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Démographie africaine : pourquoi la « ruée vers l’Europe » n’aura pas lieu

La question de la migration, pourtant essentielle quand il s’agit d’évoquer l’avenir de l’Afrique, est bien souvent sujet à approximations et à l’utilisation tendancieuse des données démographiques. Explications.

Dans La Ruée vers l’Europe, Stephen Smith n’hésite pas à écrire : « La jeune Afrique va se ruer sur le Vieux Continent, cela est inscrit dans l’ordre des choses », et il avance même une projection démographique : en 2050, l’Europe comptera 150 à 200 millions d’Afro-Européens, soit 25 % de sa population.

Cette affirmation est vigoureusement réfutée par François Héran et Julien Brachet. Au mieux, les subsahariens passeraient de 1 % à 3 ou 4 % en 2050. Julien Brachet cite, comme François Héran, une étude datant de 2016 du Fonds monétaire international qui prévoit qu’en 2050, 34 millions de migrants originaires d’Afrique subsaharienne résideront dans l’ensemble des 36 pays de l’OCDE, dont 26 en Europe, et selon les Nations unies le solde net en Europe sera en 2050 de 32 millions d’étrangers (tous pays d’origine).

Notons, d’emblée, que Stephen Smith affirme qu’il en sera ainsi alors que les démographes sont beaucoup plus prudents : ils évoquent des futurs probables et chiffrent plusieurs scénarii (neuf variantes dans UNDSEA). Stephen Smith aurait-il raison ? Une analyse serrée de son argumentaire révèle des approximations et des contradictions logiques qui renvoient à un problème plus général, celui de l’utilisation tendancieuse des données démographiques.

L’argument contestable de « la matrice »

Stephen Smith utilise plusieurs arguments. Le premier, tout à fait recevable, est l’émergence, avec le développement économique, d’une classe moyenne en Afrique (p.17, pp.124-127). C’est un fait bien établi : les plus pauvres n’émigrent pas, faute de capital financier et social. Quant aux migrants climatiques, s’ils sont bien soumis à une mobilité forcée, ils restent à proximité de la zone dévastée comme on le constate lors des tsunamis ou des sécheresses.

Mais le deuxième, auquel l’auteur consacre les plus longs développements et qui est à l’évidence pour lui le facteur essentiel, est l’exceptionnelle jeunesse de l’Afrique dans laquelle il voit la matrice de toute une série de problèmes : « la pauvreté persistante, les luttes politiques et les conflits armés en Afrique, les enjeux économiques, la montée des extrémismes religieux, les défis sanitaires, éducationnels et environnementaux » (p. 33 ; voir aussi p. 132 à propos de la Sierra Leone et p. 133-134 du Soudan du Sud).

Ce qui pose problème n’est pas l’énumération des problèmes qui sont bien réels, mais l’idée de « matrice ». Celle-ci implique que tous les facteurs évoqués ne sont des causes efficientes de la migration que s’ils sont médiatisés par la jeunesse de la population. Il note, cependant, un peu plus loin, que le conflit jeunes-vieux n’est qu’un parmi d’autres (Nord-Sud, femmes-hommes, pauvres-riches, civils-militaires, gouvernant-gouvernés, chrétiens-musulmans (pp. 127-129)) – ce qui revient à abandonner le caractère englobant de la matrice de la jeunesse.

Sentant la contradiction, l’auteur écrit qu’en Afrique être jeune « est le plus grand dénominateur commun » (p. 134). Mais ceci n’est pas un argument logique. Comme il y a 50 % de jeunes de moins de 20 ans en Afrique, statistiquement ils ont évidemment toutes les chances d’être pris dans les conflits de tous ordres énumérés par Stephen Smith, sans que les jeunes en soient nécessairement la cible.

Prenons le cas des violences physiques survenant lors des migrations forcées : les viols s’exercent indistinctement sur les femmes adultes aussi bien que sur les jeunes filles des mêmes familles. Du coup, qu’est-ce qui va déclencher les flux migratoires : l’émergence de classes moyennes et la sortie de la pauvreté (indépendamment, donc, de la sous-population particulière des jeunes adultes) ou la jeunesse de la population ? En d’autres termes, le facteur structurel décisif est-il d’ordre économique ou démographique ?

Les besoins énergétiques de l’Afrique

Enfin, troisième argument, l’Afrique étant « la plus pauvre et la moins industrialisée », elle croîtra le plus en besoins énergétiques (p. 152). Cette affirmation est presque tautologique : le taux de croissance est toujours plus élevé quand le point de départ du développement est plus bas. Mais ce constat ne permet nullement de conclure que c’est en Afrique « que se jouera la bataille contre le réchauffement climatique ».

L’affirmation est tendancieuse, car elle fait écho à un deuxième taux, celui de la rapide croissance démographique de l’Afrique cause de « la ruée vers l’Europe ». Or c’est la masse démographique et les modes de consommation en 2019, donc l’effectif de la population des États et non pas le rythme de croissance, qui constituent le risque majeur actuel au niveau mondial.

À côté des Occidentaux et de leur mode vie, et du 1,386 milliard de Chinois qui sont en train de l’adopter, les Africains pauvres contribuent bien peu à l’effet de serre. La réduction de l’empreinte carbone ne sera significative que si les pays riches et la Chine modifient leurs modes de consommation. En quoi les Sahéliens sont-ils responsables de la montée des océans liée à la fonte glaciaire ?

Ironie tragique du sort ou plutôt du sous-développement, ils vont subir de plein fouet les conséquences d’un réchauffement climatique mondial qu’ils n’auront pas créé. Tel est une des loupes grossissantes créées par la peur de la démographie africaine.

La peur de la jeunesse des populations africaines

En dépit de ces contradictions logiques, le livre s’achève sur le caractère inéluctable de la « ruée vers l’Europe » d’une immigration africaine jeune. La position de Smith est donc claire : ce sont bien les caractéristiques de la démographie africaine, ce réservoir jeune et fécond, qui vont alimenter cette ruée.

Cette question de la jeunesse comme facteur potentiel de crise migratoire réactive la vieille croyance, déjà exprimée au XIXe siècle, de la dangerosité de la jeunesse, alimentée dans le monde actuel par des faits propres à frapper les esprits : le recrutement des jeunes par les organisations terroristes, les images des enfants soldats.

Au moment de la révolution de 1848, Jérôme Blanqui, un membre de l’Académie des sciences morales et politiques, écrivait déjà : « Il existe à Lyon et à Paris une classe intermédiaire entre l’enfance et la virilité qui sera longtemps la base du recrutement de tous les perturbateurs de l’ordre social. »

Mais, d’une part, le grossissement médiatique est patent : au regard de leur nombre dans les populations africaines, bien peu de jeunes ont sombré dans la violence. Et surtout le déterminisme est fondamentalement social et économique et pas démographique : le faible niveau d’instruction, le chômage, la pauvreté, les inégalités aggravées par la corruption, l’urbanisation anarchique et une ségrégation sociospatiale rigoureuse créent inévitablement de la violence ou du désespoir dans toutes les générations.

Et pourtant Stephen Smith, en dépit de sa connaissance de l’Afrique, use et abuse de l’argument que la jeunesse de la population africaine constitue le facteur déterminant. Ce qui ne signifie pas pour autant que le facteur démographique n’ait aucun impact sur les sociétés comme le montrent a contrario les problèmes que rencontrent les sociétés vieillissantes. Mais si la démographie est une condition nécessaire (s’il n’y avait pas vieillissement, il n’y aurait pas de problème de retraites), elle n’est pas suffisante.

La démographie ne doit pas être instrumentalisée

Finalement, ce qui porte cet argumentaire est la soi-disant loi physique (« la nature a horreur du vide »), l’Afrique trop pleine se déverserait sur une Europe à moitié vide. La complexité sociologique, économique, politique qui permet d’expliquer les phénomènes migratoires est purement et simplement niée ici. La démographie devient l’explication par excellence. En un mot, elle est purement et simplement instrumentalisée.

The Conversation

* Yves Charbit est professeur de démographie à l’université Paris-Descartes.

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