Le samedi 8 février, Sadou Yehia, un éleveur d’un village de la région du Gourma au Mali, a été sauvagement assassiné par un groupe terroriste.
Trois jours avant, il avait été enlevé par ce même groupe.
C’est une mort tragique qui vient s’ajouter à la sinistre cohorte des 4 000 notables maliens assassinés par des groupes jihadistes depuis 5 ans et aux 200 civils assassinés au cours des trois derniers mois de l’année 2019, selon un rapport publié le lundi 10 février par Human Rights Watch.
Près de deux mois avant son assassinat, Sadou Yehia avait souhaité accorder le 12 décembre une interview à une équipe de France 24. Le reportage incluant son témoignage a été diffusé un mois plus tard, le 13 janvier. Ce dimanche 9 février, quand des échanges sur les réseaux sociaux nous ont appris sa mort, toutes les équipes qui avaient contribué à ce reportage, à Bamako ou à Paris, ont été profondément bouleversées.
Sur ces mêmes réseaux sociaux, certains semblaient établir un lien entre le reportage et son décès. Voire nous en tenir pour responsables.
C’est ajouter une accusation terrible et injuste à l’horreur.
Les conditions de réalisation de ce reportage méritent d’être rapportées. Nous le devons d’abord à la famille et aux proches de Sadou Yehia, dont nous partageons la douleur, et à nos téléspectateurs.
Les médias français et internationaux se voient offrir fort peu d’opportunités de couvrir l’actualité dans la région du Sahel, tant l’accès y est restreint, pour des raisons sécuritaires. L’un des rares accès nous est permis grâce aux forces armées déployées dans le cadre du G5 Sahel et du dispositif Barkhane. Une équipe de correspondants de France 24 basée à Bamako, s’est vue proposer d’embarquer dans une patrouille commune entre Barkhane et les forces armées maliennes (FAMA) dans le Grand Est malien, du 7 au 14 décembre.
Lors de ce tournage, ils se sont rendus dans la région du Gourma au sud de Gao, dans une zone frontalière du Burkina Faso et du Niger, le long du fleuve Niger.
Devant notre caméra, les militaires engagent le dialogue avec les anciens d’un village rassemblés sur la place. Parmi eux, Sadou Yehia l’éleveur, est révolté par le racket que lui font subir les jihadistes et tient à le faire savoir à l’équipe de journalistes qu’il a parfaitement identifiée : ” (…) Toute la zone est occupée, même si tu vas ailleurs, l’autre va te trouver et tu vas payer (…) “.
Le reportage sera diffusé un mois plus tard, le 13 janvier, et l’enlèvement puis l’assassinat de Sadou Yehia se produisent entre le 5 et le 8 février. Les délais importants entre le tournage, la diffusion et l’assassinat montrent le caractère spéculatif de ce qui est présenté hâtivement par des commentateurs comme une causalité certaine.
Avant la diffusion du reportage, tant pour les équipes qui le montent à Bamako que pour celles qui le reçoivent à Paris, s’est posée la question du floutage. Faut-il flouter les civils ?
La réponse est oui, quand cette mère de famille sort de sa case sous la contrainte des soldats avec ses deux enfants, découvre la caméra et est donc filmée à son insu.
La réponse est non, concernant les soldats de Barkhane dont aucun membre n’est flouté.
Non, quand, dans une assemblée publique, un notable exprime librement son ressentiment devant notre caméra. Dans une zone où les terroristes savent tout et sur tous, sans délai, de la présence des militaires dans les villages, à l’identité des habitants qui leur parlent, rien ne permet d’affirmer que le floutage de Sadou Yehia lui aurait garanti une quelconque sécurité. Dans ce contexte, l’anonymisation est illusoire. Les groupes terroristes qui prospèrent de divers trafics, et d’un racket systématique des populations, n’ont d’ailleurs nul besoin d’images pour désigner leurs victimes. Les 4 000 assassinats de notables en attestent. Le lâche assassinat de Sadou Yehia et des centaines de civils innocents rappelle douloureusement la volonté des terroristes de toutes obédiences, de terroriser. Terroriser les populations, terroriser les enseignants, terroriser les médecins et les responsables locaux.
Il rappelle également la difficulté pour les journalistes de couvrir l’actualité dans cette zone. Si la présence même des médias – car au fond c’est bien de cela qu’il s’agit – met en cause la sécurité des habitants, la question qui se pose est alors celle de la couverture de la zone et du recueil de témoignages. Il nous semble essentiel que les rares médias qui s’y rendent encore continuent de couvrir le quotidien des populations qui souffrent et qui se sentent abandonnées à des groupes terroristes qui entendent poursuivre leurs exactions dans le silence et sans témoins.
Oui, nous sommes profondément atteints par cet assassinat barbare. Non, nous ne pouvons accepter d’en être désignés comme les coupables dans une inversion insupportable des responsabilités.
La direction de France 24