Réclamée par les sociétés civiles et les partenaires occidentaux, cette nouvelle croisade contre les détournements est aussi devenue une subtile façon de neutraliser ses adversaires politiques.
C’est devenu une « arme » subtilement duale, moderne et redoutable. D’Alger à Pretoria, de Luanda à Abuja en passant par Libreville, la lutte anticorruption est de plus en plus prisée. Et les déclarations de « guerre » contre ce fléau se systématisent sur le continent africain. Pour les dirigeants, elle permet de tenter d’assainir l’économie, de séduire la communauté internationale et d’améliorer son image auprès de l’opinion publique. Forcément vertueuse, d’apparence du moins, elle a aussi l’avantage, une fois manipulée, d’être un puissant outil de neutralisation d’alliés encombrants et d’adversaires politiques.
Cette dualité peut à la fois ravir, effrayer et constituer un dilemme politico-économique. Le président de la République démocratique du Congo (RDC), Félix Tshisekedi, y est aujourd’hui confronté. La nécessaire lutte contre la grande criminalité économique reste l’une de ses « priorités ». Même si, depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2019, le chef de l’Etat a montré ses limites face à une série de scandales de détournements présumés de fonds publics de centaines de millions de dollars.
Risque d’instrumentalisation politique
Sa marge de manœuvre est réduite par son alliance nouée avec son prédécesseur, Joseph Kabila, considérablement enrichi, avec ses proches, durant sa présidence (2001-2019). Dans l’espoir de réduire l’influence persistante de cet ancien président, des partenaires occidentaux de la RDC – Etats-Unis en tête – incitent Félix Tshisekedi à recourir à une lutte contre la corruption plus agressive. Quitte à user à nouveau de sanctions économiques, « si nécessaires » contre « quiconque fait obstacle au changement », comme l’a récemment dit un diplomate américain.
« La dynamique mondiale de l’intégrité »
Sous pression de leurs partenaires occidentaux qui ont, pour certains, pleinement profité de régimes corrompus et répressifs, nombre de pouvoirs africains se sont plus ou moins adaptés pour faire évoluer leurs institutions. Une manière d’éviter l’interruption de l’aide de la communauté internationale – qui fut et reste exposée aux détournements. Après le cycle de « démocratisation » des années 1990, est venu le temps de la transparence et de la « bonne gouvernance » mesurée par une série d’indicateurs faisant office de notations.
Le président camerounais, Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, démontre assez tôt sa capacité à dévoyer le concept de lutte anticorruption, à jouer de la faiblesse de ses propres institutions et de la naïveté des bailleurs de fonds pour renforcer son système autocratique. Lancée en 2006, sa grande opération anticorruption baptisée « Epervier » s’est muée en une purge politique conjuguée à une manipulation du pouvoir judiciaire par l’exécutif.
L’espoir nigérian
En même temps, de l’autre côté de la frontière, au Nigeria, géant pétrolier longtemps miné par des coups d’Etat et d’immenses détournements de fonds publics, une expérience bien plus audacieuse se déroule. L’ancien officier de police Nuhu Ribadu s’est vu confier par le président Olusegun Obasanjo la direction de la Commission sur les crimes économiques et financiers (EFCC), la principale agence anticorruption créée en 2002. Trois ans plus tard, il fait condamner son ancien chef de la police – qui fut également un soutien du chef de l’Etat – et lance une vaste enquête contre 31 des 36 gouverneurs de la fédération. Tout en traquant et rapatriant quelques-uns des milliards de dollars détournés par les régimes précédents.
Exigence de résultats
« Si les luttes anticorruption restent encore largement instrumentalisées en Afrique, l’exigence de résultats ne vient plus seulement des instances internationales, observe un cadre d’une institution financière internationale en poste sur le continent. La société civile, et plus largement la population jeune et intransigeante, ne veut plus se faire duper ni par des responsables corrompus ni par ceux qui prétendent combattre la corruption. »
Des activistes n’hésitent plus à mobiliser et à interpeller leurs chefs d’Etat. Au Mali et à Madagascar, des magistrats déterminés et indépendants osent mener des enquêtes sur des oligarques, des caciques du crime organisé, des généraux, pour certains couverts par les présidents.
Cette lutte anticorruption sélective, opportune et rentable s’est banalisée et n’épargne plus les facilitateurs occidentaux (cabinets de conseil et d’audit, avocats, banques…). Cette « arme » a éprouvé, en Afrique, sa puissance de destruction sur des champs de bataille politique. Elle doit encore prouver qu’elle peut échapper aux manipulations pour contribuer à servir l’intérêt général.
Le Monde.fr