Prix Nobel de la paix, célébré comme le père de la nation sud-africaine, réconciliateur des différents groupes déchirés par l’apartheid, Nelson Mandela a pourtant été au début de sa vie politique un nationaliste africain qui ne voulait plus de Blancs dans le pays, avant de se lancer dans la lutte armée.
Arrivé à Johannesburg en 1941, le jeune Mandela, alors âgé de 22 ans, a été brutalement confronté à une ségrégation dont il avait peu souffert auparavant lorsqu’il vivait dans sa région natale du Transkei (sud).
Sa culture politique naissante en fait un « nationaliste africain », selon ses propres termes: bien qu’imprégné de culture européenne, il aurait volontiers rejeté à la mer les colonisateurs blancs.
Il ne voulait pas de représentant des autres minorités dans le Congrès national africain (ANC), le mouvement alors exclusivement noir qu’il rejoint à cette époque. Pas plus qu’il ne voulait entendre parler d’une quelconque entente avec les communistes, eux aussi en pointe dans la lutte contre les discriminations raciales.
Verne Harris, responsable du programme de mémoire de la Fondation Mandela, voit trois ruptures dans l’évolution politique du grand homme.
« La première remonte au début des années 1950, quand il est passé d’une position africaniste, où les Blancs n’auraient aucun rôle à jouer dans la lutte de libération, à une approche multiraciale ». Un tournant qui s’explique par l’échec des premières actions de protestation contre l’apartheid, explique-t-il.
L’ANC s’est alors entendu avec des opposants venus d’autres milieux, y compris les communistes qui ont commencé à imprégner ses idées. Tous ont adopté en 1955 la Charte de la liberté, un texte offrant un avenir à tous les peuples d’Afrique du Sud dont Mandela était très fier.
Mais le combat pacifique pour ces idéaux n’a pas résisté à la répression du régime de l’apartheid. L’ANC a été interdit en 1960, tandis que Nelson Mandela, arrêté à plusieurs reprises, passait dans la clandestinité.
C’est alors qu’il a lancé la lutte armée, seule capable, selon lui, de pouvoir faire fléchir le pouvoir blanc. C’est, selon Verne Harris, la deuxième rupture dans son parcours politique.
« Pendant cinquante ans, l’ANC avait considéré la non-violence comme un principe central. Désormais, l’ANC serait une organisation d’un genre différent. Nous nous engagions dans une voie nouvelle et plus dangereuse, la voie de la violence organisée », a écrit dans ses mémoires Mandela, qui prendra la tête d’Umkhonto weSizwe (MK), la branche armée de l’organisation.
Sur la liste des « terroristes » jusqu’en 2008
Cette rupture est justement venue au moment où le président de l’ANC, Albert Luthuli, recevait le prix Nobel de la paix pour son combat pacifique contre l’apartheid. « L’ironie de l’histoire, c’est que Mandela a reçu le prix Nobel de la paix quand la lutte armée a cessé », sourit Verne Harris.
Dans un contexte de guerre froide où l’Afrique du Sud se présentait comme un bastion occidental contre le « péril rouge », Nelson Mandela est donc devenu « terroriste », une mutation revendiquée, mais aussi une image négative que les autorités de Pretoria se sont employées à lui coller à la peau. Son nom restera d’ailleurs sur la liste des terroristes aux Etats-Unis jusqu’en… 2008.
Après son arrestation en 1962, Mandela a répété pendant son procès que le recours au terrorisme n’était qu’une réponse à la violence du régime de l’apartheid.
Et de prononcer une plaidoirie en forme de profession de foi, annonçant le futur réconciliateur de la nation sud-africaine: « J’ai lutté contre la domination blanche et j’ai lutté contre la domination noire. Mon idéal le plus cher a été celui d’une société libre et démocratique dans laquelle tous vivraient en harmonie avec des chances égales. »
Mandela a passé ensuite vingt-sept années en prison. Il y a beaucoup lu des ouvrages en afrikaans (la langue de l’apartheid), pour mieux comprendre ses ennemis d’abord, et finalement arriver à les apprécier et à pardonner.
Alors qu’il devenait dans le monde entier un symbole de l’oppression de l’apartheid et que les sanctions commençaient à gêner le régime, Nelson Mandela a pris en 1986 l’initiative d’entamer des négociations secrètes avec ses geôliers.
« Je n’étais pas disposé à abandonner la violence sur le champ, mais je leur ai affirmé que la violence ne pourrait jamais être la solution définitive à la situation en Afrique du Sud », a-t-il écrit dans ses mémoires.
Libéré en 1990, il a connu sa troisième rupture, selon Verne Harris de la Fondation Mandela: « Les cadres et références marxistes ou socialistes profonds dans sa pensée ont alors été abandonnés, et une nouvelle sorte de cadre presque libéral a émergé. »
Le mur de Berlin venait de tomber, et Mandela, débarrassé de son étiquette « marxiste », était du coup beaucoup plus présentable pour les Blancs, qui allaient bientôt lui céder le pouvoir.
Son élégance naturelle et son sens de l’intérêt de l’Etat ont fait le reste, et Nelson Mandela est assez logiquement devenu le père de la nation, séduisant des adversaires d’hier qu’il s’est bien gardé d’humilier.