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Pratiques coloniales : La chaine migratoire des Syro-libanais en Afrique et au Soudan français

On les appelle les « Syro-libanais ». Fuyant la précarité, ils ont pris pied en Afrique dans les années 1880 et vont vite se distinguer par leur esprit d’initiative et leur grande habilité dans le négoce. Mais pas que, car ils tissent des relations sociales, fondent des familles, parlent les langues locales. Très souvent, ils prennent la nationalité des pays d’accueil. Ils militent dans les partis politiques et accèdent à des responsabilités en devenant ministres, députés et maires…

 

Cette migration retient notre attention car, en beaucoup de points, elle est semblable à celle de nos compatriotes partis sur tous les continents, à la recherche de meilleures conditions de vie ; pour eux et pour la communauté restée au bercail. Une abondante littérature produite par les Africains et les Libanais permet de mettre en perspective cette migration.

En 2009, l’hebdomadaire « Jeune Afrique », sous la plume de Léa Masseguin et Olivier Marbot (mars 2019) a procédé à un classement par ordre alphabétique des trente grandes familles libanaises qui comptent en Afrique. On y trouve en deuxième position la famille Achcar installée au Mali, depuis trois ou quatre générations. On peut lire dans la présentation que « Gérard Achcar est l’un des hommes les plus influents du pays ». « Achcar Mali Industries (AMI), ajoutent les rédacteurs, le groupe qu’il a hérité de son père, est le mastodonte local de l’agroalimentaire. Il possède notamment les Grands Moulins du Mali, dont la minoterie se trouve au Niger, ainsi qu’une usine de pâtes alimentaires. Il produit aussi de l’huile, du sucre et des piles électriques. ». Mais, il y a bien d’autres familles : les « Saouma » de Diré dont un des membres sera Consul du Liban au Mali ; les frères « Saadé » à Niono, à Ségou et Koutiala ; « Sessine Moukarzel » à Ségou ; « Azar » et « Hage » à Bamako. Ces noms s’inscrivent dans une longue tradition.

La présence de ces migrants venus de l’Orient est liée fondamentalement à l’économie de traite coloniale imposée par la France en Afrique ; économie dont la distribution des rôles était d’une grande simplicité, mais d’une efficacité certaine. Il y avait, en amont, les maisons de commerce bordelaises et marseillaises qui apportaient les produits manufacturés comme le sucre, le savon, les tissus, le métal… Au centre, se trouvaient les populations autochtones qui devaient, en plus de leur force de travail, livrer les produits de rente comme l’arachide, le coton, le café…, les produits de cueillette comme le caoutchouc, la gomme arabique, la laine, le karité, les peaux et cuirs…. à l’autre bout, il y avait les Syro-libanais, en tant que intermédiaires. Ils réussiront aisément leur mission car ils vont réussir une extraordinaire adaptation à l’Afrique qu’ils vont parcourir de long en large. Ils vont endurer le soleil, le paludisme et les autres maladies tropicales.

De Beyrouth à Diré, de Damas à Koutiala
Déjà, en 1911, Georges Poulet, alors Lieutenant-Gouverneur de la colonie de Guinée, notait à l’attention de ses supérieurs, que pour les Libanais, il était établi que « l’on gagne son argent trois fois plus vite en Guinée qu’en Amérique » (Centre des archives diplomatiques de Nantes (CADN), Beyrouth consulat, série A, Affaires consulaires. Emigration, 1891-1914, 92PO/A/240 : Rapport de mission du Lieutenant-Gouverneur de Guinée Georges Poulet, 1911)
Une fois installés en Afrique, les migrants bénéficient d’une solidarité familiale et régionale qui leur permettait d’avoir rapidement leur autonomie : un premier boulot pour la satisfaction des besoins primaires, un fonds de commerce initial et la mise en route de véritables entreprises.…

De fil en aiguille, s’organise la venue de nouveaux compatriotes, un peu comme dans tous les courants migratoires, avec tous les travers connus. Le fait était devenu si alarmant que le Consul de Beyrouth, en 1891, attirait l’attention sur les pratiques illégales et illicites des navires appartenant à la compagnie « Cyprien Fabre ». Le diplomate indexait les « passagers clandestins », « la corruption des fonctionnaires » avec le fameux « bakchich ».

Il rapporte : « Qu’il se crée une industrie d’entrepreneurs d’émigrants dont les opérations consistent à racoler des émigrants et à les embarquer à forfait pour un prix variant de 100 à 120 francs soit au mouillage soit, si la police n’a pu être gagnée, en mer à un point convenu à l’avance » (CADN, Beyrouth Consulat, série A, Affaires consulaires. Émigration, 1891-1914, 92PO/A/240 : Lettre du consul de France à Beyrouth au ministre des Affaires Étrangères du 30 octobre 1931).

J. Binet, dans « Les Libanais en Afrique francophone » (Kroniek van Africa, vol. 3, n° 6, p. 258-265.) nous donne des informations précises sur le profil de cette migration. En 1895, il documente, à partir d’une investigation de Desbordes, la présence d’un « Syro-libanais » en Sierra Léone. Deux ans après, il mentionne exactement 18 migrants à Conakry et 10 à Dakar. En 1923, ils seront 2 152 et 4 523 en 1936 dans toute l’Afrique occidentale française. (Desbordes, L’Immigration Libano-Syrienne en Afrique Occidentale Française, Poitiers, 1938, p. 17). Après 1945, d’après la même source, ils seront 10 000 au Sénégal, 1 300 au Soudan, 3 000 en Guinée, 2 000 en Côte d’Ivoire, 200 au Togo, 100 au Dahomey, 150 au Niger et 150 au Cameroun.

Binet rapporte que « 95 % de ceux que l’on appelle Libano-Syriens sont en réalité des Libanais et la très grande majorité sont chrétiens maronites. Les Chiites et les Druzes fournissent le reste ». Desbordes avait pu caractériser la situation géographique de la provenance des migrants : « Beït Chebab fournit 35 %, Sour 25 %, Beyrouth 20 %, Cab-Elias 13 %, et Nabatieh 5% ».
L’anthropologue libanais Fouad KHURI a travaillé sur « les lieux d’implantation des Libanais » en Afrique. Il a trouvé que les « les Libanais originaires de Tyr (Sud-Liban) se sont installés à Dakar. Les Libanais originaires de Beit Chebab près de Beyrouth (Ouest Liban) se sont installés à Bamako (Mali). Les Libanais originaires de Tripoli (Nord Liban) se sont installés à Accra (Ghana). Les Libanais originaires de Beino dans la région de l’AKKAR (Nord Liban) se sont installés à Ouagadougou (Haute-Volta) et Bouaké (Côte d’Ivoire). Les Libanais originaires de Mizyara près de Zghorta (Nord Liban) se sont installés à Lagos (Nigeria) ».

D’après Binet, « Les pionniers qui ont débuté en 1900 connaissent des conditions de vie très pénibles. Colporteurs, ils vendent des bijoux de fantaisie ou des tissus. Boutiquiers, ils vivent dans une médiocre case de paille, couchant sur leur comptoir. Leur niveau de vie, selon toutes les descriptions, est analogue à celui des autochtones. Dès qu’ils le peuvent, ils font venir leur famille et des compatriotes, formant ainsi un réseau commercial de plus en plus cohérent ».
Leur détermination était sans faille et Binet de dire qu’ « il faut souligner combien ces hommes sont souples, capables de s’adapter aux circonstances. Ambitieux, économes, énergiques, ils sont venus pour escalader l’échelle sociale et ils y parviennent. Les grands pères ont été colporteurs, les pères ont été boutiquiers, les fils font l’import-export ou créent des industries…. ».

Le sociologue Abdoulmalek Sayad (La double absence, Paris, Seuil, 1999) s’est penché sur les parcours migratoires des Libanais à partir de deux modalités : les « variables d’origine » pour comprendre les mobiles du départ, et les « variables d’aboutissement ». Il en déduit que cette migration est un « phénomène continu », phénomène qui confère au migrant un statut, statut présenté comme «l’ensemble des caractères et des ressources reconnus socialement à l’individu par ses compatriotes et par le pouvoir colonial ». Sayad aborde la question du « capital social du migrant », notamment son « inscription dans des réseaux de parentèle, dans une communauté villageoise finement structurée et hiérarchisée…, sa capacité à financer son voyage, son accès aux ressources économiques de la communauté migrante… »

De la synthèse de plusieurs travaux sur le sujet, on retient que cette migration est économique. Laurence Marfaing a fait le portrait des premiers migrants. Ceux-ci ont un « profil socio-professionnel particulier marqué par la jeunesse des individus, un fort taux de masculinisation et une prédilection pour le commerce ambulant dans le cadre d’une économie de traite se développant alors autour du caoutchouc en Guinée et de l’arachide au Sénégal ». (Marfaing, 1991 : 97).

La réalité du commerce colonial
La colonisation ne pouvait s’incruster qu’en imposant une économie monétaire dans des sociétés qui ne faisaient que du troc et se servaient des cauris, des perles, des tissus rares, du fer, du bronze, du cuivre, de l’argent et de l’or en tant qu’ « instrument d’échange contre des biens ou des services ». (Isabelle Lerque, La monnaie des colonies et protectorats français (XVIe-XXe siècles) (Université Paris, sciences et lettres, école doctorale Lettres, Arts, Sciences humaines et sociales, en partenariat avec Archéologie et philologie d’Orient et d’Occident (Paris) (laboratoire) et de École normale supérieure (Paris ; 1985-….)

Le cauris particulièrement était une vraie monnaie. Il était inimitable et se conservait dans le temps.
L’économie de traite va chambouler systématiquement cette organisation avec l’introduction de la monnaie. En 1916, le gouvernement français va imposer, par le décret n° 949 du 1er décembre 1916, l’interdiction du paiement des impôts, dont le tristement célèbre impôt de capitation, « le prix de l’âme » en monnaie métropolitaine. L’arrêté N° 838 du 27 juillet 1920 rendait opérationnelle cette mesure.( Q250 Fonds Anciens, Archives Nationales du Mali à Koulouba).

Cheikh Diouf (Fiscalité et Domination Coloniale: l’exemple du Sine: 1859-1940, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Maîtrise 2005) a analysé la nature de cet impôt. Il a retenu que « L’impôt de capitation » était en réalité une mesure fiscale, une « contribution obligatoire que les peuples colonisés devaient verser au colonisateur, pour assurer le financement de leur domination ». L’auteur rapporte qu’au Sénégal, c’est un « décret impérial » du 4 août 1860, promulgué le 5 août 1861 qui en a normalisé le principe. Dès lors, pour l’auteur, cet impôt est devenu « un précieux outil devant permettre la réalisation de l’ambitieux programme de mise en valeur que la France avait entrepris dans son empire colonial».

L’historien malien Boubacar Séga Diallo a analysé l’avènement de la monnaie au Soudan dans « Des cauris au franc CFA » (Mali – France (2005), pages 405 à 431). Il a distingué trois étapes entre 1896 et 1922 ; 1922 et 1945 et de 1945 à 1962. De 1896 à 1922, c’est « la circulation de plusieurs monnaies comme l’or, les tissus (les fameuses guinées) produites par l’industrie européenne, l’or, les cauris, le franc ».

L’auteur précise que « pour les Soudanais habitués au cauris blanc, incassable et qui se thésaurise facilement, c’était la meilleure monnaie ». De 1922-1945, « … les Soudanais prirent goût à l’argent, ils développèrent les cultures de rente (arachide, coton) pour payer l’impôt mais aussi pour acheter des produits manufacturés » et « presque partout, les cauris, qui furent interdits comme signe monétaire en 1922, commencèrent à tomber en désuétude », constate-t-il.

De 1945 à 1962, c’est l’époque de « la victoire du franc CFA », le Franc des Colonies Françaises d’Afrique. De façon pratique le schéma était le suivant. Dans le commerce colonial, les populations autochtones assuraient le ravitaillement de la France à travers ses productions locales. En retour, la France assurait la fourniture des colonies en diverses marchandises, à travers les factoreries, les points de commerce.

Pendant longtemps, l’Afrique subsaharienne n’était pas vue comme une terre d’accueil des Européens. Elle était quand même nécessaire pour le « prestige » de la France qui n’avait pas l’intention d’investir plus qu’il ne fallait. Le calcul était économique, car la France ne voulait pas avoir à investir et voulait tirer le maximum de ces colonies. La leçon était condensée en un axiome : « Acquérir les colonies d’accord. Mais y investir c’était une autre affaire », notaient Coquery-Vidrovitch et- Goerg (1922). Elle a donc encouragé la migration orientale en Afrique de l’Ouest.

Les deux chercheurs ont trouvé que pour tout l’Empire colonial, il y avait une « captation de 7% des dépenses de l’état ». Sur cette masse, seulement 9% des investissements étaient en direction de l’Algérie, la colonie de peuplement. Ce choix était politiquement justifié d’où l’accueil favorable dont vont bénéficier les « Syro-libanais » dans la mise en valeur des colonies. L’idée était d’améliorer le niveau de vie des populations, élévation qui pouvait bénéficier de l’activité des commerçants orientaux. Eux aussi vont donner corps à la « mission civilisatrice » de la « grande France ».

Dans la distribution des rôles, les « Syro-libanais » seront les intermédiaires commerciaux. Ils pouvaient parler aussi bien aux Français, au sommet de la pyramide, qu’aux populations locales qui n’avaient pas de contact direct avec les Blancs. Ils vendaient aux locaux les produits occidentaux. Cette position sera consolidée dans le long terme. Elle durera le temps que les nationaux ne prennent conscience de leurs propres aptitudes, celles héritées du commerce traditionnel mené par les dioulas malinkés et les colporteurs mossis qui ont fait le lien entre l’Afrique du Sahara à la Côte atlantique.


Sources
bibliographiques


COQUERY-VIDROVITCH Catherine et al., 1992, L’Afrique occidentale au temps des Français, colonisateurs et colonisés, Paris, La Découverte.

DESBORDES Jean-Gabriel, 1938, L’Immigration libano-syrienne en Afrique Occidentale Française, Poitiers, Imprimerie moderne.

GOERG Odile, 1986, Commerce et colonisation en Guinée, 1850-1913, Paris, L’Harmattan.
HOURANI Albert et al., 1993, The Lebanese in the World. A Century of Emigration, Londres, I.B. Taurus.

KHATER Fouad, 2001, Inventing Home. Emigration, Gender and the Middle Class in Lebanon, 1870-1920, Berkeley, University of California Press.

RIVIERE Claude, Les mécanismes de constitution d’une bourgeoisie commerçante en République de Guinée. In: Cahiers d’études africaines. Vol. 11 N°43. 1971. pp. 378-399.

Source : L’ESSOR

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