L’inquiétude fut palpable au Forum de Dakar, qui avait réuni les représentants des principaux pays engagés politiquement et militairement dans la prévention de l’extrémisme violent dans le Sahel, mais aussi des universitaires africanistes qui suivent de près « la descente de la région dans l’enfer jihadiste ». « Cette année, on s’était donné pour objectif d’évaluer l’efficacité des dispositifs antiterroristes mis en place dans le Sahel. Puisque ces dispositifs se révèlent incapables de stopper la progression des groupes jihadistes, la plupart des observateurs qu’on a pu écouter pendant la rencontre craignent que la contagion ne se répande à d’autres pays de la sous-région », explique Hugo Sada, porte-parole des organisateurs du Forum de Dakar.
Il faut dire que la donne a changé, avec des infiltrations de plus en plus franches et audacieuses à partir de 2016 dans le nord et l’est du Burkina Faso, qui a longtemps servi de tampon sécuritaire entre les États côtiers de l’Afrique de l’Ouest et les pays sahéliens en butte aux attaques terroristes depuis plusieurs années. Le verrou burkinabè est tombé avec « les récentes attaques au Burkina Faso, à proximité des frontières avec la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo et le Bénin », peut-on lire dans une note publiée (1) en début de cette année par le think tank franco-belge, l’Institut Thomas More. Souffrant de vulnérabilités politiques, sociales, économiques et religieuses semblables à celles que connaissent leurs voisins sahéliens, « les États côtiers de l’Afrique de l’Ouest sont au pied du mur pour élaborer et mettre en œuvre des réponses à même d’endiguer l’extension du jihadisme », écrit Antonin Tisseron, l’auteur de la note de l’Institut More consacrée à la menace jihadiste.
Une extension programmée
Pour Pierre Buyoya, cette extension a commencé depuis longtemps. Le haut représentant de l’UA cite l’attaque de Grand Bassam, menée par un commando suicide en mars 2016 ainsi que l’enlèvement en mai 2019 de deux Français et de leur guide béninois dans le Parc de Pendjari (important site touristique au nord du Bénin, NDLR), pour étayer sa thèse sur la dissémination – « inéluctable », selon lui – de la menace terroriste en Afrique subsaharienne.
Outre la Côte d’Ivoire et le Bénin, d’autres pays côtiers de l’Afrique de l’Ouest ont connu des incidents jihadistes au cours des derniers mois. La surveillance des téléphones des islamistes présumés par les services de renseignement locaux permet de penser qu’il existe aujourd’hui des bases arrière dans les États de la région, tels que le Togo et le Ghana. Plus inquiétant encore sans doute, comme l’écrit le chercheur de l’institut Thomas More, « à rebours des discours sur une menace externe et la résilience des confréries (…) plusieurs dizaines de ressortissants ont rejoint ces dernières années des groupes jihadistes ».
« Tout cela n’est guère étonnant », soutient Pierre Buyoya, selon lequel l’expansion vers les États côtiers a été planifiée dès 2012 lorsque les militants d’Aqmi (al-Qaïda au Maghreb islamique, NDLR) sont entrés dans le nord du Mali. « Cette ambition était déjà inscrite dans le nom programmatique de l’organisation matricielle Mujao (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest, NDLR) dont sont issus les principaux leaders jihadistes qui font régner la terreur aujourd’hui au centre du Mali et au Burkina », explique le président Buyoya.
L’idée que cette extension du domaine de lutte jihadiste a été bel et bien programmée par ses idéologues est confirmée par les chercheurs qui rappellent que déjà en 2017 l’ex-chef rebelle touareg Iyad Ag Ghali appelait ses coreligionnaires à « poursuivre le jihad » dans de nouveaux espaces. Le chercheur Antonin Tisseron commence sa note en citant la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux le 8 novembre 2018 et où on voit les principales figures du jihad dans la région, notamment le prédicateur peul Amadou Koufa lancer son appel en langue peule, enjoignant les musulmans à porter le jihad au-delà des terres de combat sahélien. Le Sénégal, le Mali, le Niger, le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Nigeria, le Ghana et le Cameroun sont quelques-uns des pays nommément cités dans la prédication filmée.
L’état d’alerte
Face à ces menaces d’attentats et de violences qui pèsent sur leurs territoires et leurs populations, les pays côtiers de l’Afrique de l’Ouest ne sont pas restés bras croisés. Au contraire, ils ont été plutôt réactifs, si l’on en croit d’Antonin Tisseron de l’Institut Thomas More, qui parle de « mobilisation » générale pour renforcer la sécurité aux frontières et à l’intérieur du pays.
En voici trois exemples :
1 – En Côte d’Ivoire, depuis l’électrochoc de l’attentat qui a secoué en 2016 la ville balnéaire de Grand Bassam, de nouvelles attaques n’ont certes pas eu lieu, mais les responsables sécuritaires ivoiriens ont pris conscience que leur pays constitue une cible privilégiée, surtout depuis qu’Abidjan a décidé de porter sa contribution à la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali, NDLR) de 150 à 800 hommes.
Parmi les nombreuses mesures qui ont été prises dans ce pays depuis 2016, il faut citer notamment la mise en place d’un schéma de sécurisation des frontières avec une attention particulière sur les 1 116 km de frontières que la Côte d’Ivoire partage avec le Mali et le Burkina Faso. Cela n’a pas empêché des commandos terroristes de préparer des attentats, déjoués jusqu’ici à temps grâce à la coopération avec le service de renseignements français. Le gouvernement ivoirien organise également à intervalles réguliers des exercices de simulation d’attaque pour sensibiliser la population aux menaces.
2 – Pour le Sénégal, « la mobilisation se traduit par une concentration des forces pour une meilleure coordination face à la menace terroriste », explique le colonel Adama Anta Guèye, directeur du Centre des Hautes Études de Défense et de Sécurité (CHEDS), basé à Dakar. « Nos pays sont en état d’alerte depuis plusieurs années », affirme le colonel.
Selon ce dernier, le dispositif sécuritaire sénégalais compte trois volets : premier volet, création d’une Délégation aux renseignements placée sous la présidence et qui réunit tous les services de renseignement de l’État; second volet, lancement d’une cellule d’intervention et de coordination interministérielle des opérations de lutte antiterroriste (CICO) placée sous l’égide du ministre de l’Intérieur et chargée de coordonner l’action des services de gendarmerie, la police et les sapeurs-pompiers en cas d’attaque, et, dernier volet, la formation de forces spéciales composées de meilleurs éléments de l’armée afin de neutraliser les agresseurs. « Dans sa lutte contre le terrorisme, poursuit le colonel Guèye, le Sénégal mise aussi beaucoup sur la cybersécurité. Le pays s’est doté d’une division spéciale dépendant de la police judiciaire en vue de traquer les jihadistes et les criminels qui passent par Internet pour propager leurs messages de haine et de violence. »
3 – Le Ghana a, pour sa part, renforcé la sécurité sur les différentes zones menacées d’attaques terroristes, en particulier dans le nord de son territoire. Les autorités craignent que les églises qui sont nombreuses dans cette région ne soient vandalisées par les islamistes, en cas d’attaques. Ce pays qui a la réputation d’être un État stable et bien organisé avait donné la preuve de sa réactivité légendaire dans des contextes de crise en commandant, dès le lendemain de l’attaque de Grand Bassam, un rapport sur l’état des menaces terroristes auprès de son Conseil national de sécurité, raconte Antonin Tisseron dans sa note d’analyse. Ce rapport indiquait, noir sur blanc, que « le Ghana et le Togo sont les prochaines cibles après les attaques au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire ».
C’est sans doute cet avertissement qui a conduit les autorités ghanéennes à lancer dès 2017 un nouveau mécanisme de coopération régionale, baptisé « l’initiative d’Accra », réunissant les pays côtiers de l’Afrique de l’Ouest, en plus le Burkina. L’initiative Accra se veut tout d’abord un cadre de concertation et d’échange de renseignements entre les pays membres, mais elle a également mené des opérations militaires dans la région.
Financée exclusivement par les États membres, l’Initiative d’Accra, saura-t-elle être cette « réponse africaine » (Pierre Buyoya) au terrorisme islamiste que les leaders du continent appellent de tous leurs vœux ? Rien ne garantit que cela suffise pour contenir l’avancée implacable des jihadistes qui en l’espace de quelques années ont glissé du nord Mali vers le centre du pays puis au Burkina Faso, jouant des frontières et des armées autrement plus puissantes que les forces réunies des petits pays du golfe de Guinée.
« Menace jihadiste : les États du golfe de Guinée au pied du mur », par Antonin Tisseron, chercheur associé à l’Institut Thomas More. Mars 2015, Note d’actualité 55.
Rfi