«Les extrémistes sont en train d’arriver en Afrique. Nous avons eu un énorme impact sur le Moyen-Orient, en remportant une victoire contre Daesh (organisation Etat islamique) en Syrie et en l’affaiblissant en Irak et ailleurs. Ses militants cherchent à ouvrir de nouveaux fronts. Ils vont forcément chercher à s’installer en Afrique pour mettre à profit les difficultés de tout ordre… Le commandant d’Africom va continuer à élaborer un plan de campagne pour que l’Afrique devienne un continent plus sûr».
Ces propos tirés d’une interview diffusée le 10 novembre par Radio France Internationale (RFI) d’un officier supérieur américain, John Wayne Troxell conseiller, à la fois, du chef d’état-major des armées et du secrétaire à la Défense, donnent davantage froid dans le dos qu’ils ne rassurent. Peut-être que les responsables politiques et militaires ouest-africains devraient aussi nourrir quelques inquiétudes.
Les Etats-Unis ont annoncé qu’ils armeront leurs drones basés dans le pays et qu’ils entendaient accroître plus généralement leur engagement militaire dans le Sahel
Depuis la mort le 4 octobre de quatre soldats américains tués en même temps que quatre militaires nigériens dans une embuscade dans la région de Tillabéri, au Niger, les Etats-Unis ont annoncé qu’ils armeront leurs drones basés dans le pays et qu’ils entendaient accroître plus généralement leur engagement militaire dans le Sahel. Avant les Etats-Unis, les autorités françaises avaient annoncé en septembre dernier l’armement de leurs drones de surveillance également basés au Niger.
La militarisation du Sahel, et de toute l’Afrique de l’Ouest, principalement par la France et les Etats-Unis, se poursuit inexorablement depuis le déclenchement de l’opération Serval en 2013 en réponse à l’effondrement politique et militaire de l’Etat malien aux prises avec des groupes armés multiples dans le nord. Elle se poursuit sans susciter beaucoup d’inquiétudes et d’interrogations de la part des gouvernants des pays concernés. Et, bien sûr, sans débats dans les parlements totalement endormis et sans aucune discussion dans les espaces publics nationaux.
Tout se passe comme si les modalités de la guerre contre le terrorisme sous pilotage stratégique extérieur ne pouvaient pas s’avérer aussi dangereuses pour les perspectives de paix et de sécurité en Afrique de l’Ouest que le mal terroriste qu’elle est censée traiter
Tout se passe comme si les modalités de la guerre contre le terrorisme sous pilotage stratégique extérieur ne pouvaient pas s’avérer aussi dangereuses pour les perspectives de paix et de sécurité en Afrique de l’Ouest que le mal terroriste qu’elle est censée traiter. Est-ce une si bonne nouvelle pour les populations des pays sahéliens, qui vivent pour leur majorité dans des conditions économiques, sociales et environnementales spartiates, de savoir que leurs territoires seront survolés par des engins volants pilotés à distance capables d’éliminer à tout moment des ennemis choisis souverainement par Paris ou Washington DC? Lequel des Etats de la région est capable de fixer des lignes rouges à ne pas dépasser à ses partenaires américains et européens dans le déploiement de leurs actions offensives ?
Les citoyens ouest-africains préoccupés par l’évolution sécuritaire et politique de la région et par le contexte dans lequel vivra leur descendance devraient s’interroger davantage sur les implications de la projection toujours plus visible et bruyante des moyens militaires des puissances mondiales qui ont rarement mis fin durablement aux conflits qu’elles promettaient de résoudre par la force. Des puissances qui savent, elles, protéger leurs citoyens et électeurs en faisant la guerre le plus loin possible de leur sol. Des puissances qui peuvent décider souverainement à tout moment d’infléchir leur politique étrangère et leur stratégie militaire au gré d’une réévaluation des risques encourus, de leur analyse coûts-bénéfices, et de leurs intérêts ou de ceux de leurs gouvernants du moment.
Ce qu’on n’aimerait ne jamais voir dans la région, c’est la guerre dans des centres urbains, comme en Iraq, en Syrie, en Afghanistan, au Yémen ou en Libye
Dans l’interview citée plus haut, le même officier américain donnait un exemple de ce que pouvait signifier la décision récente d’accorder «plus d’autonomie» aux chefs militaires américains sur le terrain : «Il y a plusieurs mois, le commandant des forces américaines en Afghanistan a largué une bombe très puissante dans l’est de l’Afghanistan. Il l’a fait en vertu de son autorité en tant que commandant des forces américaines sur place. Il a désormais l’autorité de prendre de telles initiatives sans demander la permission du secrétaire à la Défense ou du président des Etats-Unis. C’est quelque chose qu’on va voir de plus en plus souvent.»
C’est justement ce qu’on aimerait ne jamais voir en Afrique de l’Ouest : des bombes très puissantes qui malgré leur redoutable précision font des dizaines de victimes civiles collatérales… et offrent aux groupes armés jihadistes anti-occidentaux des centaines de nouveaux candidats au recrutement. Ce qu’on n’aimerait ne jamais voir dans la région, c’est la guerre dans des centres urbains, comme en Iraq, en Syrie, en Afghanistan, au Yémen ou en Libye. La guerre est pire que la survenue d’un, de deux, ou de trois attentats chaque année dans une ville ouest-africaine. Il faut être réaliste : il faudra composer avec le niveau actuel d’exposition au risque terroriste pendant longtemps.
Il ne reste plus aux Etats du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest que de mauvaises solutions à mettre en œuvre sous des contraintes extérieures fortes, indissociables de la dépendance extrême à l’égard de financements de leurs initiatives sécuritaires par leurs partenaires occidentaux
Les graves errements des Etats de la région, les compromissions inqualifiables de nombre de gouvernants pendant de nombreuses années, l’abandon de communautés locales démunies dans des zones isolées à leur sort, l’exportation des problèmes politiques internes des voisins d’Afrique du Nord (Algérie et plus récemment Libye), la montée en puissance du crime organisé dans l’espace sahélo-saharien et ouest-africain, les pratiques désastreuses des pays européens qui ont versé des millions d’euros de rançons aux groupes criminels – qui ne les ont pas utilisés pour acheter des gâteaux – ont mis toute la région dans une situation d’extrême vulnérabilité.
Il n’y a aujourd’hui aucune solution facile à rechercher. Il ne reste plus aux Etats du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest que de mauvaises solutions à mettre en œuvre sous des contraintes extérieures fortes, indissociables de la dépendance extrême à l’égard de financements de leurs initiatives sécuritaires par leurs partenaires occidentaux. Notre propos n’est pas ici de nous lamenter de l’accroissement de la présence militaire internationale dans la région. Rien ne permet d’affirmer avec certitude que la situation serait meilleure aujourd’hui dans le Sahel en l’absence d’interventions militaires occidentales.
Mais rien ne permet non plus de penser que le renforcement continu des moyens militaires occidentaux n’est pas un facteur majeur d’aggravation du risque de transformation à moyen terme de la région ouest-africaine en un champ de bataille permanent comme le sont devenus le Moyen-Orient et une partie de l’Asie centrale.
Au cours des cinq dernières années, malgré les opérations françaises Serval puis Barkhane, malgré les troupes, les avions et les drones français et américains, les groupes armés se sont multipliés et ont considérablement élargi leur zone de nuisance
Au cours des cinq dernières années, malgré les opérations françaises Serval puis Barkhane, malgré les troupes, les avions et les drones français et américains, les groupes armés se sont multipliés et ont considérablement élargi leur zone de nuisance au Mali et dans les régions frontalières du Niger et du Burkina Faso, menant des opérations terroristes loin des espaces désertiques et peu peuplés dans lesquels ils ont été longtemps confinés. Aucune capitale n’est plus à l’abri. Les agendas des groupes armés sont encore plus obscurs qu’ils ne l’étaient auparavant, et leur capacité à parasiter les conflits locaux entre communautés ethniques autour des ressources, s’est manifestement renforcée et non affaiblie.
Il est urgent dans ce contexte inquiétant de rappeler aux hauts responsables politiques et militaires de la région que la priorité existentielle doit être d’éviter de créer à moyen terme les conditions d’une guerre ouverte, mettant en œuvre des moyens militaires considérables, et pour des intérêts qui ne sont peut-être pas principalement ceux des sociétés ouest-africaines. Il est urgent d’invoquer un principe de précaution et une exigence de gouvernance démocratique pour examiner avec beaucoup plus d’attention et de consultation interne toutes les décisions prises ou suscitées par nos partenaires puissants dans la lutte contre le terrorisme et dont les conséquences pourraient être lourdes pour notre partie du monde.
Olakounlé Gilles Yabi
Economiste et analyste politique, consultant indépendant, Gilles Olakounlé Yabi est le président du Comité directeur de WATHI, le laboratoire d’idées citoyen de l’Afrique de l’Ouest. Il a été journaliste et directeur pour l’Afrique de l’Ouest de l’organisation non gouvernementale International Crisis Group. Les opinions exprimées sont personnelles.
Source: WATHI