Koury, Heremakono, Zegoua, trois frontières terrestres, un destin tristement commun solidement vissé par les effets revers d’un trafic transfrontalier ambiant. Dans les trois frontières reliant le Mali à la Côte d’ivoire via Sikasso et le Mali au Burkina via Sikasso et Koutiala, c’est l’argent ou rien. Les flux financiers illicites dictent leur loi.
S’explique dès lors les manœuvres et l’empressement des agents des forces de l’ordre à arracher une mutation dans les postes névralgiques du pas, dont principalement ceux de Sikasso, où l’argent sale enrichit bougrement.
Les postes frontaliers de Koury, Heremakono et Zegoua sont sur la liste noire des hauts lieux des flux financiers illicites. Le caractère illicite des flux découle du fait qu’aucun argent déboursé ici n’est encaissé contre la délivrance d’un reçu.
L’importance des flux illicites au niveau des trois postes frontaliers motive en partie le choix de Mali Justice Project (MJP) d’y installer son action de lutte contre la corruption sur les corridors nationaux.
Le casting n’a pas été anodin tant Sikasso traine la lugubre réputation d’être la plaque tournante des flux financiers illicites au Mali. « C’est ici que tout fonctionnaire peut facilement faire fortune », signale Aguibou Dembélé, un notable de Sikasso.
Quand l’argent « sale » arrose l’économie locale
Heremakono, frontière Mali-Burkina Faso, il est 10 h 37 mn, ce 14 février 2020. Quatre cars sont stationnés de part et d’autre du goudron. Devant le poste de police, un agent se tient devant les passagers qui affluent vers le poste. Jambes légèrement écartées, il lance à gorge déployée : « apprêtez vos 1000 F CFA ».
Tout passager, qu’il détienne ou non une carte d’identité nationale ou étrangère, est soumis au paiement de 1000 F CFA.
Quelques souches de quittances sont déposées sur la grande table dont les tiroirs accueillent l’argent collecté. Pendant les 4 heures qu’a duré notre présence, aucune quittance n’a été délivré, quand bien même les passagers d’une dizaine de cars ont défilé dans la chambrette obscure.
Le flux d’argent collecté çà et là par les forces de l’ordre dans les postes frontaliers a un revers stimulateur des économies locales. Selon un membre de la police ayant requis l’anonymat, seulement ¼ des flux collectés au niveau des postes frontaliers vont au Trésor public.
Les vendeurs à la sauvette et autres petits commerçants se frottent les mains. Oumou Dembélé, restauratrice, écoule au quotidien entre 50 et 80 poulets rôtis par jour. Son produit est arraché comme du petit pain et est en partie consommé par des gros clients : les agents de la gendarmerie et de la police en poste.
Même cas de figure à Zegoua où les gros clients ne sont pas seulement les passagers ou les transporteurs, mais sont aussi et surtout la trentaine d’éléments de la police et de la gendarmerie sur place. Selon Sidiki Traoré, de la Plateforme pour la libre circulation des personnes et des biens à Sikasso, les flux illicites générés sur l’axe Zegoua sont très importants si l’on s’en tient à la forte densité humaine et surtout le niveau élevé du trafic.
A Koury, les boulangers traditionnels, les vendeurs d’eau et de jus, et les cireurs de chaussures font de bonnes affaires grâce à leurs hôtes, les forces de l’ordre. « Ici l’argent circule », ressasse d’un sourire large, Moussa Goïta, vendeur de pain.
Notre source à la Direction générale de la police nous confie qu’un de ses collègues, muté ici il y a seulement 4 mois, s’est construit deux villas à Bamako. « C’est le fruit de l’argent sale », rétorque un transporteur d’engrais, qui avoue subir les abus les plus ignobles à Koury. « Même quand je suis en règle, avec tous les documents administratifs à jour, ils me prennent de l’argent », ajoute-t-il.
Le décor semble véritablement le même à la frontière Mali-Côte d’Ivoire via Zegoua. Un millier de personnes traversent quotidiennement cette frontière tenue d’une main de fer par les forces de l’ordre.
« Ici on coupe le sommeil aux usagers », s’indigne Abdoulaye Traoré, transporteur de sucre pour le compte de la société GDCM. Selon nos informations, ici il ne se passe pas un seul jour sans altercations entre transporteurs et forces de l’ordre, en l’occurrence la police et la gendarmerie. « Nous avons été témoins de scènes de disputes qui très souvent ont tourné en faveur des porteurs d’uniformes, ces ‘’dieux’’ des frontières », ajoute-t-il.
Des efforts annihilés par l’absence criarde de volonté politique et onction de la hiérarchie sécuritaire
Notre source, proche de la gendarmerie, confie : « fin janvier lors d’un de mes passages à Hèrèmakono, l’argent collecté a été reversé sur la grande table de la petite pièce qui fait office de bureau, et a fait l’objet d’un partage en une quinzaine de tas. Cela semblait confirmer effectivement que l’argent collecté par les agents remonte jusqu’à un certain niveau de la hiérarchie ».
Le soir venu, les équipes de jour déployées à chaque frontière se partagent le butin. Idem pour les équipes de nuit qui se prêtent à l’exercice le petit matin. Les billets de 1000 F CFA et les nombreuses pièces d’argent collectées font l’objet d’un partage hâtif et disproportionné.
La culpabilité de la haute hiérarchie sécuritaire dans la prévalence des flux illicites d’argent est établie tant la connivence avec les agents subalternes est évidente.
Chaque fois que nous avons adressé des questions aux forces de l’ordre auteur des prélèvements indus sur les usagers des frontières, voilà la réponse qu’elles nous opposent : « Nous sommes en missions. Adressez-vous plutôt à notre hiérarchie ».
L’ancien directeur national de la gendarmerie, Satigui Moro Sidibé, remplacé en juin 2019 s’en défend : « J’ai toujours instruit à mes agents le respect des principes de légalité dans leurs actions. Par conséquent je ne leur ai jamais demandé de prendre de l’argent ». Et de lâcher pour semble-t-il ironiser et ou se dérober : « dans toute corporation il y a des brebis galeuses. Même chez vous ! »
Le Syndicat National des Chauffeurs et Conducteurs Routiers du Mali qui a dû lever son mot d’ordre de grève ce 19 février, insiste sur l’application du « Règlement 14 de l’Uemoa qui est relative à la charge essieu pour mettre fin aux tracasseries routières ».
Pour son Secrétaire général adjoint, Zakaria Chérif Haïdara, les difficultés que les chauffeurs rencontrent sur les corridors sont énormes.
Salihou Guiro, spécialiste en droit de transport et chef par intérim de la composante 3 de MJP, confie que son projet a de nombreux interlocuteurs sur le terrain pour tenter de circonscrire les abus et les entorses à la libre circulation des personnes et des biens.
Au nombre de ceux-ci, la Plateforme pour la libre circulation des personnes et des biens créée depuis 1996. Le coordinateur de cette entité, Sidiki Traoré, souhaite une synergie et une mutualisation des stratégies pour infléchir la tendance de la corruption et des tracasseries sur le corridor.
Les bureaux plaidoyers citoyens (BPC) dont la mission consiste à fournir une assistance juridique et judiciaire aux plaignants ou victimes de tracasseries, posent des actions tangibles de dissuasion des acteurs de la corruption transfrontalière.
Seulement cette dynamique doit bénéficier des retombées d’une volonté politique sans faille.
A la traine des pays de la CEDEAO dans le domaine de la gouvernance en matière de circulation routière, le Mali se doit de changer de fusil d’épaule pour imprimer sa marque.
Pourquoi ne pas implémenter le modèle de la Côte d’ivoire qui a créé une brigade spéciale. Cette entité a fait effriter plusieurs postes de contrôles ivoiriens et obligé les forces de l’ordre à travailler dans la légalité consacrée par les textes sous régionaux traitant de la libre circulation des personnes et des biens. La victoire finale contre les abus et violations encourues par les passagers et transporteurs passera par là.
David Dembélé
Source: L’Investigateur