Après la publication de deux recueils de nouvelles intitulés respectivement « Les larmes de Djoliba » (2003) et Rires et pleurs des orphelins (2012), Ibrahima Aya revient sur la scène littéraire avec un roman qui confirme ses talents d’écrivain : Le pays des éclipses. Ce retour en force intervient au moment où les lettres maliennes occupent une place prépondérante parmi les expressions littéraires du continent africain. Dans cette nouvelle parution, le choix du genre romanesque procède essentiellement d’une exigence littéraire.
L’écriture d’Ibrahima Aya s’inscrit dans la mouvance du baroque et du postmodernisme qui ont permis à la littérature africaine, au cours de ces dernières décennies, de donner la pleine mesure de ses potentialités créatrices. Loin de céder à une quelconque mode, le romancier malien, à l’instar d’autres écrivains, s’attèle à une appropriation totale et sans complexe de la création littéraire, à travers des formes aussi diverses que le paradoxe, l’hétérogène, l’éclectisme, la transgression et la subversion des codes dominants. Ces différents procédés ont tendance à alimenter un comique omniprésent qui exploite la moindre faille, la moindre contradiction, la moindre incohérence dans le langage et le comportement des personnages.
A cet égard, le titre même du roman fonctionne à la manière d’un référent symbolique : « l’éclipse s’éternise dans la Grande-famille, alors celui qui aime la lumière risque d’être malheureux pour longtemps. » En termes plus clairs, l’éclipse dans la Grande-famille (la nation) renvoie à la privation de lumière et, par extension, au manque de transparence érigé en système de gouvernance.
Les classes régnantes mobilisent les populations autour de cérémonies pompeuses qui usent de prétextes fallacieux : construction de toilettes, fabrique d’engrais à base de déchets organiques, fabrique de désodorisants, concours de salubrité, concours de beauté, enquêtes sur les besoins des femmes, etc.
C’est à un véritable jeu de cache-cache que se livrent partisans et adversaires de ces fumeuses réalisations dont l’existence même est tantôt défendue tantôt contestée, à coup d’arguments et de contre-arguments. Au fil des cérémonies et des célébrations officielles, l’école se transforme en une véritable pépinière pour l’organisation de haies d’honneur. Outre cette intrusion préjudiciable à l’institution scolaire, d’énormes sommes d’argent sont détournées, sans qu’il y ait, en contrepartie, le moindre impact sur ce qui est inutilement et pompeusement célébré. Monsieur Bourgou, un des rares instituteurs intègres, s’emploie à déjouer le dispositif mis en place pour récupérer l’école à des fins mercantiles et politiques. Aussi, est-il souvent puni ou arbitrairement muté. L’enseignant qui est désigné sur le tas pour le remplacer se montre incapable de sauver les meubles, aussi bien au plan pédagogique que moral.
Le père de Mame, lui, est condamné à finir ses jours dans un bagne inhospitalier, pour tentative de sédition. Bien que celui-ci soit réduit à vivoter et à produire des déchets au jour le jour, il est convaincu de la justesse de la cause pour laquelle il consent l’ultime sacrifice : « …au lieu de forer de l’eau, on creuse des tombes ». Une question est inscrite en filigrane dans la fiction narrative, celle de la place insignifiante réservée à l’être humain dans un système qui est presqu’entièrement tourné vers la culture marchande. On assiste, ainsi, à un recul inquiétant de l’humanisme dans une société en perte de repères.
Le narrateur s’emploie, à travers un humour salvateur, à déjouer les sombres machinations habilement montées par les marchands d’illusions pour abuser et exploiter « les populations locales ». L’auteur ne manque pas, à ce niveau, de faire un clin d’œil à la révolution de mars. Par ailleurs, lors de la cérémonie organisée pour les récipiendaires du concours d’attribution de trois toilettes, le chargé de l’affaire, Monsieur Bedon, est trahi par un lapsus qui fait peser le doute sur la réalisation éventuelle de ces latrines. Il est ainsi pris à son propre piège.
Dans la même optique, l’assesseur commet une faute grammaticale qui cache en réalité un double langage : « … on est en train bientôt de réaliser la plus grande entreprise jamais construite … ». Le mélange incongru du présent et du futur simple de l’indicatif traduit une hésitation à situer les faits avec précision, et, par conséquent, un manque de sincérité.
Au total, le lecteur découvre les multiples facettes d’une société en proie à toutes sortes de maux : hypocrisie, corruption, gabegie, mauvaise gestion, trafic de diplômes, usurpation d’identité, faillite de l’école et de la justice, effritement des valeurs morales et sociales, arrestations et déportations arbitraires, etc.
La souplesse, le desserrement et la mobilité de l’intrigue permettent au narrateur d’y insérer, au gré de son inspiration féconde, une matière très riche qui a été glanée en amont.
L’onomastique lui offre, par exemple, l’opportunité d’étoffer son registre comique, à partir de noms ou de prénoms insolites voire provocateurs et iconoclastes. En outre, l’humour constitue un moyen particulièrement efficace autant pour désamorcer la tension que pour traiter des problèmes sérieux sur un ton plaisant. Selon la formule de Denise Jardon, « le comique est irrévérencieux, non seulement envers la vie, la mort, Dieu, les institutions quelles qu’elles soient, mais aussi envers l’homme et ses multiples vanités et sottises.
Désacraliser c’est toucher souvent à des sujets difficiles, c’est oser traiter de questions graves avec désinvolture, c’est être sur une corde raide à la limite de l’acceptable » (cf. Denise Jardon, Du comique dans le texte littéraire, De Boeck/Duculot). Le comique fait descendre les gens prétentieux de leur piédestal, en les montrant sous leur vrai jour, comme certains personnages en font l’amère expérience dans Le pays des éclipses : Bedon, l’assesseur, Monsieur Bail et oncle Fènè, entre autres. Les dialogues constituent, à titre indicatif, des chefs-d’œuvre d’humour où la folie des grandeurs est proprement mise en procès et démystifiée par de petites gens dont la clairvoyance n’est jamais prise à défaut.
En définitive, le mérite revient à Ibrahima Aya d’avoir su exploiter judicieusement l’ensemble des ressources linguistiques et littéraires utilisées dans son travail de création. Il importe d’apprécier, à leur juste valeur, toutes les qualités de ce roman brillamment conçu et mis en forme, afin d’en tirer les enseignements nécessaires pour la littérature africaine en constante mutation. Le pays des éclipses fait certainement partie de ces romans qui « dévoilent l’expérience et la sensibilité africaines par le dedans, telles que l’Africain lui-même les voit, et non pas déformées par le prisme d’une intelligence abstraite enracinée dans une autre culture » (Albert Gérard, études de littérature africaine francophone, NEA, 1977). C’est son double rapport au langage et au monde que l’auteur exprime de la manière la plus convaincante qui soit, avec sa sensibilité propre. Il contribue ainsi, de manière déterminante, au renforcement et au renouvellement du champ littéraire africain.
Mamadou Bani Diallo
Critique littéraire