TRIBUNE. Il y a deux ans, nous avions proposé ce point de vue pour une meilleure compréhension du débat autour du franc CFA. Il en illustre bien les données.
Au début de ce mois de septembre 2017 s’est passé au Sénégal, plus précisément à Saint-Louis, ancienne capitale du pays, un événement exceptionnel : l’effondrement, suite à des intempéries, de la statue de Louis Faidherbe, ancien gouverneur colonial qui, dans la terminologie de l’époque, « a conquis » le Sénégal. Au même moment, ironie du sort et clin d’œil de l’Histoire, le Sénégal a célébré dans la même ville le grand résistant à la conquête coloniale qu’était Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie mouride, un religieux visionnaire et stratège qui a inculqué à sa communauté les vertus de la non-violence ainsi que le culte du travail et le compter sur soi. Ces deux événements ne sont pas passés inaperçus car survenus dans un contexte de débats animés, parfois rudes, entre pro et anti-franc CFA, avec comme point d’orgue la destruction d’un billet de 5 000 francs CFA par l’activiste franco-béninois Kemi Seba qui a été expulsé du territoire sénégalais. La présente contribution vise, loin des soubresauts d’un débat certes intéressant mais teinté de passions, à donner un avis le plus motivé possible sur l’utilité ou non du franc CFA et surtout formuler des propositions de sortie de crise. Deux camps semblent s’opposer : les anti et les pro-CFA, en d’autres termes : le cœur et la raison.
Pour permettre au lecteur de mieux comprendre les enjeux, il est important de rappeler que la monnaie est un outil important de politique économique. Lorsqu’elle est forte, elle handicape les exportations. La Chine l’a tellement bien compris que sa stratégie consistant à s’accommoder d’un yuan faible lui a permis de doper ses exportations au point de devenir un prêteur net en devises des États-Unis. Dans le débat du FCFA, tous les intervenants semblent animés de bonne foi.
Ce que les anti-franc CFA disent
Les détracteurs de cette monnaie avancent des arguments recevables portant sur un triple plan éthique, économique et politique.
Sur le premier point, l’incompatibilité d’une monnaie à soubassement colonial avec la nécessaire défense de la souveraineté nationale et communautaire est mise en avant sans compter son caractère infantilisant, au regard du fait que la responsabilité de la définition des orientations stratégiques de ladite monnaie semble incomber à la France qui, tel un père de famille, assure un droit de regard sur 50 % des réserves de changes des pays concernés. La France, en bon droit et en jouant sur les leviers de la prospective, avait de manière intelligente imaginé ce dispositif qui avait l’avantage à la fois de maintenir un « cordon ombilical symbolique », de faciliter l’implantation d’entreprises françaises en Afrique et d’avoir un financement pour son économie avec les réserves domiciliées à la Banque de France.
Au plan économique, le fait que le FCFA soit arrimé à une monnaie forte, l’euro, sur la base d’une parité fixe, gêne considérablement les exportations des pays africains membres, notamment celles des produits transformés. Ce paramètre explique sans doute, en partie, la persistance des phénomènes de désindustrialisation dans les pays francophones membres de la zone Franc et la recrudescence des entreprises en difficulté qui ne cessent de fragiliser le secteur privé formel. Par ailleurs, le coût de la garantie de la convertibilité du franc CFA est excessif : 50 % des réserves de changes domiciliés à la Banque de France soit un matelas de trésorerie qui peut avoisiner l’équivalent de 10 000 milliards de francs CFA (15,2 milliards d’euros). Autant de ressources financières dévoyées du système de financement de l’économie des pays membres frappés pourtant par une pauvreté endémique avec des besoins énormes en termes d’éducation et de santé.
Sur un autre plan, l’intégration entre les trois zones du franc CFA (Afrique de l’Ouest, Afrique centrale et Comores) sera difficile à atteindre du fait que la monnaie en cours dans chacune des zones ne peut être dépensée dans les autres zones. En effet, les économistes savent depuis les travaux de Robert Mundell des années 1950 que pour que des pays aient intérêt à avoir une même monnaie ils doivent être intégrés économiquement.
Ce que les pro-franc CFA disent
Tout en étant convaincu que le FCFA n’est pas un outil de développement, nous n’en demeurons pas moins respectueux des thèses formulées par les pro CFA qui tirent leurs principaux argumentaires d’une volonté de ne pas remettre en cause la stabilité monétaire actuelle marquée notamment par une inflation faible et l’absence de risque de change. Même si ces deux paramètres sont absolument sans grand effet dans notre quête de développement. Ils ne veulent pas faire de saut dans l’inconnu et s’inquiètent à juste titre des risques réels d’indiscipline et de mauvaise gouvernance qui pourraient avoir des effets réels sur la valeur d’une nouvelle monnaie à créer. Les tenants de cette thèse craignent aussi sans doute une utilisation excessive de la planche à billets, avec son corolaire d’hyperinflation. Le traumatisme de la mauvaise expérience de la Banque régionale de solidarité (BRS) est certainement dans leur esprit. Créée à l’initiative de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, sur la base du modèle de la Grameen Bank au Bangladesh, la BRS avait pour vocation d’aider les pauvres grâce à des prêts sans garantie. L’expérience s’est soldée par un échec, la BRS ayant été liquidée pour des raisons liées à la bonne gouvernance et au défaut de remboursement d’une bonne partie de ses crédits par les bénéficiaires.
Pourquoi le franc CFA ne peut plus perdurer
Quelle que soit la position préconisée, cette monnaie ne peut plus à notre avis demeurer en l’état actuel pour plusieurs raisons.
La première est liée à son cachet historique qui ne colle plus avec un monde du XXIe siècle globalisé, multipolaire et solidaire. Le franc CFA s’appelait en 1945 franc des colonies françaises d’Afrique, même si le nom a connu des mutations dans l’optique de lui enlever ce cachet colonial, ce qui n’est pas facile. Deux déclarations de l’ancien Premier ministre Édouard Balladur, très révélatrices, montrent que la logique de condescendance persiste : « La monnaie n’est pas un sujet technique, mais politique, qui touche à la souveraineté et à l’indépendance des nations » – Édouard Balladur (ancien Premier ministre français, Le Monde, 9 février 1990). Dixit Édouard Balladur après la dévaluation du franc CFA de 1994 « parce qu’il nous a semblé que c’était la meilleure formule pour aider ces pays dans leur développement. »
À cela s’ajoute que de nombreuses mutations sont intervenues dans l’environnement (fin de la guerre froide, avènement d’une élite africaine mieux formée, bilingue parfois, citoyenne et très avertie, existence d’un dispositif de surveillance multilatérale, entrée en vigueur du TEC Cedeao, signature en instance des APE, pays européens endettés, diversités des partenariats commerciaux avec la Chine et les Brics, fluctuations monétaires euro/dollars et baisse des prix du pétrole).
La deuxième est économique et est liée au fait que le franc CFA n’a pas réussi à arrimer ses pays membres à la prospérité. La pauvreté reste endémique et de plus, les résultats économiques atteints sont décevants : 10 sur les 15 pays qui composent la communauté CFA faisaient partie des 25 pays les plus mal classés dans l’Indice du développement humain du PNUD 2016 ; 4 fermant le banc dudit classement. À cela s’ajoute que sur les 25 pays les plus pauvres du monde classés selon le PIB par tête d’habitant par le FMI en 2016, la zone franc en comptait 6. Ces derniers sont dépassés par des États africains anglophones et arabophones, gestionnaires de leurs propres monnaies, plus entreprenants, plus responsables, et faisant preuve de plus de capacité d’innovation, qui occupent le peloton de tête des nations les plus prospères du Continent (Afrique du Sud, Nigeria, Bostwana, Égypte, etc.). En 2016, les investisseurs étrangers ont privilégié les hubs économiques comme l’Égypte, le Kenya, le Maroc, le Nigeria et l’Afrique du Sud, qui ont ainsi drainé 58 % des investissements directs étrangers à destination du continent.
Dans l’une de ses parutions, l’hebdomadaire Jeune Afrique révélait en 2013 que « l es pays francophones pesaient 19 % du produit intérieur brut moyen de l’Afrique subsaharienne, quand les anglophones en représentaient 47 % (hors Afrique du Sud) ». Ce retard, de notre point de vue s’explique par l’inefficacité du modèle postcolonial français. Au moment où la Grande-Bretagne laissait ses colonies aller à l’apprentissage des questions économiques, la France quant à elle a choisi de maintenir ses anciennes colonies dans une logique confédérale avec une forte situation de dépendance et d’assistanat.
La troisième raison est technique. Le coût de la garantie de convertibilité supportée par les pays membres, à savoir 50 % de leurs recettes d’exportation, n’est plus compatible avec les risques encourus par le trésor français. La France avait reconnu dans ces discussions avec l’Union européenne d’avant intégration du franc CFA à l’euro que l’ampleur potentielle des soutiens à la balance des paiements des pays africains de la zone franc (les débits en comptes d’opérations) était trop faible pour affecter de façon sensible les réserves de l’Union européenne. La garantie de convertibilité permet que le niveau des réserves devienne négatif, même si dans la pratique cette situation est hypothétique. Sur un autre plan, les objectifs en termes d’inflation, de déficit budgétaire et d’endettement qui sont du copier-coller des pratiques européennes ne sont pas pertinents pour des pays qui sont en quête de prospérité. Il en va de même des règles prudentielles applicables aux banques et établissements financiers des zones monétaires du franc CFA très conservatrices qui ne permettent pas un financement vigoureux de l’investissement.
La quatrième raison est de l’ordre de la remise en question d’un dogme, celui de l’idéologie monétariste incarnée par Milton Friedman qui fait de la lutte contre l’inflation son objectif principal que le monde, au regard des nombreux défis à relever en matière de pauvreté, de croissance et de paix devrait réinterroger. Le bon sens voudrait qu’avant de s’inquiéter d’une augmentation des prix, on produise d’abord. L’indépendance des banques centrales prônée par cette idéologie devrait être questionnée. Il faudrait désormais, à notre avis, prôner de véritables politiques de relance économique et amener les États à prendre leurs responsabilités dans un monde en crise.
Pour conclure, nous estimons qu’une solution conciliante entre les positions pour et contre le CFA capable de dépasser la structuration actuelle du franc et d’aller progressivement vers une création monétaire à l’échelle de la Cedeao, pourrait consister en ceci :
– changement du nom « franc CFA » pour lui extirper toute connotation historique ;
– placement des réserves en devises des pays concernés à la BCE ;
– renforcement du caractère indépendant et de la gouvernance des banques centrales de la zone en cooptant au niveau des conseils d’administration des experts de pays dont la gestion monétaire et économique est donnée en exemple (Botswana, île Maurice, Maroc, Cap Vert et Rwanda par exemple) ;
– mise en place de conventions d’assistance technique avec des pays historiquement partenaires ;
– renégociation à la baisse du coût de la garantie de convertibilité en deçà des 50 % actuels ;
– instauration d’un système de taux de change flottant en fonction d’un panier de monnaies composé des devises des principaux pays partenaires (euro, yuan, dollars).
* Consultant, ancien cadre de la Banque ouest-africaine de développement et du Fonds africain de garantie et de coopération économique.
Le point d ‘Afrique