attention sur la gestion de l’Office. En 1975, Morabito a mis le doigt sur l’existence de deux comptabilités, une commerciale et une administrative. «Nonobstant les conseils de six commissions comptables spéciales en trente ans (1937, 1948, 1955, 1964, 1969, 1974), elle n’a pas bien démarré et également ne réussit pas à donner une vision des situations financières complexes des activités de l’Office», a-t-il observé. Il est encore plus incisif quand il soutient que « …depuis 1964, l’Office fonctionne sans bilan, ce qui conduit certains à dire qu’il est géré comme une « boutique libanaise »… de 2 milliards de francs de chiffre d’affaires par an [8 : 84]. (L’Office du Niger, d’hier à aujourd’hui).
Vincent Joly (Schreyger (Emil) : L’Office du Niger au Mali. 1932 à 1982. La problématique d’une grande entreprise agricole dans la zone du Sahel, Année 1988) rapporte d’après Robequain (Problèmes de l’économie rurale en A.O.F. », Annales de Géographie, 1937, p. 159) que Bélime lui-même demandait un pas de temps de 50 ans pour juger de son entreprise. Le constat est la grande disproportion entre les efforts consentis et les résultats obtenus. Et, Joly ajoute : « …. quels que soient les temps et les régimes, les mêmes problèmes persistent, entre autres : le statut foncier des colons, leur endettement, leur accès au marché, la lourdeur de la bureaucratie, etc ».

Quelques chiffres tirés du rapport de Amselle (1985) renseignent sur l’ampleur du trou béant. Les effectifs pléthoriques font partie du tableau. En 1955, l’Office comptait un total de 7 000 employés ; ce qui équivalait au ratio d’un employé pour quatre colons. Cette tendance ne va pas s’inverser. En 1984, l’entreprise comptait 4 000 employés fixes et 5 000 saisonniers pour 5 500 colons.
En 1942, soit dix ans après son démarrage, l’entreprise n’avait pu emblaver que 5 000 hectares de coton, exploités par 6 000 paysans. En 1943, il a été produit 2 000 tonnes de coton et 10 000 tonnes de riz. De 1936 à 1960, les rendements ont oscillé entre 1,3 tonne et 1,9 tonne à l’hectare, toujours d’après l’évaluation de Amselle. Ce n’est donc pas une surprise, si en 1955, l’état français a réduit de moitié les subventions allouées. Un an après, l’Office connaissait ses
premières initiatives de réajustement. En 1959, les pertes ont été maîtrisées mais non les dettes, les avances et les découverts bancaires.

Des résultats médiocres, une gestion opaque
Plusieurs facteurs expliquent ces résultats médiocres. Paul Viguier, l’un des six Directeurs Généraux, a essayé de comprendre cette problématique. En plus de sa casquette d’administrateur, Viguier était surtout un Ingénieur d’une grande capacité. Dans « Situation des terres irriguées de l’Office du Niger », un article paru dans le «Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée » (1947). Il constate, pour ce qui est de l’exploitation des terres aménagées que « les résultats obtenus jusqu’ici n’ont pas atteint le niveau que l’on était en droit d’espérer ». « Alors qu’il est techniquement prouvé que les rendements peuvent atteindre pour le cotonnier facilement 10 quintaux de coton-graine et pour le riz 20 quintaux de paddy à l’hectare les moyennes obtenues dans l’ensemble des centres de colonisation ne s’élèvent qu’à 6 à 7 quintaux pour le coton et 14 à 16 quintaux pour le paddy », rien de consistant n’a pu être fait. Ces résultats sont juste supérieurs à ce que les populations locales obtenaient sur leurs parcelles.

En réalité, a compris Viguier, c’est la défaillance de « l’élément humain » qui est en cause. Les concepteurs, dans leur optimisme avaient parié sur les « facultés d’adaptation du paysan noir aux techniques nouvelles. ». Ce qui n’a pas été le cas, car « on ne passe pas ainsi brusquement d’une agriculture traditionnelle largement extensive à des méthodes d’agriculture intensive. » « En réalité, retient-il, le colon installé sur les terres irriguées conserve instinctivement ses conceptions agricoles primitives et ne se plie que difficilement aux méthodes d’agriculture rationnelle ». Cependant, tempère Viguier, les paysans ne sont pas seuls responsables de cet échec. Ils n’ont pas reçu les moyens nécessaires à l’exercice d’une « agriculture rationnelle ». Le colon indigène, fait-il constater, n’était pas outillé pour résoudre des problèmes réels comme la « préparation correcte du sol en temps voulu pour effectuer les semis à la date convenable ; le maintien de la fertilité du sol ; la production vivrière suffisante, sans être au détriment de la culture industrielle (pour le secteur cotonnier)…
Du coup, dès 1948, il était établi que le paysan n’avait pas son compte ; et « … il est essentiel de faire la preuve que les investissements de base étant réalisés par la puissance publique, l’exploitation elle-même est parfaitement rentable, tout en procurant à l’exploitant une équitable rémunération de son effort, c’est-à-dire un bénéfice nettement supérieur à celui de l’agriculture ordinaire de brousse ». De nos jours, il n’est pas sûr que les choses aient changé.

Les causes sociologiques de l’échec
La réalité sur la défaillance de l’élément humain a été bien approfondie par Mamadou Diawara (Point Sud Mali) dont la contribution intitulée « L’Office du Niger ou l’univers sur-moderne (1920-2000) » a été retenue dans « les actes finaux du troisième congrès international des historiens africains », tenu à Bamako en 2001 (Les historiens africains et la mondialisation – African Historians and Globalization. Bamako/Paris: AHA – Karthala – Ashima, 29-43). Diawara, entre plusieurs insuffisances dans le profil historique de l’Office du Niger, insiste sur les causes fondamentalement humaines et culturelles, à partir d’une revue de littérature très critique. Et il y a des surprises. La première est celle décelée par l’ethnologue Emile Schreyger qui a vu que « les recherches sociologiques et ethnologiques ne furent pas exigées bien que le rapport de Bélime considérât le problème du recrutement de la main d’œuvre et l’établissement des futurs colons comme capital ». Il a aussi relevé que sur les 160 pages du rapport de Bélime, seulement sept pages portaient sur les aspects relatifs à la colonisation. Le postulat était que par une sorte de tropisme, les paysans allaient se diriger vers les casiers de l’Office qui offrirait de meilleurs revenus. Pour lui, l’Office n’avait aucune connaissance de la réalité sociale locale. Schreyger met en cause directement les déductions quasi intuitives de Bélime à partir de « recherches imprécises » : les cartes géographiques étaient étonnamment inexistantes, tout comme les études météorologiques, hydrologiques, topographiques, géologiques, agronomiques et économiques du Soudan devraient être menées (Schreyger, 1984 : 28).

Les études sociologiques ne sont même pas citées. Alors sur quoi se basait « l’Ingénieur » Emile Bélime ?
Diawara a aussi survolé les travaux de Dominique Zahan, surnommé « le bambara blanc », le futur Professeur de la Sorbonne. De 1948 à 1958, Zahan était le « chef de la section de l’immigration, chargé des problèmes humains posés par la colonisation africaine du Delta du Niger », le futur « Bureau du paysannat ». à ce titre, il était chargé de la réception des demandes d’installation des colons, de l’attribution des parcelles rizicoles, de leur transport et de leur installation. Zahan a produit sept livres sur le pays bamanan. Dans ces livres, il traite plutôt de masques et de linguistiques que de problèmes économiques et sociaux. Zahan a délibérément tourné le dos à la problématique du travail forcé et de l’introduction de nouvelles espèces culturales. Résoudre la problématique de la « question sociale » était hier un enjeu. Elle l’est de nos jours.
à suivre

Sources documentaires :
1. EVALUATION DE L’OFFICE DU NIGER – MALI, Etude réalisée par : Jean-Loup AMSELLE, E.H.E.S.S. Dramane BAGAYOKO Jean BENHAMOU Jean-Claude LEULLIER, S.E.D.E.S. Thierry RUF, O.R.S.T.O.M.-G.E.R.D.A.T. et dirigée par Sylviane FRESSON, MRE-CD, Avril 1985
2. Les actes finaux du troisième congrès international des historiens africains, Karthala, 2005
3. L’Office du Niger au Mali, d’hier à aujourd’hui, Vittorio Morabito, 1977
4. P.VIGUIER «La mise en valeur du delta central du Niger pour l’irrigation», Afrique Occidentale Française, collection Encyclopédie coloniale et maritime-1949.
5. SCHREYGER (Emil) : L’Office du Niger au Mali. 1932 à 1982. La problématique d’une grande entreprise agricole dans la zone du Sahel. — Wiesbaden, Steiner, 1984.
6. Joly Vincent, Schreyger (Emil) : L’Office du Niger au Mali. 1932 à 1982. La problématique d’une grande entreprise agricole dans la zone du Sahel, compte rendu, Année 1988
7. J. Lecaillon et Ch. Morrisson, Politiques économiques et performances agricoles : le cas du Mali 1960- 1983, Paris, O.C.D.E., 1986.

Source : L’ESSOR

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