Ces derniers mois, alors que son armée a subi de très lourdes pertes, Ibrahim Boubacar Keïta a brillé par son absence. Sa venue en France pour l’hommage national ne passe pas au Mali.
Par Patrick Forestier
Après que la France a refusé de participer à la guerre en Irak aux côtés des Américains, le french bashing battait son plein aux États-Unis. Aujourd’hui, c’est au Sahel, plus particulièrement au Mali, que le ressentiment anti-français a cours. Un cran vient d’être franchi depuis que pleuvent de nouvelles critiques contre le président Ibrahim Boubacar Keïta. La raison : avoir assisté, à l’invitation d’Emmanuel Macron, aux obsèques des treize militaires français dans la cour des Invalides à Paris. Pressentant une nouvelle polémique dans l’opinion malienne à propos de ce déplacement chez l’allié français, IBK a pourtant essayé de désamorcer la crise en s’adressant 48 heures avant, pour la troisième fois en l’espace de six mois, à la nation dans un discours qui se voulait pédagogique et de rassemblement, rappelant en préambule que « le pays est en guerre ».
Ne pas « mordre la main » tendue de la France
Il a ensuite précisé, à propos de la présence des forces étrangères au Mali, qu’elles ne doivent pas être perçues comme un acte de charité, encore moins de mendicité. Afin de calmer un nationalisme exacerbé par une opinion excédée par les pertes de l’armée malienne, il a rappelé que, pendant les deux guerres mondiales, le Mali s’est battu aux côtés des Français contre les nazis. « Nous aussi, nous avons aidé partout, sur tous les fronts où il s’agissait de tendre la main à l’homme, de le sauver contre la bête. » Pour lui, le Mali est en quelque sorte « payé » en retour. Après avoir donné, il est, selon lui, en train de recevoir maintenant. « Sans avoir de raison de se glorifier d’avoir tendu la main à ceux qui nous tendent la leur aujourd’hui », a ajouté le président, précisant bien : « Nous n’avons plus aucune raison de mordre la main de ceux qui nous tendent la leur aujourd’hui, car l’humilité et la gratitude sont des valeurs de ce pays ; il importe de ne pas les jeter dans le torrent de nos récriminations personnelles. » « Chaque mort m’endeuille, chaque mort m’interpelle », a-t-il conclu.
Un discours gaullien, que le général du discours de Brazzaville de 1958 qui marque le début de la décolonisation n’aurait probablement pas renié. Des mots qui ancrent le Mali et son peuple dans une continuité historique indéniable, mais qui n’ont pas convaincu la population , déboussolée, qui a trouvé avec la présence militaire française un bouc émissaire facile à incriminer à chaque défaite des Fama. Même si le dispositif Barkhane a donné l’impression d’être resté en seconde ligne ces dernières semaines derrière les forces combinées africaines déployées en opération aux trois frontières, la responsabilité des forces françaises n’est pas engagée dans les échecs successifs qu’ont subis malheureusement leurs partenaires, que l’aviation a toutefois soutenus après chaque attaque. Au moins cent cinquante soldats maliens ont péri en à peine un mois et demi depuis le 30 octobre dernier. Et le nombre de disparus a varié au fil du temps, ce qui porte le nombre de victimes à environ deux cents. En fait, la gestion des autorités militaires maliennes concernant la communication sur les pertes de ses soldats, les lieux et les circonstances de leur mort n’a pas été à la hauteur de ces revers successifs, qui se sont accumulés en peu de temps, provoquant la colère des familles.
Expressions d’hostilité
À Bamako, elles sont descendues dans la rue et devant les camps militaires pour manifester leur courroux, brandissant des pancartes contre la haute hiérarchie, accusée de rester planquée à l’arrière, et IBK, qui ne donne pas assez de moyens pour lutter contre les groupes terroristes. La France et le dispositif Barkhane en prennent aussi pour leur grade, incapables désormais, aux yeux d’une partie de l’opinion sahélienne, de venir à bout des terroristes djihadistes. Pire, une théorie du complot est propagée sur les réseaux sociaux accusant la France de piller les ressources comme l’uranium, qui ne vaut plus rien et qu’on trouve sur les autres continents, ou carrément d’armer les terroristes, comme l’a dit l’artiste très populaire Salif Keïta, qui porte une lourde responsabilité à cause de l’influence qu’il exerce sur la jeunesse africaine.
La venue du président malien aux obsèques des militaires français a engendré des critiques acerbes contre lui, pas seulement à cause des soupçons contre la France. Le reproche, indéniable, qui revient souvent, c’est la différence de traitement entre les défunts soldats maliens par rapport à leurs camarades français. À Paris, le gouvernement a réservé des obsèques nationales à ses soldats et, au Mali, rien. Le président Keïta est accusé de ne pas être venu à Gao aux funérailles de ses militaires tués. À Bamako, le risque est peut-être aussi que sa présence pourrait provoquer des troubles de la part des familles et de ses opposants au moment d’une cérémonie solennelle. Sur RFI, le président de la Coalition de la société civile militaire regrette, lui, un déséquilibre mal perçu par la population. « C’est incompréhensible que notre État ne fasse pas son devoir de mémoire à ses fils qui sont tombés sur le champ d’honneur, dit-il. On doit prendre en charge les familles. Elle est insuffisante. On a beaucoup de choses à se dire entre nous Maliens, ici. Et c’est justement ce déséquilibre qui crée et développe le sentiment anti-français. » De quoi accentuer encore davantage le fossé qui se creuse entre les forces françaises et la population.
Source: Le Point