Son portable ne cesse de sonner, il sort tout juste d’un « conf’ call », Omar Cissé est un homme très occupé. À l’extrême opposé de la porte d’entrée des locaux d’InTouch Group, son bureau a tout de celui d’un chef d’entreprise, avec sa table démesurée pour les grands rendez-vous. C’est qu’à 41 ans, ce père de quatre enfants a déjà créé plusieurs structures. À peine diplômé de la prestigieuse École polytechnique de Dakar en 2010, la création de sa première entreprise en ingénierie du logiciel, 2SI, lui permet rapidement de se faire remarquer sur le marché du travail. En fait : il sera un entrepreneur. Tour à tour sont fondés le premier incubateur du Sénégal, le CTIC Dakar, très en vue, puis Teranga Capital, un fonds d’investissement adressé aux jeunes pousses du milieu. Insatiable, il enchaîne et fonde en 2014 InTouch Group qui fait définitivement de lui l’un des patrons qui comptent le plus à Dakar. En effet, avant sa solution, l’interopérabilité entre les opérateurs n’étant pas disponible, les commerçants et les boutiquiers étaient obligés de s’équiper de plusieurs téléphones portables pour pouvoir gérer les offres de services de transferts d’argent et de mobile money. InTouch a trouvé la solution en commercialisant un agrégateur universel permettant aux commerçants d’accepter différents types de moyens de paiement, des espèces à la monnaie électronique en passant par les cartes de crédit et de débit. En 2017, les français Total et Worldwide (paiements électroniques) ont même investi 3,7 millions d’euros dans la start-up d’Omar Cissé. Fin observateur du monde des start-up et de la Fintech, Omar Cissé jette un regard critique jugeant que son pays manque d’un écosystème favorable et d’une vision politique affirmée de la part de l’État. Il s’est confié au Point Afrique.
Le Point Afrique : Vous êtes un exemple pour de nombreux entrepreneurs sénégalais. Qu’avez-vous fait de plus que les autres ? Comment expliquer votre réussite ?
Omar Cissé : Pour créer un business, il faut d’abord observer la société, et vouloir en résoudre les problèmes. InTouch est lancé en novembre 2015 à la suite de plusieurs constats. Le premier est qu’il y a 700 millions de clients mobiles en Afrique, et que beaucoup de services digitalisés (paiement des factures d’eau et d’électricité, achat de crédit téléphonique) se développent pour satisfaire les 300 millions de comptes de monnaie électronique sur le continent. C’est donc un secteur porteur.
Ensuite, j’ai observé les conséquences de la multiplicité des acteurs qui se disputent le marché de la monnaie électronique au Sénégal. Il y en a une quinzaine : Orange Money, Wari, Tigo Cash, etc. Résultat, les boutiquiers qui les utilisent ont d’énormes difficultés à gérer tous ces partenaires : contrats multiples, terminaux de paiement propres à chacun, etc. InTouch intègre tous ces acteurs dans une plateforme unique, avec un seul contrat, un seul terminal et un seul compte où l’on peut utiliser toutes les monnaies électroniques.
En 2017, vous avez réussi à faire la plus grosse opération de levée de fonds pour une start-up technologique jamais réalisée en Afrique francophone. Vous êtes en passe d’en faire une seconde dans les prochains mois. Que veulent les bailleurs de fonds ? Combien espérez-vous cette fois ?
Nous allons effectivement bientôt lever de nouveaux fonds, mais nos deux partenaires, le groupe pétrolier français Total et le spécialiste des paiements électroniques Woldline (filiale d’Atos), ne veulent pas révéler les chiffres. En tout cas, cela sera beaucoup plus qu’en 2017.
Cela a été possible car nous n’avons pas cherché seulement des partenaires financiers, mais aussi des partenaires stratégiques.
Notre premier investisseur, Total, est aussi notre premier client. On lui a fait une offre pour l’utilisation de la monnaie électronique dans ses stations essence, et l’entreprise a compris que notre offre prenait beaucoup de place dans leur chiffre. Très clairement, Total veut se positionner sur le marché de l’utilisation des services digitaux. C’est même l’un de leurs axes stratégiques fort. Pour cela, Total voulait que nous étendions notre offre aux 38 pays dans lesquels ils sont présents en Afrique. C’est pour cela qu’ils ont investi dans notre structure. Aujourd’hui, nous sommes dans sept pays : Sénégal, Côte d’Ivoire, Mali, Burkina Faso, Guinée, Kenya et Cameroun. D’ici à deux mois, nous nous lançons au Maroc.
Il y a d’excellentes conditions à Dakar pour le développement des start-up (bonne connexion internet, incubateurs, fonds d’investissement). Pourquoi leur développement n’explose pas au Sénégal comme c’est le cas au Kenya par exemple ?
Le Sénégal est une terre où naissent beaucoup de start-up par rapport à nos voisins d’Afrique de l’Ouest, nous n’avons pas à rougir de ce côté-là. Ce qui nous fait défaut, c’est l’écosystème qui permettrait l’expansion de ces start-up. Elles naissent, mais ne grossissent pas, voire disparaissent si elles ne sont pas aidées à l’amorçage. Au Sénégal, il existe des incubateurs comme Jokkolabs, CTIC Dakar, mais ils ne sont pas assez forts.
Il faut réussir à créer un écosystème qui se nourrit lui-même : des entreprises fortes aident à coups de gros moyens les jeunes pousses, via les incubateurs par exemple ; et lorsque celles-ci deviennent fortes, elles financent l’incubateur qui les a fait grandir. Sauf que le Sénégal manque d’entreprises fortes pour aider les jeunes pousses à devenir des champions technologiques. Les seules sont les opérateurs Orange et Tigo, et tant qu’elles ne verront pas l’intérêt de mettre de gros moyens dans le développement des start-up, rien ne se passera.
Au Kenya, le M-Pesa (monnaie électronique kenyane) a explosé, car à un moment l’opérateur Safaricom a accepté de fournir aux développeurs une interface permettant de démocratiser le M-Pesa. Grâce à lui se sont développées la monnaie électronique et les start-up qui gravitent autour. En 2012, le M-Pesa au Kenya représentait 76 à 80 % des transactions électroniques d’Afrique. En 2018, il représente moins de 50 %, et en parallèle, l’Afrique de l’Ouest en représente 36 %. Cela arrive progressivement en Afrique de l’Ouest.
L’État n’a-t-il pas un rôle à jouer dans le développement des technologies ?
Il est clair que le secteur privé ne peut pas réussir tout seul. Si le Rwanda se développe rapidement, c’est parce que la politique de l’État dans le domaine est clairement affirmée. Kagamé va chercher Ali Baba, le géant chinois du e-commerce, et fait en sorte de lui mettre à disposition les conditions nécessaires à son développement. C’est encore lui qui va négocier une fibre optique et s’assurer qu’elle soit desservie partout, etc. Cette volonté politique est extrêmement importante.
Il y a eu quelques actes forts de la part de l’État au Sénégal : la promesse d’un Parc technologique numérique (PTN) avec des réductions fiscales dans la nouvelle ville de Diamniadio d’ici à 2020-2021 ; le financement de start-up technologiques à hauteur d’un milliard de francs CFA via la délégation de l’entrepreneuriat rapide (DER), ce qui ne s’était jamais fait.
Mais l’État manque d’une vision politique affirmée qui permettrait de faire naître des champions sénégalais des technologies à l’échelle de l’Afrique. On ne peut pas se satisfaire des deux multinationales Orange et Tigo. Le Sénégal doit avoir ses propres champions.
Beaucoup de chefs d’entreprise se plaignent de ne pas trouver les compétences qui correspondent aux besoins de leurs entreprises chez les jeunes diplômés sénégalais. Comment régler ce problème d’inadaptation entre les diplômes distribués et les besoins réels du marché ?
Chez InTouch, nous n’avons pas de problème pour embaucher, notamment car nous avons une diaspora forte. Ceux qui partent se former en Europe rentrent de plus en plus.
Mais plus largement, en ce qui concerne la formation, l’État n’est pas seul à faire défaut. Les entreprises doivent elles aussi fortement y contribuer. Au MIT, les entreprises sont les principaux financeurs, elles investissent dans la recherche et en profitent ensuite. Pour le Sénégal, on revient au problème déjà signalé plus haut : la faiblesse de nos entreprises. InTouch est encore trop faible, mais le jour où l’entreprise sera forte, elle investira dans la formation, c’est évident !
L’Afrique est-elle en train de doubler l’Europe en matière d’innovation ?
Cela serait très prétentieux de l’affirmer. Mais c’est certain que le « leapfrogging », c’est-à-dire le progrès par bonds, se fera de plus en plus. Le développement de la monnaie mobile en est une preuve concrète.
Mais le plus intéressant, c’est qu’on voit émerger des solutions à des problèmes purement africains. Pendant longtemps, les pays du Nord nous apportaient des innovations qui n’étaient pas toujours adaptées à nos besoins. Notre développement était limité, car nous n’innovions pas. La monnaie électronique a émergé parce que l’Africain n’a pas accès à la banque, au crédit. C’est dans ce sens que nous devons continuer à cheminer.
Quel sera le prochain « leapfrogging » ?
La banque digitale sans doute. Je pense qu’elle va se déployer de manière incroyable, certainement via des opérateurs téléphoniques et des pureplayers, des spécialistes en la matière qui proposent une offre disruptive complètement différente, digitalisée, où la Big Data est un enjeu majeur. Ils auront accès à ton WhatsApp, à ton Facebook, analyserons à partir de ces données quel genre de client tu es, et décideront si oui ou non ils t’offrent un crédit. C’est ce genre de chose qui arrive en Afrique. Le continent devient un terrain intéressant et les Gafa le comprennent. Ali Baba commence à y entrer, Amazon y travaille.
LEPOINT