Un projet aux contours encore flous mais surtout pas réaliste ni réalisable, estiment plusieurs analystes politiques interrogés par l’Agence Anadolu
Fin juillet dernier à Bissau, à l’occasion de la visite de travail du Président français Emmanuel Macron, Umaro Sissoco Embaló, le Président de la Guinée Bissau, par ailleurs président en exercice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest (CEDEAO), a annoncé publiquement un projet anti-putsch en gestation sur la table de l’institution sous-régionale.
Ce projet disait-il, devra « permettre à tout le monde de comprendre que nous sommes au 21e siècle et qu’il est inadmissible et inacceptable de faire des coups d’Etat ».
« On ne peut penser que pour arriver au sommet de l’Etat, c’est un fast track. Il y a des procédures pour être chef d’Etat. Il faut qu’on soit tous républicains. C’est le peuple qui a le droit de sanctionner les dirigeants mais pas avec des coups d’Etat militaires », avait-il martelé.
Un projet aux contours encore flous mais surtout pas réaliste ni réalisable, à écouter plusieurs analystes politiques interrogés par l’Agence Anadolu.
– Affirmer son autorité
L’annonce faite par le Président Bissau Guinéen n’est qu’une manière pour lui d’affirmer son autorité à la tête de la CEDEAO. C’est ce que pense Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), un Think tank spécialisé sur les questions de défense et de sécurité.
Si on considère que le Ghanéen Nana Akufo-Ado s’est montré durant sa présidence de la CEDEAO « un peu plus conciliant vis à vis des putschistes », c’est en toute logique que le Président Umaro Sissoco Embaló veuille « se montrer ferme contre les coups d’Etat et des régimes de transition dans la sous-région ouest africaine ». Lui qui, en février dernier, a été victime d’un coup d’Etat manqué.
Mais cette manière de vouloir marquer d’une main de fer sa présidence au sommet de la CEDEAO, en déclarant la guerre aux putschistes, contraste avec un contours pour le moins « flou » du projet pour l’heure.
Emmanuel Dupuy rappelle au passage qu’il existait déjà « une force armée en attente de la CEDEAO qui s’appelle ECOMOG créée au début des années 1990 et qui s’était engagée avec beaucoup de critiques » en 1992 au Libéria et en Sierra Léone.
« J’ai plutôt l’impression qu’on essaie juste de la renommer. Et le fait de la renommer s’inscrit dans une logique lyrique qui n’a pas vraiment une grande consistance », indique Emmanuel Dupuy.
Mais en définitif, l’analyste français croit qu’une force militaire, soit-elle sous-régionale, « ne peut être créée que pour empêcher les putschs ». Elle est par sa nature dans la logique d’assurer « la sécurité d’un Etat en luttant par exemple pour sa souveraineté, pour la souveraineté intra-étatique, contre la piraterie, les narcotrafiquants, les djihadistes, ou les terroristes et les mouvements séparatistes ».
« Un putsch ne peut donc être évité dans un pays que si les conditions internes sont réunies. Si un chef d’Etat veut se protéger contre un coup d’Etat, il n’a pas besoin d’une force extérieure. Il a juste besoin d’être en cohérence avec le mandat que lui a donné son peuple par le vote, et donc par la voie électorale » affirme Dupuy, rappelant au passage qu’un putsch ne vient jamais spontanément, mais d’un ensemble de facteurs internes : Une fragilité institutionnelle par exemple, une volonté de s’opposer à la corruption, ou une volonté par des groupe armés (pas forcément terroristes) d’imposer leur loi dans un pays.
– Un “syndicat” des chefs d’Etat
« Au lieu de penser à la source qui conduit aux coups d’Etat », Umaro Sissoko Embalo pense plutôt à « la manière de rétablir des chefs d’Etat qui se seraient fait renverser » dans l’exercice de leur fonction, s’étonne pour sa part, Mohamed Madi Djabakate, politologue et essayiste togolais. Pour lui, le Président Sissoco Embaló passe à côté de l’essentiel.
Des projets pareils, soutient-il, ne font que confirmer ce que pense l’opinion publique, c’est à dire que « la CEDEAO n’est en effet qu’un syndicat des chefs d’Etat qui a pour mission principale de voler au secours de ses membres, en garantissant les avantages et intérêts des chefs d’Etat ».
Littéralement, explique le politologue togolais, « l’idée derrière cette force sera de faire intervenir des hommes armés dans un pays membre pour faire un contre coup d’Etat. C’est à dire renverser ceux qui ont fait un coup d’Etat contre un régime élu au pouvoir ». Ce qui présente un énorme risque d’affrontements qui vont sans doute se terminer en bains de sang.
« C’est ce qui risque d’arriver si des forces étrangères se retrouvent dans un pays sans aucune autorisation. Et comme on l’a vu il y a quelques temps au Mali et en Guinée où les coups d’Etat ont reçu l’adhésion ou l’aval des populations, ces forces étrangères se feront abattre tout bonnement », note Madi Djabakaté.
Et de s’interroger : « On peut se demander à quoi a servi la force en attente de la CEDEAO destinée à lutter contre l’insécurité ? A quoi a pu servir cette force face au terrorisme dans la sous-région ? Elle était là, mais pourquoi est-on allé créer le G5 Sahel ? »
– Limitation des mandats présidentiels
Cela dit la réponse militaire, d’après Madi Djabakté n’a jamais été une solution, et ne la sera guère. A moins que la finalité serait d’« étouffer l’expression populaire ».
La CEDEAO gagnerait, affirme-t-il en outre, à relever dans un premier temps « le défi de la limitation des mandats présidentiels à deux dans ses pays membres », plutôt que de chercher à donner une priorité à ce projet de force anti-putsch.
« Le mieux pour les tenants de la CEDEAO aujourd’hui, c’est de réussir à donner à son projet de limitation de mandats présidentiels, une assise communautaire. Que cela soit concrétisé par un texte communautaire qui contraigne chaque pays membre au respect de cette limitation de mandat », détaille-t-il.
Au-delà, poursuit Madi Djabakaté, « sur la question électorale dans son ensemble (présidentielles, législatives ou locales) il faut que la communauté travaille à garantir la transparence, la fiabilité, la crédibilité et la sincérité des opérations de votes. Ce faisant, les velléités de coups d’Etat vont disparaitre. Sinon, toutes initiatives même militaires ne serviraient à rien ».
– Causes multiples
Le géopolitologue sénégalais Cheikh Sadibou Ndiaye est également sceptique quant à l’idée de la CEDEAO de mettre sur pied une force anti-putsch en Afrique de l’Ouest.
Pour lui, ce que le président en exercice de la CEDEAO doit comprendre aujourd’hui, c’est que « non seulement il faut empêcher les coups d’Etat militaires en Afrique, mais aussi les coups d’Etat constitutionnels ».
« Le message que l’on doit envoyer à ces militaires qui font les coups d’Etat en Afrique de l’Ouest, doit être le même que l’on doit envoyer aux politiciens qui cherchent à briguer coûte que coûte, un troisième ou quatrième mandat. Plusieurs présidents de la sous-région ont de nombreux mandats en leur actif. Ce qui est contraire à tout entendement. Ces problèmes, il faudra d’abord les régler dans nos Etats », soutient Cheikh Sadibou Ndiaye, partageant ainsi la vision de son collègue togolais.
« Nous devons nous battre pour avoir d’abord des institutions fortes, que personne ne peut déloger, mais aussi régler les problèmes sécuritaires de manière collective », a ajouté l’expert sénégalais.
Cheikh Sadibou Ndiaye rappelle que « les coups d’Etat en Afrique de l’Ouest n’ont pas les mêmes causes. Ils sont différents d’un pays à un autre ». Les coups d’Etat qui ont déstabilisé le Mali par exemple, rappelle-t-il, ne sont pas les mêmes que ceux au Burkina Faso ou en Guinée. Selon lui, si au Mali et au Burkina Faso, ils sont justifiés par la lutte contre le terrorisme, en Guinée Conakry, c’est plutôt lié à une crise politique à la suite d’une modification de la constitution. Le problème en Guinée Bissau est également sécuritaire mais lié aux narco-trafiquants qui cherchent à déstabiliser le pays pour prendre possession des institutions et faciliter la circulation de leurs produits interdits aussi bien dans le pays qu’au niveau africain.
« Donc si la CEDEAO crée une telle force, elle aura tous les problèmes du monde. Parce que les Etats sont souverains, et indépendants. Comment la CEDEAO arrivera-t-elle à faire intervenir une force, soit-elle sous régionale, dans un pays, sous prétexte qu’il y a eu un coup d’Etat ? Ce serait tout simplement rajouter des problèmes au niveau de la communauté. Je pense que la CEDEAO gagnerait à réfléchir aux moyens de lutter contre l’insécurité qui gangrène l’Afrique de l’Ouest et trouver des solutions pour permettre aux populations de vaquer librement à leurs occupations », indique Cheikh Sadibou Ndiaye.
Il suggère « au lieu d’une une force anti-putsch, la mise en place -s’il était nécessaire- d’une véritable force qui va permettre de régler les problèmes d’insécurité dans l’espace sous-régional ».
– Le paradoxe Macron
Le fait que l’annonce du président en exercice de la CEDEAO soit faite en présence du Président français Emmanuel Macron à Bissau, est par ailleurs problématique selon les experts consultés par l’Agence Anadolu.
C’est pour Emmanuel Dupuy, l’analyste français, un véritable paradoxe surtout que le coup d’Etat avorté contre Umaro Sissoko Embalo, début février 2022, « l’a été grâce aux supplétifs de Wagner ».
« Qu’il fasse l’annonce de la création d’une force anti-putsch de la CEDEAO en présence du Président français, montre tout le côté paradoxal de son acte. Appeler à la constitution d’une coalition anti-putsch à l’extérieur de son pays, alors qu’il doit sa survie à une société militaire privée décriée, c’est un paradoxe absolu », s’étonne Dupuy.
« Accueillir le Président Macron, qui dans ses trois discours pendants sa tournée au Cameroun, au Bénin et en Guinée Bissau n’a cessé de fustiger la Russie, alors que le Président Sissoko Embalo est protégé de notoriété publique par les Russes est une façon de donner un gage à une forme de neutralité, qui permet à la France de pouvoir venir en appui à cette soi-disant création d’une force anti-putsch », ajoute-t-il par la suite.
Le fait même que cette idée soit émise lors de la visite du Président français Emmanuel, rend la proposition de cette force anti-putsch de la CEDEAO « discutable » et la paternité même « questionnable », d’après le politologue et essayiste togolais Madi Djabakaté.
« Est-ce une proposition de Macron, ou une idée des chefs d’Etat de la CEDEAO ? Je pense que le doute est là. Et au sein de l’opinion publique africaine qui de plus en plus devient hostile à la politique étrangère de l’Élysée, cette idée ne peut pas prospérer parce qu’on va toute suite l’attribuer à Macron tout comme on lui a attribué les sanctions de la CEDEAO contre le Mali. De toute évidence, cette idée de force anti-putsch semble être de Macron pour assurer en retour aux chefs d’Etat de la CEDEAO l’appui et le soutien de la France », croit-il.
De toutes les façons, rétorque Emmanuel Dupuy, « la France, actuellement en posture de résistance sur le continent africain, n’a pas toutes les cartes pour peser sur une éventuelle force armée ouest-africaine anti-putsch. « L’offensive est plutôt du côté russe avec la multiplication des accords de défense (une vingtaine), dont les plus récents concernent les pays de l’Afrique de l’Ouest (Mali, Mauritanie, Nigéria) », affirme-t-il.
« Il y a juste une volonté de sauver les apparences, montrer qu’on est aussi là, et qu’on peut apporter une assistance dans la lutte contre le terrorisme, contre la piraterie maritime », assure-t-il.
Mais attention prévient, le géopolitologue sénégalais Cheikh Sadibou Ndiaye, « le Président Français peut prendre d’ici là l’engagement de former cette force ». On a l’impression « de sous-traiter les problèmes sécuritaires dans la sous-région. Ce qui est extrêmement grave », note-il. « Parce que l’indépendance et la souveraineté, c’est de prendre en main ces problèmes sécuritaires. Et je ne pense pas que c’est en ayant des financements extérieurs qu’on fera quelque chose », conclu-t-il.
Source : Agence Anadolu