Un signe fort précède toujours la mort des grands hommes. Sankara, dans sa candeur et fidélité habituelles, se livrent à un entretien avec des journalistes et des représentants de toutes les sensibilités du Burkina, à la veille du 04 août 87. Dans cet entretien qui s’avère aujourd’hui historique, le camarade Président du Faso aborde sans détour les dissensions, les rumeurs sur un éventuel coup d’Etat contre sa personne. Son dernier message n’est autre que le dialogue et la tolérance qu’il prône, même, à l’endroit de ses assassins…
La tolérance et le dialogue
La révolution va tout droit, dans le sens des intérêts des masses populaires ; mais les problèmes que la révolution a à résoudre sont des problèmes qui se trouvent à droite comme à gauche. C’est pourquoi l’on peut nous retrouver tantôt à droite tantôt à gauche pour maintenir le cap, pour imposer l’axe principal des intérêts fondamentaux des masses. Les organisations qui sont membres du Conseil national de la révolution ne freinent pas la marche de la révolution. Bien au contraire. En ce sens que d’abord ces organisations sont fondamentalement d’accord sur l’objectif de la révolution. Ces organisations plurielles apportent des points de vue, des nuances, qui, certes, entraînent des divergences dans les analyses, dans les appréciations des diverses questions ; mais ces nuances-là constituent pour nous des enrichissements qui nous évitent d’être enfermés dans l’unicité de la voie de la pensée, du raisonnement et de l’action ; ce qui finit par affadir la révolution peut aussi la priver de tous les apports positifs. Les oppositions qu’il y a entre organisations ne sont des oppositions d’ordre antagoniste, par conséquent elles ne se résolvent pas de façon exclusive mais au contraire se résolvent par des échanges francs, peut-être houleux. Mais quoi de plus souhaitable quand tous ces débats, toutes ces oppositions même, ces frictions n’ont pour but que de faire triompher, par l’organisation, la voie la plus juste ?
… A propos des dissensions entre Henri Zongo, Blaise Compaoré, Boukary Lingani et moi, je vous dis tout de suite que c’est faux. Mes meilleurs informateurs, ceux qui viennent me dire « Attention, on dit ceci, on dit cela », c’est Blaise Compaoré, c’est Henri Zongo, c’est Lingani Jean-Baptiste.
C’est vrai que le jour où ces gens-là ne me diront plus la vérité parce que l’ennemi leur aura fait du mal, ce sera une grande perte (…)
Je connais un responsable politique qui, un jour, est allé voir le commandant Lingani pour lui dire : « Mais… il parait que… qu’on a voulu arrêter un tel… qu’on a voulu faire telle chose. » Je connais un responsable politique tout à fait sincère qui est venu me voir, pour me dire : « Il parait que vous avez tenté d’arrêter le capitaine Blaise et que c’est sur son chauffeur qu’on a tiré. » alors j’étais heureux, car le même capitaine Blaise était au fond, dans la salle à manger. C’est donc Blaise lui-même qui est sorti pour expliquer. On pourrait peut-être penser que je l’avais enfermé dans la salle à manger, mais ce serait alors une prison agréable que d’avoir tout à l’œil !
Le chauffeur du capitaine Blaise était effectivement absent. On disait : « Est-ce que vous voyez encore le chauffeur ? Il a été tué, il a été abattu. » Mais, en réalité, le chauffeur était parti en stage. J’ai appris, il n’y a pas longtemps, que le commandant Lingani allait être mis à la retraite. A la retraite de quoi ? Je ne sais pas. Si c’est à la retraite de l’armée, c’est lui qui sait, c’est lui le commandant Lingani, commandant en chef des Forces armées et ministre de la défense, qui le sait. Mais si c’est à la retraite de la révolution, là c’est grave parce qu’il joue un rôle dirigeant tellement important que s’il va à la retraite de la Révolution, nous allons tous partir ensemble.
On me dit que le capitaine Henri Zongo est en dissidence, qu’il n’est pas d’accord, qu’il est parti, qu’il a même été arrêté et enfermé. Mais qui mieux que lui, peut me donner les informations qu’il apprend ? Du moins ce que lui aussi apprend, parce qu’il ne peut avoir toutes les informations du pays. Il peut dire « Attention, si les gens ont dit telle chose, c’est parce qu’ils ont compris ceci ou cela. »
Parfois ça fait rire, mais parfois ça ne fait pas rire du tout. Quand on pense que ça a inquiété et troublé des militants sur le terrain ! Non, rassurez-vous ! Ainsi qu’eux-mêmes, Lingani ou Blaise ou Henri, ont eu à le déclarer, nous ne sommes pas venus à la révolution par une campagne électorale, nous ne sommes pas venus à la révolution par un jeu de cartes. C’est une lutte politique de révolutionnaires qui acceptent d’assumer des tâches, des fonctions, qui font face aux missions qui leur sont confiées, et puis c’est tout. Chacun occupe un poste déterminé.
Et en plus, rien ne se fait sans que nous ne discutions sérieusement et âprement. Et nous avons traversé tellement d’obstacles, de revers dans notre vie que ce ne sont pas quelques rumeurs qui viendraient à bout de cette unité dont nous avons besoin. Je crois que le peuple a besoin de cette unité-là. Maintenant, il y a des gens qui rêvent de cela : comment faire pour nous opposer ? Je regrette de devoir dire que mes camarades eux-mêmes viennent me dire ce qu’ils apprennent, que moi aussi je leur dis ce que j’apprends, et ainsi de suite. Parce que, en le disant, je vais couper l’herbe sous les pieds des détracteurs qui allaient, de temps à autre, voir untel ou untel. Malheureusement, quand vous allez voir l’un d’entre nous, tous les quatre le sauront. Ça a toujours été comme ça, jusqu’aujourd’hui. Je crois que cela nous a beaucoup aidés. Cela nous a beaucoup sauvés. Cela nous a beaucoup enseignés.
Je crois qu’on ne peut pas définitivement supprimer la corruption dans le monde et dans notre pays tant qu’à tous les niveaux, toutes les tâches de transformation de la société n’auront pas été accomplies et même tant que notre environnement économique, politique, social n’aura pas lui aussi été sur des positions qui favorisent la lutte contre la corruption. Il y a des corrompus parce qu’il y a des corrupteurs.
Même le jour où il n’y aura plus de corrupteurs au Burkina Faso, il se pourrait qu’il ait des personnes à l’étranger, des personnes que nous ne contrôlons pas qui croient encore à la corruption et en la force de la corruption pour résoudre les problèmes, qui vont être là pour piéger, tenter, séduire, soudoyer des Burkinabés. C’est pourquoi de tous les maux de la société, le mal est toujours en avance du point de vue de l’imagination sur le bien. C’est pourquoi, également, les corrupteurs trouvent toujours des méthodes de corruption.
Nous avons trouvé une méthode pour lutter contre une certaine forme de la corruption. Eux ont créé une nouvelle forme de corruption, à nous de trouver encore de nouvelles méthodes. Mais ces nouvelles méthodes, quelles qu’elles soient, supposent que le peuple lui-même combatte la corruption, dénonce les corrompus, les corrupteurs, les cas de corruption ; et que nous n’hésitions pas à sanctionner tous ceux qui ont pu être corrompus, traduire en justice toutes les formes de corruptions […] Cela se fait, mais j’estime à mon avis que ce n’est pas encore suffisant. Ce n’est pas parce qu’on parle de lutte contre la corruption au Burkina que nous serions le pays le plus corrompu. Non. Même ceux qui ne parlent pas de corruption ont des corrupteurs chez eux. Et tous ceux qui essaient de tenir des discours sur la lutte contre la corruption ne sont pas forcément si innocents que cela. Ils sont nombreux parce qu’ils ont peur de la Commission populaire de lutte contre la corruption. Ils font tout pour que la Commission n’agisse pas. Ils disent qu’elle est inutile, inefficace, dévalorise le régime et ses dirigeants, règle des comptes.
Nous avons de plus en plus de raisons d’admettre, de comprendre, de croire, qu’il faut perfectionner tous nos moyens de lutte. Pas seulement des moyens armés mais aussi sur le plan idéologique. Que chacun ait assez de moyens, d’armes idéologiques pour répondre aux manœuvres de l’impérialisme. Les moyens qu’on pouvait par exemple utiliser pour tromper notre peuple en 1983 ne sont plus valables en 1987 et demain sûrement (grâce à l’acquisition de ces armes) nous ferons reculer les limites des moyens d’action de l’impérialisme.
Je voudrais que nous retenions que l’année politique qui vient de s’écouler (1987, ndlr) a été une année qui a mis notre révolution à l’épreuve des contradictions de tous genres. Il reste certainement des contradictions que nous n’avons pas encore connues. Nous avons vu d’autres révolutions naître et évoluer, parfois mourir. Il nous est parfois arrivé de penser que cala n’arriverait qu’aux autres. Eh bien, cela peut aussi nous arriver.
Je pense que les révolutionnaires doivent se convaincre d’une chose : c’est qu’il n’y a pas de faiblesse à utiliser le débat démocratique pour faire triompher ses idées. Au contraire ! Chaque fois qu’un révolutionnaire gagne à lui une personne à partir d’un débat franc, sincère, courageux, eh bien ! il renforce sa révolution. Chaque fois que le révolutionnaire est obligé d’écarter, de repousser quelqu’un, qui qu’il soit, parce qu’il estime, lui, la révolutionnaire, avoir expliqué en vain ; eh bien, c’est une perte ! Il faut qu’on se le dise. Il faut qu’on se dise qu’il y a plus de personnes qui se posent la question : « Qu’est-ce que la révolution ? » que de personnes qui savent ce que c’est, qui aiment la révolution, qui sont déjà prêtes pour la révolution.
Donc, notre combat est un combat d’êtres humains qui doivent avoir le courage révolutionnaire de surmonter toutes les difficultés que nous rencontrons. Ne pas nous laisser aller au sentimentalisme et au subjectivisme. Ne pas nous laisser aller au découragement, à la peur, ne pas nous contenter de solutions faciles et expéditives. Ne pas nous laisser mener par l’excitation que certaines personnes auraient découverte pour nous aiguillonner vers les directions qu’elles choisissent.
On vous pousse par la critique, par les attaques, par la provocation même, et vous réagissez comme un homme programmé. Dans ces conditions aussi, on peut programmer votre perte. Justement là où l’on veut que nous réagissions de façon brutale, en nous abandonnant, nous devons garder le calme et la réserve nécessaires. C’est ça garder son intelligence pour économiser ses forces ; éviter de se laisser exciter.
Le sentimentalisme, c’est réagir sur la base de nos propres sentiments. Il m’a insulté, je ne suis pas content, donc nous allons nous affronter. J’emploie tous les moyens dont je dispose pour l’affronter. Si nous devions agir ainsi, nous perdrions toute la capacité de mobilisation dont nous avons besoin pour faire avancer le processus révolutionnaire.
Mais je ne méconnais pas qu’il y a tous les jours de la provocation sur le terrain et souvent on me demande : « camarade président, voici les preuves qu’untel a fait ceci, a fait cela contre votre personne. Qu’allez-vous faire ? Faites quelque chose. » Non, justement, il ne faut pas réprimer à ce moment-là. Ce n’est pas normal. Au contraire : il a fait ceci ou cela, ce n’est pas bien, qu’allons-nous faire pour qu’il ne recommence plus ? Il y a la possibilité d’utiliser l’arme de la coercition, mais il y a aussi la possibilité d’utiliser une autre arme qui est plus difficile, qui est l’arme du débat
(…) Chaque fois que nous acceptons le débat, le dialogue en tant que révolutionnaires, sur nos principes, sur nos positions, nous ne faisons qu’avancer. Mais chaque fois que nous refusons le débat, chaque fois que nous refusons le dialogue, nous ne faisons que reculer.
Je voudrais dire aussi que si des personnes ont eu à fauter, il nous appartient à nous en tant que révolutionnaires d’avoir le courage de trancher leur cas sans sentimentalisme, c’est-à-dire ne pas avoir peur de prendre certaines décisions mêmes si elles doivent être fermes, d’avoir le courage, face à la faute et à sa gravité, la force de savoir œuvrer pour mettre les camarades sur une ligne qui sera la ligne de la révolution, la ligne des masses.
Nous devons traiter chacun avec un esprit humain parce que nous avons affaire à des hommes qui, dialectiquement, peuvent redevenir de vrais combattants révolutionnaires. Nous devons croire et ne jamais penser qu’un homme est perdu définitivement. J’invite tous les militants à comprendre que chaque année, nous devons nous dépasser. Ce que nous n’avons pas accepté en 87, nous devons l’accepter en 88. Et demain, nous devons être un exemple grâce à un dépassement de nous-mêmes.
La patrie ou la mort ! Nous vaincrons.
Propos retranscrits par Roland Ouédraogo
Source : Le Pays