La loi sur la cybercriminalité fait débat. Un débat entretenu par le placement sous mandat de dépôt, depuis avril dernier, du directeur de publication du « Canard de la Venise », Alhousseyni Togo, « pour atteinte au crédit de la justice ».
Idrissa Hamidou Touré, procureur de la République près le Tribunal de la Commune IV, lève toute équivoque : « En cas de poursuites pour diffamation ou injure en application de la loi sur la presse, le journaliste ne peut être placé sous mandat de dépôt ». Un point de vue donné par l’artisan principal de la lutte contre la cybercriminalité dans notre pays en février 2024, lors de l’atelier organisé par la Forsat civile sur la cybercriminalité au CICB.
« Les hommes de médias, qu’ils soient journalistes-radio, télé, presse écrite ou même journalistes-blogueurs, etc. sont tous soumis à la loi sur les délits de presse et ce même lorsqu’ils commettent le délit sur Internet mais dans l’exercice de la profession. C’est cela le sens de l’article 54 de la loi sur la cybercriminalité. Soumis à ce régime, le délit de presse commis en ligne se prescrit par 3 mois révolus pour compter du jour de sa mise en ligne ou de sa mise à disposition du public. C’est un délit instantané.
Quand on a affaire à un homme de média, on s’interroge toujours sur l’origine de la vidéo qui l’incrimine car ce n’est pas le même texte selon que l’injure a été commise sur un plateau télé ou que c’était sur une page Facebook. A raison du lieu c’est soit le code pénal à travers les articles 125 et suivants sur l’atteinte à l’intimité de la personne par écoute ou enregistrement de ses propos sans son consentement ou même à son insu ou sans autorisation légale, soit la loi sur la cybercriminalité soit celle sur le régime de presse et délit de presse.
Il y a une distinction à toujours observer entre les faits commis dans le monde physique puis transposés dans le cyber espace et qui de ce fait n’admettent application de la loi sur la cybercriminalité et les faits qui sont exclusivement commis dans le monde virtuel que régit justement cette loi. Tout comme il y a les faits commis par ou dans des organes de presse et qui reçoivent de ce fait application de la loi sur la presse même si pour une raison ou une autre quelqu’un coupe une partie pour la publier sur Facebook par exemple.
En cas de poursuites pour diffamation ou injure en application de la loi sur la presse, le journaliste ne peut être placé sous mandat de dépôt. C’est dans la loi sur la presse. Dans cette loi, le journaliste n’est placé sous mandat de dépôt qu’en application des articles 33, 34, 35, 36 qui traitent des questions de défense, de sécurité, de démoralisation des militaires au front, etc. Sinon pour tout le reste, il faut passer par la procédure formaliste de la citation directe qui obéit à l’observance de délais stricts sous peine de nullité. Il n’y a aucune dérogation possible à cela.
Même quand c’est le parquet qui engage les poursuites en matière de diffamation ou d’injure commise par un journaliste, il est obligé de suivre cette voie formaliste en faisant recours au ministère d’un huissier de justice pour les formalisations nécessaires. La seule différence ici est qu’il est dispensé de consignation parce qu’il agit au nom de l’intérêt général et non en son nom personnel. La consignation sert à couvrir les frais de la procédure, lesquels sont pris sur le trésor public pour le parquet.
Il n’a pas d’intérêt personnel ou particulier au contraire d’un simple citoyen et il est pénalement irresponsable, de sorte que même s’il succombe à la procédure, le journaliste ne peut se retourner contre lui. Or si c’est un simple citoyen si jamais tu succombes en procédure de diffamation ou d’injure contre un journaliste, il peut se retourner contre toi pour dénonciation calomnieuses devant le même tribunal qui l’a relaxé.
Le parquet poursuit un intérêt général et c’est au nom de cet intérêt qu’il ne consigne pas quand il engage une action en diffamation ou en injure contre un journaliste. La jurisprudence fait légion en la matière et je peux, entre autres, vous citer le cas du journaliste Boukary Daou il y a 10 ans de cela, etc. Même si à cette époque la presse était forte et solidaire au point de lui constituer 17 avocats et pas des moindres que j’ai dû affronter à l’audience correctionnelle en tant que substitut du procureur à l’époque (rires).
Le législateur a voulu les choses ainsi pour protéger la liberté de la presse qui est existentielle dans une démocratie. Cependant, il ne faut pas protéger ceux qui te mauvaise foi veulent nuire.
Aussi le Pôle de lutte contre la cybercriminalité n’a le droit d’appliquer que 7 textes de lois en plus des articles 264 à 271 du code pénal. Il ne peut appliquer le code pénal dans toutes ses dispositions répressives mais seulement en les articles 264 à 271. C’est écrit à l’article 1er de la loi numéro 058 créant le Pôle de lutte contre la cybercriminalité et dans le même article il est dit que dans l’application de ces textes, le pôle a une compétence exclusive.
Cela veut dire que seul le pôle a le droit d’appliquer ces textes à l’exclusion de toute autre structure judiciaire mais qu’en sus le pôle aussi ne peut appliquer que ces textes, à l’exclusion de tout autre texte. C’est cela le sens de l’expression ‘compétence exclusive’. L’exclusivité c’est dans les deux sens en droit. Personne d’autre ne peut appliquer ces textes à part toi et toi aussi tu ne peux appliquer autre texte que ça.
Seulement cette loi (celle qui institue le Pôle) crée un problème lorsqu’elle dit que le Pôle a une compétence exclusive pour l’application de la loi sur la presse. Pourquoi c’est un problème ? Parce que la loi sur la presse est une loi pénale de fond. Une loi pénale de fond c’est celle qui définit les infractions, fixe les peines et dégage la procédure pour les réprimer. Lisez la loi sur la presse, vous verrez qu’elle définit l’injure, la diffamation, etc., fixe les peines encourues pour ces infractions et la procédure à suivre en matière de diffamation ou d’injure, etc.
Par contre la loi créant le pôle cybercriminalité est une loi pénale de forme. Une telle loi indique juste la procédure à suivre. Elle ne définit pas d’infractions et n’en fixe pas de peine. Mieux, elle n’abroge pas les dispositions antérieures qui lui sont contraires.
Prenez la loi créant le Pôle, vous ne verrez nulle part de définition d’infractions dedans encore moins de peines et vous ne verrez pas non plus au dernier article que cette loi abroge les lois antérieures en leurs dispositions contraires. Par exemple elle n’abroge pas la loi sur la presse qui la contredit pourtant sur la question de la compétence juridictionnelle. C’est parce qu’elle n’a pas une telle force juridique.
En droit pénal processuel, quand il y a contradictions ou conflits dans le temps entre une loi pénale de fond et une loi pénale de forme, c’est la loi pénale de fond qui prime. Ainsi puisqu’il y a contradictions à propos de la compétence entre la loi sur la presse et la loi créant le Pôle cybercriminalité, c’est la loi sur la presse qui prime. Donc le Pôle n’a pas compétence exclusive en matière de délits de presse. Encore que c’est une question de bon sens et de rapprochement de la justice du justiciable.
Je précise cependant qu’il ne faut pas confondre la loi sur la cybercriminalité qui est une loi pénale de fond et la loi modificative du code de procédure pénale créant le Pôle de lutte contre la cybercriminalité, qui est une loi pénale de forme.
La loi sur la cybercriminalité est une transposition de la directive Cédéao. Puisqu’on sort bientôt de cette organisation, peut-être qu’elle va même être révisée sur le plan national.
Ce que je dis là, s’il y a des juristes dans la salle, ils doivent le savoir et si vous voulez, vous pouvez en discuter avec d’autres juristes praticiens, ils vous le diront. Alors ne vous inquiétez pas de l’application des textes par les magistrats qui animent le Pôle.
Ce sont pas des spécialistes du cyber droit ou de la cybercriminalité mais ils seront formés au fur et à mesure sans compter que ce sont des cadres qui sauront s’adapter pour une saine distribution de la justice ».
Abdrahamane Dicko
(Des propos extraits de la conférence du 15 février 2024)