Dans son dernier roman, Rouge impératrice (Grasset, 2019), Léonora Miano imagine un renversement migratoire total : dans une Afrique subsaharienne futuriste rebaptisée Katiopia, le cas des « Sinistrés » – des migrants venus de France et vivant en marge du reste de la population – divise le pouvoir en place. Ni moraliste ni revancharde, la romancière profite de la liberté de la fiction pour imaginer un autre futur possible.
Un reproche parfois adressé aux grands écrivains est celui d’écrire toujours le même livre en modifiant le lieu de l’intrigue et les prénoms des protagonistes. Quand, comme Léonora Miano, on sait faire des romans qui touchent à la fois le public et la critique – elle a obtenu le Goncourt des lycéens en 2006 pour Contours du jour qui vient (Plon, 2006) et le prix Femina en 2013 pour La Saison de l’ombre (Grasset, 2013) –, la tentation pourrait être grande de continuer à creuser le sillon de l’Afrique postcoloniale avec des fictions mêlant histoire, politique et psychologie de façon très subtile. Mais l’écrivaine aime les défis. Alors, dans son nouveau roman, elle revient à ses premières amours : l’invention d’un pays. Et elle ajoute une brique dans la difficulté en choisissant de projeter son récit dans le futur, d’où notre rencontre.
Après le Mboasu, où elle avait campé Contours du jour qui vient, elle crée dans Rouge impératrice Katiopia, une fédération rassemblant une grande partie de l’Afrique subsaharienne unifiée au début du XXIIe siècle. Pour cet ensemble politique qui a mis fin aux guerres et renoué avec la prospérité, le principal problème concerne la présence des migrants européens. Ilunga, le chef de l’État, écoute ses conseillers, qui disent tous de les chasser. Mais il s’éprend de Boya, qui va gagner sa confiance et l’amener à ses causes intégratrices. Dans cet ample récit écrit à la langue élégante, Léonora Miano sonde nos peurs dans le rapport à l’altérité – qui sont souvent des peurs de nos démons passés. Toute ressemblance avec une réalité contemporaine n’engagerait que le lecteur, évidemment.
Usbek & Rica : Vous, la romancière si avide de faire remonter le passé à la surface du présent, notamment sur les questions d’esclavage, vous avez choisi cette fois de basculer de l’autre côté de l’histoire, en vous plaçant dans un siècle. D’où est venue cette envie d’explorer le futur ?
Léonora Miano : D’abord pour cette raison, parce que je ne l’avais jamais fait et que cela m’intéressait littérairement. Ensuite, je me suis emparée d’un contexte personnel, puisque j’anime un atelier d’écriture avec des jeunes de Lomé sur le thème « Figures de la libération africaine », et dont la partie pratique consiste en un atelier d’écriture. Les participants ont jugé que l’Afrique serait libre dans le futur. Et parmi leurs obsessions revenait sans cesse l’idée d’un empire, ou d’un ensemble fédéral, à l’échelle du continent. Je voulais une « utopie crédible » donc je n’ai pas imaginé de réunir toute l’Afrique, car nos histoires, nos rapports à la colonisation ou nos rapports à la politique divergent tellement… Rien que l’Afrique centrale, c’est tellement difficile ! Le Mali, le Burkina et la Mauritanie voisins appartiennent déjà à une autre Afrique. Katiopia rassemble donc l’Afrique subsaharienne élargie, sans le Maghreb ou l’Éthiopie par exemple.
Tout cela ajoute beaucoup de contraintes, mais je les ai prises comme des contraintes au sens de l’OuLiPo (OUvroir de LIttérature POtentielle, association cofondée en 1960 par Raymond Queneau pour réfléchir à l’élaboration de structures encourageant la création, ndlr) et je me suis lancée. Ce roman est ma contribution à notre atelier et j’espère qu’il donnera naissance à d’autres regards et à des œuvres foisonnantes !
« Les Français ont un rapport pathologique à leur langue. L’idée qu’elle puisse disparaître les obsède ! »
Vous inventez donc le Katiopia. Outre l’unité politique, comment résolvez-vous le problème de l’unité de langue ?
Mon roman se passe surtout dans la capitale, donc dans une région unifiée linguistiquement. En réalité, cette question ne se pose pas à nous. Les Africains sont habitués à vivre dans des espaces multilingues, avec une langue dévolue au commerce et à l’administration, et d’autres langues locales. Au sud du Togo, tout le monde parle la langue régionale. Bien qu’elle ne soit pas celle de tous, les choses se passent bien. Les Français ont un rapport pathologique à leur langue. L’idée qu’elle puisse disparaître et doive être défendue à tout prix les obsède ! Dans ce domaine, le réel impose sa loi. Au Cameroun, d’où je viens, il y a plus de deux cents langues et toutes sont parlées sans risque de disparition. Dans mon roman, je suis partie de la convention suivante : ils parlent la langue de la région, certains autres personnages parlent la langue de leur région, et ça n’a pas l’air de poser de problèmes de compréhension.
Votre roman imagine un monde où tout est inédit… sauf la technologie. Vos personnages voyagent en train ou en tramway, regardent la télé, et lorsqu’un enfant ressemble à son père, on s’épargne un fastidieux test ADN. Comment peut-on imaginer un futur où nous avons figé l’accélération des progrès technologiques ?
Tout simplement parce que c’est ce que les gens ont choisi. Un groupe qui s’appelle l’Alliance a planifié l’avenir du Katiopia unifié, estimant que cette région du monde devait porter comme valeur singulière la préservation de son modèle de développement. Ils ont abouti à la conclusion que la technologie du XXIe siècle suffisait. Ils ont pensé que ce n’était pas parce qu’on pouvait faire les choses qu’il était judicieux de les réaliser. Il faut se poser des questions basiques telles que : « Sont-elles bonnes pour nous ? Nous élèvent-elles ? Elles guérissent nos maux physiques, mais quid de notre âme ? »
« Je ne rêve pas d’un futur de métal et de verre. Je veux des fruits qui pourrissent, pas lyophilisés ! »
C’est évidemment la liberté de la romancière de conjurer le sort à coups de livres et je me suis permis de glisser ma vision : je ne rêve pas d’un futur de métal et de verre, je ne rêve pas d’être une humaine augmentée. Je veux des fruits qui pourrissent, pas lyophilisés ! Ce disant, je ne crois pas être délirante ou réactionnaire. Je ne refuse pas les mutations de l’histoire. Nous avons acquis de nouvelles pratiques et personne ne va les abandonner. Même les afrocentristes les plus ardents ont un ordinateur, souvent un Macintosh, et une voiture. Mon problème avec le progrès technologique, c’est le fantasme de mettre fin à la mort. D’où mon déplacement : quand vous êtes dans une société où la mort est juste un état, où l’on rejoint nos défunts et où l’on peut leur parler, c’est moins angoissant et ça aide à accepter son humanité. L’Occident a tellement dominé la matière qu’il en a perdu le sens des limites. En Afrique, on compose plus facilement avec l’irrationnel et cela nous intime de savoir réguler nos propres énergies.
L’Afrique subsaharienne serait culturellement plus encline aux low-tech ?
C’est dans les pratiques anciennes, en effet. Je dois prochainement publier un texte d’un chercheur montrant que les hackers ont des valeurs proches de celles de certaines de nos sociétés ancestrales. L’éthique hacker et low-tech existe dans nos pratiques depuis longtemps. Il nous est donc très facile d’entrer en conversation avec des gens qui ne travaillent pas pour gagner de l’argent, mais pour œuvrer au bien commun.
L’autre point saillant de votre futur est l’absence complète des religions mais l’omniprésence du spirituel. Pourquoi ce distinguo pourrait-il tout changer positivement ?
Là encore, c’est une vision très personnelle. Je m’intéresse beaucoup aux spiritualités du monde, pas du tout aux religions. L’organisation sociale de la foi, les clergés, sont souvent des lieux d’embrigadement et de pouvoir néfastes. Peu de religions ont réussi à y échapper, alors que dans leur dimension spirituelle elles ont toutes un message très beau que nous pourrions partager. Dans les religions, la tentation totalitaire n’est jamais très loin… En s’éloignant du texte, elles deviennent mortifères et rejettent les autres. Ma grande candeur et ma naïveté de romancière ont voulu m’emmener vers une humanité soucieuse de préserver un fonds universel. Je n’ai pas rencontré d’humains différents en arrivant en France, juste des personnes avec des codes et des histoires très différentes. La spiritualité, bien plus que la religion, me semblait être le meilleur moyen de nous faire converger vers une humanité commune.
Vous êtes arrivée en France en 1991, mais aujourd’hui vous vous installez au Togo. Votre roman est-il aussi celui d’une certaine désillusion vis-à-vis de l’Europe, qui aurait perdu son sens de l’accueil ?
Tout le monde ne l’a pas perdu, heureusement ! Les nationalistes sont ardents mais pas omnipotents. La bataille n’est pas perdue. Nous allons passer par une phase un peu sombre mais pas inexorable. Les gens ont peur aussi parce que les politiques entretiennent cela pour des raisons électoralistes. Ils n’expliquent pas que nous sommes dans une interdépendance absolue : on ne peut pas accepter les ressources et refuser les présences, s’emparer des biens et bannir les corps.
« La gauche a perdu trop de terrain en se fourvoyant. Pour moi, la déchéance de nationalité a tout cassé »
Je ne pouvais imaginer en arrivant en 1991 que le Front national serait un jour banalisé. Il y avait alors un goût des autres, une joie du mélange. Certaines circonstances ont fait qu’on a élu Nicolas Sarkozy. Depuis, la donne a changé. Une partie des Français se définit encore comme appartenant au pays de l’hybridité et de la rencontre… Ceux-là ne représentent qu’une niche car, après Sarkozy, la gauche a perdu trop de terrain en se fourvoyant. Pour moi, la déchéance de nationalité a tout cassé. Cette mesure signifiait que l’on voyait deux identités chez certains et qu’il fallait les renvoyer à cause de leur part étrangère, forcément porteuse du mal.
Puisque vous mentionnez Sarkozy, on ne peut s’empêcher de penser à ce que l’impératrice susurre à l’oreille du gouvernant comme slogan : « Katiopia, tu l’aimes ou tu le quittes », référence directe à la phrase prononcée par l’ancien président. Qu’avez-vous voulu dire ?
Pour moi, c’est le début de la déliquescence : quand Sarkozy institue un ministère de l’Identité nationale et propose cette équation au débat, la libération de la parole raciste est immédiate. Cela a désinhibé les gens et les vannes ne se sont plus jamais fermées depuis. Sarkozy a ramené la France aux dimensions de son être à lui et cela reste pour moi un vrai traumatisme.
« Nul n’envisage que les fusées Ariane soient lancées depuis la Creuse »
Surtout, cette formule est inepte car, même sans immigration postcoloniale, la France comprendrait des personnes non occidentales. Le pays se déploie sur plusieurs océans et compte des populations excentrées. Prenez les Guyanais : vous avez des Hmong guyanais dont les aînés furent les alliés de la France lors de la guerre d’Indochine, et qui durent fuir les représailles après la défaite. Ils furent relogés en Guyane, y apportèrent leurs traditions qu’ils tentent de conserver. Ils ne deviendront pas occidentaux par décret. On se soucie peu, dans l’Hexagone, des Amérindiens de la Guyane française. Pourtant, c’est depuis leur terre ancestrale qu’est lancée Ariane, et nul n’envisage que cela se fasse depuis la Creuse. Je crois qu’on ne devrait jamais définir la culture ou l’identité française en faisant l’économie de toutes ces présences. Il s’agit souvent de groupes qui n’ont pas choisi la France, qui leur est tombée dessus ou les a déportés pour en faire des esclaves. Une lecture unique de l’histoire et de l’identité dans un pays archipel, avec une histoire plurielle, est illusoire.
Dans le contexte français, soumise à l’histoire du pays, la formule de Sarkozy ne tient pas. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les collabos, d’une certaine façon, aimaient leur pays, et les résistants aussi, au point de risquer leur vie pour chasser l’envahisseur. Lesquels auraient dû quitter la France ? Idem pour la période coloniale : qui des colons ou des anticolonialistes aurait dû partir au nom d’un idéal ? Les uns voyaient dans la colonisation une source de prospérité. Pour les autres, il s’agissait d’un avilissement. Les Français ont, depuis longtemps, des manières différentes d’aimer leur pays. Elles peuvent entrer en conflit.
Votre idée était donc de détourner le fond de la formule sarkozyste…
Dans le Katiopia unifié, la consigne sarkozyste est détournée pour se faire inclusive. Elle devient une invitation adressée à ceux qui hésitent, pour leur dire de participer à la construction de ce pays qui n’a que cinq ans.
« Si tout Blanc n’est qu’un colon, alors aucun avenir ne nous est permis »
J’ai aussi voulu interroger en miroir les attitudes de certaines minorités qui enferment trop facilement la France dans son passé colonial, ce qui nous prive de nous rejoindre pour bâtir ensemble. Je me souviens de ce slogan lu sur une pancarte, lors d’une manifestation : « Je refuse de m’assimiler à des colons. » On ne peut pas poser le débat ainsi : si tout Blanc n’est qu’un colon, alors aucun avenir ne nous est permis. Je comprends cette rage, mais il faut laisser une chance à l’autre. Ce n’est pas parce que Sarkozy a abaissé le débat que nous devons l’imiter.
Vous avez transposé cette idée d’aimer ou de quitter dans le roman. Des Français ayant fui leur pays devenu invivable sont rebaptisés « les Sinistrés ». Tout le monde les considère inassimilables, seule l’impératrice rouge croit à la coexistence…
J’ai donné plus de profondeur au sujet : Amaury, l’un des Sinistrés que l’on suit, sait parler la langue locale et cherche à s’insérer. J’ai imaginé plusieurs oppositions aux Sinistrés. Une vision essentialiste – « Tous les Blancs sont mauvais par nature, le mal va se réveiller chez eux et il faut les renvoyer avant que le malheur ne frappe » – portée par le conseiller Igazi. Le chef de l’État, Ilunga, se dit : « Les Sinistrés sont malheureux, ils minent notre énergie. Le pragmatisme pousse à les renvoyer pour le développement de Katiopia. » Boya l’impératrice voit quant à elle la jeunesse de gamins nés là, qui ne connaissent pas d’ailleurs et qu’on doit aimer. On ne peut pas laisser une génération sans instruction, c’est une question d’humanité. Face aux migrants, on peut facilement aller vers une déshumanisation, jusqu’à laisser des femmes enceintes sans assistance, dans la France de notre temps. Par peur, on oublie nos grands principes.
Dans Rouge impératrice, les Sinistrés inquiètent, non pas pour ce qu’ils représentent aujourd’hui – quelques personnes sans défense –, mais parce qu’ils rappellent les dominants d’hier. Cela est évidemment transposable à ce qui se passe actuellement, et des deux côtés de la Méditerranée. Nous sommes minés par des affects contradictoires vis-à-vis de l’histoire. En Afrique subsaharienne, on peste contre une devise comme le franc CFA ou la présence des multinationales du CAC 40. En revanche, dès qu’un dictateur censure la presse ou truque les élections, nous appelons Macron au secours…
Dans les Lettres persanes, Montesquieu se sert d’Usbek et Rica pour donner une petite leçon de morale au royaume de France. Auriez-vous été inspirée ?
Non, non, le roman est un outil de réflexion, pas une fable moralisatrice… Je voulais présenter des questions simples comme : quel monde veut-on partager avec nos enfants ? Il n’y aura pas de divorce entre l’Afrique et l’Europe. Nul n’imagine que les Français cesseront de se rendre en Afrique. Les Subsahariens aiment le mélange, le syncrétisme. Que d’autres viennent ne nous dérange pas, c’est la domination que nous refusons. Et mon propos ici est évidemment applicable à d’autres dans une perspective future : le dérèglement climatique va causer des mouvements de populations. Des îles du Pacifique, menacées par la montée des eaux, verront leurs habitants migrer. Il faudra accueillir et imaginer un futur fécond pour tous. C’est possible si on ne se laisse pas happer par le choix du repli. Nous pouvons faire différemment et partager, en sortant de notre modèle politico-économique mortifère. Nous ne sommes pas obligés de nous soumettre, voilà ce que j’ai voulu exprimer.