Au Mali le 11 janvier, en Centrafrique le 5 décembre : pour la France, deux opérations militaires se succèdent, décidées dans l’urgence par le chef de l’Etat, promises à l’efficacité, classiques dans leurs apparences. Dans les coulisses, ces guerres ont un autre visage. En témoignent plusieurs analyses de l’opération « Serval » rendues publiques, mercredi 4 décembre, au cours de deux réunions tenues à Paris par le service de santé des armées et le Centre de doctrine d’emploi des forces (CDEF) de l’armée de terre.
UNE PRÉPARATION DE LONGUE DATE
Une « excellente connaissance du milieu dès avant l’engagement », telle est l’une des premières conditions du « succès » de l’opération Serval, selon le chef d’état-major des armées.
La planification à froid de Serval a débuté en 2010 avec l’opération « Requin », conçue par l’armée de terre pour l’Adrar des Ifoghas, indique le général Patrick Brethous, commandant le Centre de planification et de conduite des opérations, le coeur du système, à Paris. Plusieurs exercices, consacrés à des raids ou à l’identification de groupes djihadistes, ont aussi été conduits en 2011 et en 2012 par la force Epervier basée au Tchad. Et l’armée a réservé des bandes passantes satellitaires pour ses drones, au début 2012. « Le groupe d’anticipation stratégique de l’état-major nous fournit les menaces à deux ans », a rappelé, mercredi, le général.
La « doctrine » d’emploi des forces, le guide des manoeuvres sur le terrain, est sans cesse actualisée. Fin 2012, celle du combat en milieu désertique a été opportunément révisée. « Nous venons de finir celle qui concerne le combat en milieu tropical », « manuel » pour la RCA, explique-t-on au CDEF.
Au lancement des opérations Serval et « Sangaris », l’armée a mobilisé ses unités d’alerte « Guépard », un système qui concerne à tour de rôle les régiments. Le 28 septembre, les unités qualifiées pour prendre l’alerte l’ont été sur un exercice dont le cadre était… la RCA.
COMMENT ON EMPLOIE LES FORCES SPÉCIALES
Elles sont toujours là les premières, et très en amont des troupes conventionnelles. Le 13e régiment de dragons parachutistes, spécialisé dans le renseignement, et le 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine ont été de toutes les opérations françaises en RCA, depuis 1979. Au Mali, l’interception des djihadistes le 11 janvier est le fruit de « l’expérience de plusieurs années de déploiement des forces spéciales à Sévaré », souligne le général Didier Brousse, leur ancien patron. 70 % du flux logistique partant de Gao vers le nord du pays se porte encore à leur profit.
Pour ce gradé, « cette campagne est emblématique de l’importance que revêtent aujourd’hui les forces spéciales dans le traitement des crises ». Serval représente aussi un nouveau modèle de travail avec les unités conventionnelles. Leur action conjointe vient d’ailleurs d’être formalisée dans une nouvelle instruction au nom obscur « PIA… 5 ». Appliquée en RCA.
De nombreuses opérations spéciales autonomes ont eu lieu au Mali, « dans les intervalles » de Serval, ou pour rechercher des cibles « à haute valeur ajoutée ». Mais « ces cas de figure sont de plus en plus rares, assure ce général. Le quotidien de nos forces est maintenant marqué par une coordination beaucoup plus étroite ». Elle passe par des prêts d’équipements rares (de guerre électronique, par exemple), la mutualisation d’hélicoptères ou un rapprochement du renseignement. Ce retour d’expérience n’est pas anodin : il va à l’encontre du « syndrome Donald Rumsfeld », qui pousse les politiques à ne garder que des moyens de haute technologie et des forces spéciales pour combattre. Un modèle auquel s’oppose l’armée française.
LES DÉFIS DE LA LOGISTIQUE
A 7 000 km de la France, sur des terrains immenses, avec des moyens budgétaires réduits, les guerres africaines restent des défis. « Ma priorité c’était l’eau, 10 litres par jour et par homme, soit 20 tonnes par jour à Tessalit », illustre le général Bernard Barrera, ancien commandant de la brigade Serval.
Dans les trois premières semaines de l’opération, 10 000 tonnes de fret, volume équivalent à ce qui est sorti d’Afghanistan en un an, ont dû être acheminées. Sur les six premières semaines, 360 rotations de gros-porteurs Antonov, loués, ont été nécessaires – une rotation coûte 500 000 euros.
Bien que les bases françaises en Afrique fournissent des appuis proches, l’opération malienne « nous a amenés en limite de rupture », souligne le général Brethous. La préoccupation logistique était première quand les forces ont mené, en février, une succession de quatre raids de 500 km vers le nord, jusqu’à l’Adrar des Ifoghas. Avant de prendre Tombouctou, pour dégager la piste de l’aéroport, on a parachuté, entre autres, un bulldozer de huit tonnes – une première.
« Nous n’avions pas d’ennemi capable de submerger même une section, car les katibas étaient surprises. Le vrai problème était la logistique », admet le général de Saint-Quentin, commandant de la force. « Tout le réglage des opérations s’est fait en fonction de ce que l’on pouvait se payer. »
La pression politique était forte pour une avance rapide et les soldats ont manqué de chaussures, de pièces d’artillerie ou même de Thuraya (téléphone satellitaire). « L’ordre était un résultat par jour », explique le général Barrera. La sollicitation extrême des matériels a rendu leur disponibilité moins bonne pour « Serval 2 ». En RCA, le volume de la force sera moindre qu’au Mali, mais le défi identique.
DES COALITIONS JAMAIS ACQUISES
Elles sont nécessaires pour « partager le fardeau » et « accroître la légitimité » des opérations actuelles, estiment les responsables politiques et militaires. Avant de lancer Serval, la France avait un autre scénario : celui de la libération du pays par les Maliens eux-mêmes, grâce à une nouvelle armée formée par la mission européenne EUTM. Les événements ont conduit à s’engager sans attendre, tout en formant les Maliens.
Mais les Européens rechignent à combattre : « La mutualisation des risques pose des difficultés à nos partenaires », explique dans un euphémisme le chef d’état-major de l’armée de terre, Bertrand Ract-Madoux.
Tandis que l’aide européenne se concentrait sur le renseignement et la logistique, la formation de l’armée malienne s’est organisée avec 22 pays, « internationalisée à l’excès », selon le général François Lecointre, ex-patron d’EUTM. Mais l’UE paie – elle débloque 50 millions d’euros pour la force africaine en RCA. Conclusion : « Ces organisations laissent finalement une grande souplesse aux chefs militaires. C’est “Faites au mieux, mon ami”. » La mission EUTM a ainsi été élargie à un audit complet de l’armée malienne.
PEU DE PERTES MAIS BEAUCOUP DE STRESS
Les opérations de type Serval sont peu meurtrières (8 tués à ce jour), mais causent de nombreux blessés. Elles obligent les équipes médicales à intervenir de manière beaucoup plus fine sur le terrain.
Le service de santé des armées dresse un état des lieux inquiétant en ce qui concerne le syndrome post-traumatique du soldat (PTSD). Déployées dans les six premières semaines de Serval (la phase offensive), les équipes du psychiatre Lionel Caillet ont soigné 350 militaires, 30 étant dans un état de stress aigu. De son côté, la cellule de réadaptation des blessés de l’hôpital Percy a dénombré 48 traumatisés psychiques sur 80 soldats touchés au Mali.
Si la guerre en Afghanistan reste à l’origine de la moitié des 935 cas soignés depuis 2002, « les nouvelles actions en corps expéditionnaire sont très pourvoyeuses en état de stress post-traumatique », souligne Patrick Devillières, chef du service médico-psychologique des armées. La détermination suicidaire des groupes djihadistes, les combats très rapprochés, la présence d’enfants soldats, l’expliquent au Mali.
Quelque 200 nouveaux cas de PTSD sont recensés chaque année, ils sont beaucoup plus nombreux, selon les associations. Un nouveau plan d’action des armées vise à mieux traiter le problème.
Source : le monde