Monsieur Ibrahim Boubacar Kéïta, nos propos vont s’orienter, sélectivement, vers les frustrations inversement proportionnelles à l’élan de sympathie et de soutien que nos forces de défense et de sécurité nourrissaient pour votre personne avant votre accession à la magistrature suprême.
Nous nous intéressons, ici, aux raisons qui sous-tendent, de votre part, l’adoption de Décrets empêchant le Bureau du Vérificateur Général ou d’autres instances de contrôle crédibles de diligenter des enquêtes sur les magouilles entourant les achats d’arme. Ces magouilles ayant débouché sur des détournements massifs sont ainsi classées sans suite par le fait du prince. Beaucoup de vos proches sont impliqués de façon active.
Depuis la chute de la première République au Mali, le 19 novembre 1968, aucun chef d’Etat malien n’a bénéficié d’autant de légitimité populaire que vous avant son élection. Nous ne parlons pas des légitimités tronquées sorties des urnes à l’occasion de certaines élections avant la vôtre.
L’armée malienne n’était pas en reste, elle vous avait porté au pinacle.
Beaucoup de maliens estiment même que vous aviez remporté les élections présidentielles de 2013 dès le premier tour et que le souci de ne pas froisser les adversaires aurait motivé le nivellement de votre score vers le bas, pour justifier l’organisation d’un deuxième tour remporté haut la main.
L’armée malienne s’était largement rapprochée de votre cause.
Mais qu’en avez-vous fait ?
Nombre d’analystes politiques avaient estimé, et continuent de croire, que l’armée malienne était acquise à votre cause aux lendemains du changement de régime intervenu le 22 mars 2012. Pendant que certains hommes politiques étaient houspillés, arrêtés, vous et votre famille étiez protégés et absous par les militaires qui venaient de prendre Koulouba.
C’est le sort fait à cette armée par vous et vos proches qui nous préoccupe, ‘‘nous les peu, nous les rien, nous les gueux’’, dixit Léon Gontran Damas. Cette armée humiliée par manque de matériels parce que les achats d’armes, sous votre mandat, sont entachés, frappés du sceau de la scélératesse faisant de nos forces armées des hommes en guenilles que n’importe quel lascar peut rétamer pour peu qu’il dispose d’un petit engin de destruction légère. Destruction massive est une expression trop forte pour notre cas, sauf quand il s’agit des boucheries subies par nos villages dogon, peulh, sonrhaï et au sein de l’armée. Il n’y a pas longtemps, la salissure était la nôtre en entendant les paroles d’un homme, par ailleurs admirable, sur l’armée malienne : ‘‘une armée de traine-savates’’, ce sont les mots de Noël Mamaire, ancien journaliste, maire et député de Belges.
Cette armée qui était notre fierté, vous et certains de vos prédécesseurs l’avez mué en bandes de chairs à canon, sacrifiées par manque de matériels performants. Mais aucun de vos prédécesseurs n’a été autant soutenu que vous par ces hommes et femmes en uniforme.
Cette armée, à l’instar des autres maliens sur d’autres registres, est victime de spoliation sur les salaires, sur les primes d’opération, sur la vie ordinaire… Ces familles de militaires tombés sur le front vous observent. Elles comprennent que vous vous déplaciez en France auprès de votre homologue pour saluer la mémoire des soldats français morts au Mali. Dans le même temps, ces familles comprennent difficilement le manque de fonds évoqué pour expliquer le refus de ramener les corps de militaires maliens assassinés aux familles éplorées. Dans le même temps, des milliardaires surgissent au Mali comme par génération spontanée, comme par enchantement, gavés par les fonds détournés au ministère de la défense et ailleurs.
Monsieur Ibrahim Boubacar Kéïta, comment peut-on comprendre ce revirement spectaculaire ? Comment expliquer ce hiatus entre vos propos et la réalité de votre exercice du pouvoir ?
Les propos que vous teniez pour le redressement du pays (Kankelèn tigui) associés au travail de l’équipe qui vous avait accompagné de 1994 à 2000 comme premier ministre ; l’inversion des voix à l’issue du premier tour des élections présidentielles de 2002 dont vous avez été victime sont autant de faits qui avaient jeté les bases de l’engouement populaire pour votre personne.
Vous étiez le Gulliver malien face à des adversaires lilliputiens tant vous bénéficiez d’une adhésion populaire.
Les maliens ont fait de vous un ‘‘GRAND’’, Monsieur Ibrahim Boubacar Keïta parce qu’ils ont cru en votre parole, parce qu’ils ont cru que vous aviez la même philosophie politique et morale que vos ‘‘GRANDS’’ prédécesseurs pour qui ‘‘on attache un noble, non pas avec une corde, mais avec sa parole donnée’’. Oui cette philosophie était celle de Kaya Makhan, Soundjata, Touramakan, Soni Ali Ber, Askia Mohamed, Firhoun, Babemba, Koumy Diossé etc.
Monsieur le Président, dans notre démonstration, pour le moment, nous restons dans le cadre stricto sensu de la déconvenue consécutive à une initiative prise par notre association auprès du Bureau du Vérificateur Général. Courant janvier 2020, suite à des plaintes émanant de plusieurs Sous-officiers relatives à des prélèvements suspects sur leurs salaires et primes, nous avons adressé une requête au Bureau du Vérificateur Général afin qu’il se saisisse du dossier. La récurrence des plaintes devenait préoccupante et ne pouvait que nous interpeller. Mais le 24 avril 2020, nous avons été stupéfaits par la réponse du service juridique du Bureau du Vérificateur Général nous indiquant l’impossibilité, désormais, d’enquêter sur des faits relevant de l’armée.
Pourtant dans la loi N02012-009 du 08 février 2012, article 2, alinéa 2, alinéas 3 et 4 portant sur la mission du Vérificateur Général, il est spécifié qu’il doit ‘‘contrôler la régularité et la sincérité des recettes et des dépenses effectuées par les institutions de la République, les administrations civiles et militaires de l’Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics ; de procéder à la vérification d’opérations de gestion d’entreprises dans lesquelles l’Etat ou une autre personne publique détient une participation’’.
C’est sur la base de cette disposition législative que le Bureau du Vérificateur Général, sous la houlette du Vérificateur Général Monsieur Amadou Ousmane Touré et son équipe constituée de Messieurs Ly, Soumaré, Sam et Diawara, avait engagé, durant le premier semestre de l’année 2014 une grande enquête impliquant l’institution militaire et des personnes comme Soumeylou Boubèye Maiga, Mahamadou Camara, M. Kagnassy, conseiller à la présidence, des membres éminents du Ministère de la Défense de l’époque, des personnes sulfureuses de la Françafrique comme Marc Gaffajoli, proche de Michel Tomi etc.
Mais fort opportunément un décret présidentiel signé la même année, le 09 octobre 2014, s’invite pour paralyser toute possibilité d’enquêter sur l’armée par le Bureau du Vérificateur Général. Il s’agit du Décret N02014-0764/P-RM du 09 octobre 2014 fixant le régime des marchés de travaux, fournitures, services exclus du champ d’application du décret N008-485/P-RM du 11 août 2008, modifié, portant procédures de passation, d’exécution et de règlement des marchés publics et des délégations de services publics.
Nous laissons le débat juridique sur la non rétroactivité de la loi et la prééminence entre une loi ordinaire et un décret présidentiel. Ce qui importe, ici, est la façon dont ce décret vient mettre un coup d’arrêt aux actions du Bureau du Vérificateur Général sur le registre militaire.
Nous savons que, dans le pays auquel le Mali se réfère en matière de droit comme bon nombre de pays africains, le classement ‘‘secret défense’’ est une façon de garder le silence, non pas sur des secrets militaires indispensables pour la défense du pays, mais sur des crimes d’Etat que l’on soustrait ainsi à la justice.
Alors, Monsieur le Président, où est l’homme qui avait fondé sa campagne présidentielle sur la lutte contre la corruption ?
Nos pauvres militaires sont grugés avec des complicités actives et passives de ceux-là qui devraient mettre un terme à cette dérive nauséeuse. Le ver est dans le fruit, vos proches sont à la manœuvre pour dépouiller le pays.
Aujourd’hui, un fonctionnaire non corrompu est un fonctionnaire mort. Si vous refusez la corruption, vous êtes foutu parce qu’on fera tout pour vous placardiser. Refuser de participer à la curée, c’est assister à sa propre mise à mort.
Le passé vous a porté aux nues, le présent met à nu les contradictions de votre système. Que sera l’avenir ?
Vous avez encore la possibilité de reprendre le gouvernail. Pour le Mali, le chant du cygne n’est pas encore d’actualité. Les maliens, en général, méritent vraiment mieux de vous parce qu’ils vous avaient apporté un soutien aveugle. La vertu est pour celles et ceux qui savent mériter la confiance.
Le peuple malien et son armée vous avaient porté au pinacle et vous les avez fait tomber du pinacle Bravo !!!
Ont signé
Moussa Ousmane TOURE
Le Président de l’AMLCDF et chercheur
Yamadou Traoré
Président d’honneur Adjoint de l’AMLCDF et Analyste Politique