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«La Tragédie des hommes accroupis», d’Amadou Tidiani Traoré : Une belle œuvre littéraire sur les limites de l’aide budgétaire à développer l’Afrique

En marge d’une conférence internationale sur le financement du programme routier d’un pays d’Afrique, Ratovo (lire Ratouve) tombe sous le charme de Christiane, la compagne de son ami Bernard. Pourront-ils s’aimer tout en préservant leurs proches ? Réussiront-ils à sortir indemnes d’une relation aussi passionnelle ?»… Quel sera l’impact de cette «trahison» sur les projets que Bernard doit superviser au profit du pays de son ex-ami ?

Telle est la trame de cette belle œuvre d’Amadou Tidiani Traoré, «La tragédie des hommes accroupis» dédicacée le 16 décembre 2022 à Bamako. Ce livre soulève également l’éternelle problématique de l’utilité de l’aide publique au développement. Que vaut-elle, qu’a-t-elle changé ? Peut-on en tirer un meilleur profit pour développer nos pays ? Autant de questions auxquelles l’auteur tente d’apporter sa part de réponses à la lumière de son expérience personnelle.

«La tragédie des hommes accroupis» est un roman qui tire son titre d’une sagesse millénaire. Lorsque la vache qu’il est en train de traire brise ses entraves et s’en va, le berger perd son identité. Il n’est plus qu’un homme accroupi ; quelqu’un qui se retrouve dans une position absurde, incompréhensible !

Les dirigeants des pays en développement, les Africains notamment, et leurs partenaires techniques et financiers (PTF) ressemblent à ce berger car ils ont du mal à atteindre l’objectif commun : le développement ! Développer les Etats africains post-colonial. Les sommets succèdent aux conférences spécialisées pour ausculter l’Afrique, évaluer ses besoins et baliser les pistes à emprunter pour les satisfaire… Malheureusement, on  semble ne jamais parvenir à trouver le remède miracle pour guérir le malade qui, comble de l’ironie, dépérit chaque année davantage.

L’assistance internationale peut-elle promouvoir le développement ? Comment définir une voie autonome vers le progrès et l’émancipation ? Comment peut-on espérer développer tout un continent avec une aide extérieure qui n’atteint pas les niveaux promis (0,30 à 0,7%) avec l’existence de problèmes structurels anciens qui s’aggravent et l’apparition de nouveaux périls sans cesse plus menaçants ? Comment croire qu’un pays va sincèrement investir dans le développement d’un autre aux mépris de ses propres intérêts ?

Autant d’équations soulevées et auxquelles l’auteur apporte sa part de réponse à travers une conférence routière visant à désenclaver une Île  afin de booster ses filières économiques comme le tourisme et l’agriculture. Comme le dit Christelle, l’épouse de Ratove, «si tu veux te faire soigner aujourd’hui en Afrique, manger correctement, faire réparer ta voiture en toute quiétude, occupé un emploi bien rémunéré hors de la Fonction publique, tu dois te rendre dans des cliniques, des restaurants, des garages ou des entreprises contrôlées par des étrangers…». Pis, a-t-elle dénoncé, «nos forces vives préfèrent mourir de froid dans un train d’atterrissage d’avion que de rester dans la misère des villages ou périr noyées dans le naufrage d’un rafiot arabe avec vue au loin sur les rivages de la terre promise».

En un demi-siècle d’assistance étrangère, plus de 1,5 milliards de dollars ont été investis dans la construction d’infrastructures alors que ce pays imaginaire d’Afrique (Madagascar sans doute) ne possède pas une entreprise capable de participer à l’entretien routier à plus forte raison aux grands appels d’offres. Et cela parce que des ingénieurs formés dans les meilleures universités du monde (pouvant rivaliser avec n’importe quel homologue d’ailleurs) sont cantonnés dans «des tâches administratives ingrates» ou contraint de mettre leur expérience et les expertises au service des sociétés privées étrangères qui raflent tous les marchés de réalisation d’infrastructures dans nos pays pauvres.

Ce qui ne doit guère surprendre car, écrit Amadou Tidiani Traoré, «la coopération au développement s’avérait une école de patience, d’humilité voire d’humiliation pour le partenaire assisté. Ce qu’il recevait correspondait rarement à ses attentes, ni à plus forte raison à ses besoins». Cet échec patent est en partie lié au fait que cette politique a plutôt développé des tares et des mauvaises pratiques qui hypothèquent tout effort d’émancipation et aussi de développement. A commencer par la corruption

«Tout désormais s’achète, de la décision de justice au diplôme des écoles locales en passant par ĺes pièces d’identité ou le permis de conduire. Tout détenteur d’une parcelle d’autorité fait payer aux usagers ses services alors que l’Etat le rémunère pour les fournir à titre gracieux. Le policier qui façonne les automobilistes au carrefour ou l’infirmier qui exerce un chantage criminel aux médicaments sur la famille des malades représente les faces visibles d’une pieuvre tentaculaire en train d’étouffer toute velléité de progrès», déplore Jean-Michel, un ancien diplomate retourné vivre dans son village après la retraite.

Un mal favorisé par une culture d’impunité «constituant le terreau de la corruption dans un cycle infini qui achève de pervertir tous les fondements de la société», poursuit-il. «Comment construire quoi que ce soit de durable sans au préalable guérir le corps social de ce mal profond ?», s’interroge Jean-Michel. Pour lui et son ami Ratove, «il faut un véritable électrochoc pour mettre fin à cette culture d’impunité qui s’est installée par l’administration dans nos pays».

Sans compter le mimétisme  qui pousse nos décideurs à vouloir tout calquer (constitutions, réformes, politiques et stratégies de développement…) sur les modèles occidentaux sans tenir compte de nos réalités socioculturelles, notre identité et nos vrais besoins. «On dirait que nos pays doivent se doter des mêmes institutions que les nations développées, lesquelles finissent par devenir pour eux des attributs qu’ils jugent indispensables à leur souveraineté, au même titre que le drapeau et l’hymne national», déplore Jean-Michel, l’ancien fonctionnaire international vivant désormais en ermite dans son village natal suite au décès de son fils unique et de sa femme.

Alors que, dit-il, «un pays fonctionne sur le même mode qu’une famille. Chaque dépense exige des ressources et obéit à un ordre de priorité : il y a d’abord à assurer l’alimentation, la santé et le logement. Cette famille ne pourra s’offrir de vacances à l’étranger, acheter une voiture ou déménager dans un  logement plus grand qu’après  avoir réglé ses dépenses les plus vitales. Si elle voulait le faire sans en avoir les moyens, elle mettrait très vite en cause ses dépenses de première nécessité, ceĺles dont dépend sa survie…».

Il est vrai que nos propres contradictions et la profondeur des maux comme la corruption et la délinquance financière ainsi que le népotisme sacrifient l’excellence et qui apportent l’eau au moulin de ceux qui prônent que sans l’assistance technique extérieure tout s’écroulerait dans nos pays. Et cela malgré que cette forme de coopération qui «déresponsabilise» ceux qui devraient impulser notre développement. Cela explique sans doute pourquoi nos pays ont par exemple abandonné les budgets d’investissement à la générosité des bailleurs de fonds qui font leur «shopping dans une liste fournie par le gouvernement».

La solution est pourtant toute simple comme le préconise le «Prix Nobel» d’économie et auteur du livre, «La Grande Désillusion», Joseph Stiglitz. «Prenez-vous en charge ; vivez selon vos moyens, si maigres soient-ils ; mettez en place un Etat démocratique et efficace, libéré de la corruption avec un pouvoir judiciaire fort et indépendant», conseille cette éminence grise.

A défaut, l’Afrique restera cet «immense champ d’expérimentation de théories dont l’efficacité reste à prouver». A l’image des principes démocratiques devenus incontournables depuis le début des années 90, mais dont l’impact réel sur la gouvernance vertueuse de nos Etats est sujet à caution !

Moussa Bolly

 Le pari gagné de l’approfondissement de la réflexion

 Si la volonté de l’auteur, Amadou Tidiane Traoré, est de «pousser le lecteur à approfondir la réflexion sur les politiques actuelles de développement afin d’inventer de nouvelles dynamiques», on peut dire que c’est un pari gagné. L’auteur de «La tragédie des hommes accroupis» évoque des questions sur lesquelles il en sait beaucoup pour avoir été fonctionnaire de l’Union européenne (UE) aujourd’hui à la retraite. Journaliste de profession, il a d’abord couvert pendant 15 ans le «Courrier ACP-UE» les programmes et projets de développement de la Commission européenne dans les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, avant de contribuer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques de coopération de l’U.E.

Autant dire qu’il a passé une grande partie de sa carrière à écouter les présentations sur la politique européenne  d’aide au développement et à rendre compte des progrès et des difficultés des partenaires de l’Europe avant d’en être aussi un acteur. En effet, l’auteur a travaillé dans les délégations de l’UE à Madagascar (sans doute l’Île référence de son roman) et au Swaziland (aujourd’hui Eswatini)

Une longue expérience et une précieuse expertise qui lui permet aujourd’hui d’avoir ce «regard singulier» sur la coopération au développement. Un regard critique pour aller au-delà de ses infructueuses tentatives d’attirer l’attention de ses amis et camarades sur «la vanité de beaucoup d’actions de coopération» contre-productives. Cette œuvre rendue possible par les encouragements et la persévérance de son épouse est sa «part de vérité», sa volonté de partager cette réalité avec un «un public de non-initiés».

C’est dans un mélange de trajectoires individuelles et de destins collectifs que l’auteur distille dans «La tragédie des hommes accroupis» la leçon de sagesse plusieurs fois millénaire de dépassement de soi et de quête de liberté. Il faut rappeler que cet ouvrage a été dédicacé le 16 décembre 2022, à la Librairie «Autour du Livre» (sise au quartier du fleuve). C’était en présence de nombreuses personnalités du monde politique et littéraire, notamment M. Ousmane Sy (ancien ministre et écrivain) et son épouse Mme Sy Kadiatou Sow,  Mme Dramé Kadiatou Konaré, (ancienne ministre et promotrice des éditions Cauris), Mme Maguette N’Diaye (directrice de la Librairie «Autour du Livre»)…

Sans compter les amis de l’auteur, des membres du club des lecteurs du Mali et des amoureux de la lecture. Du beau monde pour faire honneur à Amadou Tidiane Traoré et à sa belle œuvre, «La tragédie des hommes accroupis» !

M.B

Le Matin

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