Ibrahim Boubacar Keïta a été réélu à la présidence du Mali, malgré un bilan très contesté. Interview d’André Bourgeot, anthropologue et directeur de recherches émérite au CNRS.
Par Nathalie Funes
Publié le 18 août 2018 à 17h59
Il n’y a pas eu beaucoup de suspens pour les résultats provisoires de l’élection présidentielle malienne, annoncés jeudi 16 août. La victoire d’Ibrahim Boubacar Keïta, 73 ans, ne faisait guère de doute. Après cinq ans au pouvoir, “IBK” entame un second mandat. Il va garder les rênes du pays dans un contexte difficile. Insécurité galopante, corruption endémique, bilan contesté… Le point avec André Bourgeot, anthropologue, directeur de recherches émérite au CNRS et spécialiste du Mali.
“Le Mali d’IBK est considéré comme le mauvais élève par ses voisins”
Quel bilan tirez-vous de la réélection d’Ibrahim Boubacar Keïta ?
IBK n’a plus de légitimité démocratique. Cela a été une élection sans électeurs. L’adhésion du peuple malien à sa personne a chuté de façon très nette par rapport au précédent scrutin présidentiel, il y a cinq ans. Pour l’élection du 12 août dernier, il faut regarder le taux de participation, nettement plus significatif que le pourcentage de réussite. En 2013, Ibrahim Boubacar Keïta avait été élu dès le premier tour avec 77,6% des voix. Et près d’un électeur sur deux, 49% très exactement, s’était déplacé. Cette fois-ci, IBK a fait un score plus faible, 67%. Mais surtout, le taux de participation est tombé historiquement bas, à moins de 35%. Quand les trois quarts de la population ne se déplacent pas pour aller voter, cela pose un très sérieux problème de représentativité de l’élu.
Comment expliquez-vous cette désaffection ?
Il y a eu tout un faisceau de circonstances. Au premier tour, le 29 juillet, IBK avait largement devancé son challenger, Soumaïla Cissé, qu’il affrontait pour la troisième fois, et l’opposition ne s’est pas mobilisé contre lui. Le match paraissait donc gagné d’avance. Il y a eu aussi la fraude généralisée au premier tour, menée par un président sortant avec tous les moyens de l’Etat entre ses mains et les risques d’insécurité [un président de bureau de vote au sud-ouest de Tombouctou a été tué par des djihadistes présumés au second tour, NDLR]. Et puis, bien sûr, il y a le bilan des cinq ans d’IBK, très négatif. Tout cela n’incitait pas beaucoup à sortir de chez soi pour aller voter.
IBK a déçu les Maliens ?
Enormément. Le slogan de la campagne présidentielle d’Ibrahim Boubacar Keïta en 2013, “Le Mali d’abord”, a été allègrement piétiné. Le pays est passé en deuxième, troisième, quatrième position… Pendant les cinq années de pouvoir d’IBK, cela a plutôt été : “Moi, ma famille, mes intérêts et ceux de ma famille d’abord”. La corruption a été considérable. On avait déjà pu mesurer l’ampleur de la déception de la population malienne ces derniers temps. Souvenez-vous. Le référendum du 9 juillet 2017, qui prévoyait une révision de la Constitution de 1992 pour créer un Sénat et mettre en place un régime parlementaire bicaméral, a dû être repoussé sine die, sous la pression de la société civile, descendue massivement dans la rue. Et avant le démarrage de la campagne présidentielle, IBK a été lâché par les principaux dignitaires religieux du pays, le Chérif de Nioro et Mahmoud Dicko, le président du haut conseil islamique du Mali, ce qui est assez inédit. Il y a cinq ans, Ibrahim Boubacar Keïta avait promis de ramener la paix et la fierté. Il n’a redonné aux Maliens ni l’une, ni l’autre.
Au contraire, les violences islamistes se sont étendues du nord vers le centre et le sud…
En 2012, les problèmes de sécurité étaient concentrés dans le Septentrion. Aujourd’hui, ils ont essaimé sur tout le territoire. Et les milices rebelles se sont multipliées. Aux 17 groupes armés officiels (qui ont fusionné en une seule entité, le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), se sont ajoutées nombre de brigades djihadistes. Les accords de paix d’Alger de 2015 entre les autorités maliennes et les groupes armés du nord sont au point mort. Rien n’a été appliqué depuis trois ans. Il n’y a visiblement pas de volonté politique de la part du gouvernement malien. Sans doute en raison du risque de régionalisation. Les formes larvées de fédéralisme ne peuvent fonctionner que dans un état fort. Et le Mali n’est pas un Etat fort. Serval [l’opération française lancée en janvier 2013 et remplacée par Barkhane en juillet 2014, NDLR] a été un succès militaire. Elle visait à empêcher les djihadistes d’atteindre Bamako, la capitale. Leur avancée a été effectivement stoppée à Diabaly et Konna. Mais c’est un échec politique. Les groupes armés ont proliféré, entraînant une déstabilisation de toute la région.
Le Mali serait donc devenu l’homme malade du Sahel ?
Toute la région est désormais ébranlée. Notamment au Niger, avec la création de l’Etat islamique dans le Grand Sahara, qui serait responsable de plus d’une dizaine d’attaques depuis sa création au printemps 2015. La question se pose de savoir s’il existe encore une territorialité nationale au Mali. Les nouveaux pouvoirs locaux autoproclamés se sont propagés. Le septentrion était déjà une zone de non droit. C’est exactement la même chose avec le Massina depuis un an. Comment restaurer la souveraineté de l’Etat ? Avec les forces régaliennes ? L’armée malienne est déconsidérée après les exactions qu’elle a commises contre les peuls. Le conflit meurtrier entre les éleveurs peuls et les cultivateurs dogons prend des proportions inquiétantes [une trentaine de civils ont encore été tués lors d’affrontements à Koumaga dans le centre, en juin, NDLR]. Le Mali est un enchevêtrement de contradictions et de difficultés qu’IBK ne semble pas en mesure de résoudre.
Vous voyez la situation empirer ?
Beaucoup pronostiquaient des affrontements entre les pros et les anti-IBK après les résultats de la présidentielle. Finalement, la situation, pour l’instant, reste relativement calme. Mais quelle est la marge de manœuvre d’IBK ? Je ne vois pas de capacité ni de volonté de sa part de renouer avec le peuple malien. Il est contesté dans son pays, il n’a pas été légitimé par les urnes. Il est regardé de façon de plus en plus circonspecte à l’extérieur. Emmanuel Macron a montré une forme de mécontentement en se rendant directement sur la base des forces françaises à Gao sans passer par Bamako, lors de son voyage au Mali, en mai 2017. Mais le problème, c’est qu’il n’y a personne pour le remplacer. La classe politique malienne ne se renouvelle pas. Les vingt-quatre candidats à la présidentielle étaient tous de vieux dinosaures. Le très populaire Ras Bath, susceptible d’incarner un renouveau, ne s’est même pas présenté. Opposition, communauté internationale… Finalement, tout le monde a joué la carte du pouvoir par sécurité.
Propos recueillis par Nathalie Funès
Nathalie Funes
Journaliste
Source: Nouvelobs.com