Le Burkina Faso tient sans doute une chance historique de bâtir une démocratie revitalisée. A condition qu’acteurs et partenaires mesurent bien les particularités du challenge
Savoir triompher après voir pu vaincre. Telle était la difficulté que n’avait pas réussi à surmonter le général carthaginois Hannibal Barca, stratège hors pair, mais piètre conquérant. Tel est aussi le principal défi que doivent relever presque toutes les révolutions. En effet, celles-ci peinent régulièrement dans la définition du meilleur mode de gestion possible de l’après-insurrection. Pour les vainqueurs, il faut après qu’ils soient redescendus des cimes de l’euphorie trouver le bon chemin qui permettra d’affronter les nouvelles réalités et les attentes pressantes. L’exercice se révèle inévitablement périlleux, quelle que soit la conscience qui y est investie. L’idéal peut se fracasser très tôt sur les écueils d’un quotidien qui ne change pas assez vite, ou s’embourber très facilement dans le marécage des réformes engagées sans préparation. Le risque devient alors réel de voir l’enthousiasme populaire se muer irréversiblement en profonde désillusion. Cette dernière faisant à son tour le lit du retour des forces anciennes et de la résurrection de pratiques que l’on pensait exorcisées.
La croisée des chemins où se trouve le Burkina Faso aujourd’hui est bien connue des pays du Sud où s’est produit un changement radical, les derniers en date étant les Etats ayant expérimenté les conséquences variées du printemps arabe. La situation de notre voisin s’assimilant à un véritable saut dans l’inconnu, on ne peut que souhaiter à nos frères burkinabè d’avoir l’intelligence politique de forger une Transition équilibrée qui les mènera vers un nouveau chapitre de leur histoire. Il importe cependant pour eux d’admettre que la sortie de 27 ans d’un pouvoir personnel très fort ne se fera qu’en acceptant un nombre raisonnable de compromis de confiance et en évitant les postures rigides qui sous d’autres cieux ont creusé des fractures profondes dans des Etats en réapprentissage démocratique. Il importe aussi pour eux de prendre conscience que le Faso par l’émergence progressive d’une société civile organisée et qui doit être confortée dans ses pratiques les plus positives se voit octroyer une chance historique de bâtir une démocratie de qualité enviable au terme de sa Transition.
Mais en attendant que les choses se décantent véritablement, ce qu’on perçoit le plus nettement chez les acteurs de la Révolution du 30 octobre, c’est la difficulté à établir un mécanisme d’exercice consensuel du pouvoir dans lequel s’équilibreraient les influences respectives de l’armée, incontournable dans sa fonction stabilisatrice face aux poussées possibles de violence et aux impératifs de la sécurisation du territoire ; des forces politiques de l’opposition qui ont eu le mérite de créer un front uni pour mener le combat contre la modification de l’article 37 de la Constitution ; et la société civile, auteur de l’impulsion décisive qui a transformé une démonstration de protestation en un mouvement insurrectionnel populaire. La première s’estime la plus organisée des parties, et par conséquent donc la plus compétente à encadrer une période qui verra inévitablement se radicaliser les ambitions. La seconde ne dissimule pas sa crainte d’un revirement de la Grande muette qui passerait alors du statut d’arbitre à celui d’acteur et elle s’emploie ouvertement à endiguer la montée en influence des leaders de la société civile qui lui font de plus en plus ombrage. La troisième cache assez mal ses préventions à l’égard des politiciens et cherche à capitaliser au maximum le rôle d’avant-garde qu’elle estime avoir joué dans la chute du président Compaoré.
DÉFINITIVES ET DISCUTABLES. Cette complexité des relations entre les trois composantes majeures du camp des vainqueurs ne constitue pas un obstacle rédhibitoire à la réussite de la Transition. Mais elle représente, en elle-même, un facteur de forte incertitude qui devrait inciter à la pondération les prétendus « africanologues » en panne de théorie qui brodent déjà sur le caractère dissuasif qu’aurait le renversement de Blaise Compaoré sur tous les dirigeants africains qui seraient tentés de prolonger leur séjour au pouvoir en modifiant la Loi fondamentale de leurs pays. Ceux qui tirent ces conclusions aussi définitives que discutables devraient se rappeler de deux faits très significatifs. Primo, huit pays de notre continent ont aménagé leur Constitution à l’avantage de leurs leaders sans s’attirer d’autre réaction de l’Union africaine et de la communauté internationale que l’expression d’une très courte émotion.
Secundo, l’ex chef d’Etat du Faso ne s’était pas laissé fléchir par les mises en garde récentes que constituaient le désaveu d’Abdoulaye Wade balayé dans les urnes après avoir imposé sa lecture très personnelle de la révision constitutionnelle et la déconfiture de Mamadou Tandia renversé par un coup d’Etat alors qu’il bouclait un laborieux montage juridique pour s’octroyer la possibilité d’un troisième mandat présidentiel.
En fait, la démocratie en Afrique est parcourue par des phénomènes contradictoires qui interdisent un étiquetage péremptoire. Des successions polémiques (Gabon et Togo) paraissent s’être désormais consolidées. Des présidents vétérans (Zimbabwé, Ouganda, Cameroun, Soudan) donnent l’impression d’avoir franchi victorieusement les périodes de contestation de leur autorité. A l’inverse, certains Etats (Zambie et Ghana) se signalent par des alternances apaisées en dépit de rivalités politiques clivantes. Il faut donc avoir l’honnêteté d’analyser ces différentes Afriques politiques situation par situation, et éviter les généralisations artificielles qui ont caractérisé le regard porté par le Nord sur le pompeusement dénommé « Printemps arabe ».
L’OBSTINATION À RESTER. Dans les pays arabes concernés par les révolutions populaires, l’analyse occidentale avait minoré le rôle relativement stabilisateur joué par les pouvoirs forts pour se focaliser uniquement sur les dérives collatérales qui en ont découlé, notamment les excès et la morgue d’une nomenclature accapareuse. Mais le plus grave est que cette analyse s’était illusionnée sur la force réelle d’une société civile outrageusement montée en épingle, mais qui s’est avérée plus présente sur les réseaux sociaux que rassembleuse de simples citoyens. Elle avait feint d’ignorer la faiblesse ou l’absence d’une force politique d’opposition capable de s’approprier des commandes de l’Etat après la chute du pouvoir ancien. Elle avait enfin sous-estimé la capacité d’émergence et le pouvoir de nuisance des forces négatives, essentiellement djihadistes, qui opéraient alors à la marge et à qui l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat allait ouvrir un champ nouveau d’action.
Les thuriféraires du printemps arabe se sont bien gardés de revisiter leurs affirmations. Mais est-il besoin qu’ils le fassent lorsque tout citoyen moyennement informé constate maintenant l’immensité des efforts déployés par les « printaniers » pour rétablir ne serait-ce qu’un début de normalité dans la situation socioéconomique et un seuil acceptable de sécurité ? Le Burkina Faso a aujourd’hui l’avantage de pouvoir s’instruire utilement des erreurs libyennes, tunisiennes et égyptiennes aussi bien pour conduire sa Transition que réhabiliter sa démocratie. Il a aussi la chance de compter dans les rangs de l’opposition politique des personnalités d’expérience avérée en matière de gestion étatique et pourrait (si les querelles politiciennes ne viennent pas dégrader le futur quinquennat) s’éviter les errements amenés par le manque des compétences au sein des Frères musulmans, du parti islamiste Ennhada et des opposants libyens.
Autre point qui retient inévitablement l’attention de tous : au moment où Blaise Compaoré s’efface de la scène publique de son pays, une interrogation demeure. Comment une personnalité politique qui s’est impliquée dans la résolution d’autant de conflits internes sous-régionaux n’a-t-elle pas pressenti la gravité des tensions qu’elle-même suscitait dans son propre pays par son obstination à demeurer au pouvoir ? La réponse se trouve sans aucun doute dans l’image ambivalente qu’a laissée l’ex président du Faso dans son rôle de négociateur. En réalité, on craignait plus Blaise Compaoré pour son habilité à instrumentaliser certains protagonistes des crises qu’il traitait que l’on ne l’admirait pour sa capacité à dégager des solutions consensuelles. Deux points sont à rappeler et qui soulignent les limites du président-médiateur. Le premier est que l’ancien chef d’Etat n’est jamais apparu auprès de ses propres compatriotes comme un dirigeant prédisposé au dialogue et à la concession. Il a toujours traîné le boulet de ce qu’on pourrait appeler, en ce qui le concerne, le soupçon originel. Celui d’une éventuelle responsabilité dans la mort de Thomas Sankara, responsabilité que la croyance populaire lui a toujours imputée. Ce préjugé a été ensuite alourdi par l’impunité garantie à son frère sur lequel pesaient de lourdes présomptions dans la mort du journaliste Norbert Zongo en 1987.
Ces deux dossiers, tout comme le harcèlement impitoyable des opposants, ont valu à Blaise Compaoré sa réputation de dirigeant sans état d’âme, et surtout redouté par ces compatriotes. Cette réputation a été significativement ébranlée par les mutineries successives qui amoindrirent le préjugé d’omnipotence et revitalisèrent la pugnacité de ses opposants, parmi lesquels se trouvaient nombre d’ex compagnons de route qui ne se voyaient d’autre avenir que dans l’alternance. L’ancien chef de l’Etat, isolé comme peuvent l’être les tenants d’un pouvoir personnalisé, a-t-il sous-estimé l’effritement du contrôle qu’il exerçait autrefois sur les événements? Certainement, car la manière dont a été menée l’opération « Modification de l’article 37 » trahissait tout à la fois un mépris certain pour ses opposants et la volonté d’en terminer rapidement par un passage en force.
UN SIMULACRE DE CONCERTATION. Le deuxième point à souligner est que dans les dossiers qu’il a eu à traiter, Blaise Compaoré n’a jamais démontré cet art tout particulier de la médiation à l’africaine que possédaient par exemple les doyens Félix Houphouët-Boigny et Omar Bongo. Art qui combinait de manière subtile l’utilisation d’un encyclopédique carnet d’adresses, le recours à la bonhomie grondeuse que seuls peuvent s’autoriser les ainés reconnus comme tels et l’octroi de substantielles compensations aux interlocuteurs qui savaient se monter attentifs à l’argumentaire du médiateur. La méthode Compaoré était toute autre. Elle consistait à muscler délibérément les capacités d’un des protagonistes pour obliger l’autre (ou les autres) à la concession. Ce jeu ambigu s’exerça sans considération de la qualité des partenaires choisis, car l’ancien président s’était appuyé sur les interlocuteurs aussi peu recommandables que l’avaient été le RUF en Sierra Leone et Charles Taylor au Libéria. Plus récemment nos compatriotes ont eu à déplorer l’extrême sollicitude de Blaise Compaoré vis-à-vis du MNLA qui avait pignon sur rue à Ouagadougou et entendait certaines de ses prises de positions les plus contestables recevoir l’onction du médiateur.
L’ex-chef d’Etat n’a donc pas développé à la faveur de ses actions de médiation une faculté d’écoute sortant de l’ordinaire, encore moins une culture de l’empathie. Il est resté fidèle à sa méthode coutumière, la recherche d’un rapport de forces qui lui soit favorable. C’est cette philosophie qui a prévalu quand il s’est agi de mener à bien la tentative de révision constitutionnelle. Blaise Compaoré n’a pas dérogé aux convictions qui l’ont habité pendant sa gouvernance : l’opposition fragmentée et capable seulement d’une union précaire n’acquerrait jamais la capacité suffisante pour lui faire barrage ; la contestation populaire ne serait qu’un feu de paille et s’éteindrait devant le constat du fait acquis ; et l’échec du simulacre de concertation servirait de justification au passage en force.
Si l’on mesure à leur juste force ces trois convictions présidentielles, on comprendra aisément pourquoi l’ancien chef de l’Etat n’a pas accordé à la mobilisation exceptionnelle du 27 octobre dernier l’attention que celle-ci méritait et pourquoi au lieu de prendre la précaution élémentaire d’un report de la séance de l’Assemblée nationale, il a, au contraire, voulu précipiter les choses en avançant l’heure des travaux du Parlement de 16 heures à 10 heures.
Aujourd’hui que le Burkina Faso entre dans une Transition délicate et que les trois grandes parties (armée, opposition politique et société civile) doivent apprendre à consolider leurs rapports de collaboration et de confiance, le plus important est certainement de ne pas ajouter la complication à la complexité. C’est pourquoi, on ressent un certain malaise à entendre certains fonctionnaires des organisations sous-régionales et internationales brandir des exigences péremptoires et parfois absurdes (comme la protection des personnalités politiques, réclamées par Ibn Chambas). Les prêcheurs de vérités absolues, qui avaient été muets lors de la montée des tensions au Pays des hommes intègres, devraient être plus attentifs aux réalités locales et se soucier de rechercher la solution la plus applicable. Il leur faut accompagner sans tomber dans l’a priori et l’exclusion. Sans chercher surtout à adouber des personnalités qui se retrouveront demain sans appuis, ni autorité. L’Irak et la Libye paient encore cher aujourd’hui l’application sans nuances de principes que nul ne songe contester. Mais dont le respect aurait dû s’accompagner d’une plus grande dose de vraie intelligence politique.
G. DRABO
source : essor