Depuis plus de six décennies, le Mali s’interroge sur les raisons profondes de ses crises récurrentes, de ses rébellions, de ses transitions interminables, et de sa descente lente mais certaine vers le chaos. Chacun y va de son diagnostic : certains pointent du doigt la démocratie comme étant une greffe étrangère mal adaptée à notre réalité sociopolitique, d’autres dénoncent la main de l’étranger ou les rivalités communautaires. Mais une vérité s’impose à l’observateur lucide et honnête : ce n’est pas la démocratie qui est en cause au Mali, c’est la gouvernance. Plus précisément, c’est l’état de notre État et de notre Nation qui explique les dérives de la gouvernance et les crises multiples et multiformes que traverse notre pays.
Une gouvernance bâtie sur des ruines
Bamada.net-Depuis l’accession à l’indépendance en 1960, les différents acteurs politiques et militaires qui ont dirigé le Mali ont, pour la plupart, fait de la conquête ou de la conservation du pouvoir un objectif personnel, un tremplin pour des carrières individuelles, et non une opportunité de servir l’intérêt général ou de poser les fondations d’une gouvernance vertueuse.
Le fauteuil présidentiel de Koulouba, symbole suprême du pouvoir d’État, est devenu une cible, un butin, plutôt qu’un poste de responsabilité au service de la nation. Cette mentalité a profondément infecté l’ensemble de l’appareil étatique. L’obsession de se maintenir ou d’accéder au pouvoir a produit un État clientéliste, une administration inefficace, et une économie largement criminalisée.
Aujourd’hui, les trois quarts du territoire national échappent au contrôle de l’État, tombés entre les mains de groupes armés terroristes ou de réseaux de trafiquants. L’autorité publique s’est effondrée dans de vastes zones du pays. Le citoyen ne se réfère plus à l’État pour sa sécurité ou sa justice, mais à des chefs de guerre, des groupes religieux ou à l’auto-défense communautaire. L’État s’est délégitimé aux yeux de ses propres enfants.
Un système corrompu jusqu’à l’os
La corruption au Mali n’est pas un phénomène ponctuel ou accidentel. Elle n’est pas l’affaire de quelques brebis galeuses isolées. Non. La corruption est systémique, ancrée dans le fonctionnement même de l’appareil d’État. Elle constitue l’ossature invisible qui tient le système en place. Lorsqu’un scandale éclate, quelques fusibles sautent, quelques lampistes sont exhibés. Puis, le silence revient. Les affaires sont étouffées, classées sans suite ou englouties dans les méandres de procédures judiciaires interminables.
Il y a toujours un niveau infranchissable, une zone d’immunité invisible où se réfugient les véritables responsables. Certains sont protégés par leurs réseaux, d’autres par leur statut ou leur proximité avec le pouvoir en place. Ceux qui osent parler sont intimidés, menacés, ou parfois réduits au silence à jamais. Puis, le « système » se réorganise et la mascarade continue, comme si de rien n’était.
Les scandales comme repères historiques de la défaillance
L’histoire récente du Mali pourrait être retracée à travers les scandales politico-financiers qui ont jalonné son parcours. Dès les premières années de l’indépendance, « l’opération taxi » du régime socialiste du Président Modibo Keita dans les années 60 avait donné le ton : utilisation de fonds publics sans transparence, détournements déguisés, absence de reddition de comptes.
Le régime autocratique du Général Moussa Traoré a, quant à lui, été marqué par le scandale « Air-Sabena », un gouffre financier abyssal pour un pays alors asphyxié par la dette et les ajustements structurels.
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Plus récemment, sous le régime dit « démocratique », l’affaire de l’avion présidentiel « Air-IBK », symbole d’un pouvoir déconnecté des souffrances du peuple, a suscité une vague d’indignation nationale… sans jamais que la lumière soit faite ni que justice soit rendue. Aujourd’hui encore, sous une transition militaire censée rompre avec les pratiques anciennes, l’opacité reste de mise.
Combien de biens publics ont été détournés depuis 1960 ? Combien de dossiers de corruption dorment dans les tiroirs de nos tribunaux ? Les chiffres exacts échappent à tout le monde, mais l’ampleur du phénomène est telle qu’il a contribué à la criminalisation de notre économie, à l’érosion de la confiance du citoyen dans les institutions, et à la fragilisation de notre cohésion nationale.
Changer de lunettes : ce n’est pas la démocratie, c’est le système !
Il est donc erroné et dangereux de faire porter à la démocratie la responsabilité des échecs de la gouvernance. La démocratie, lorsqu’elle est sincère, responsable, inclusive et respectueuse des règles, peut être un puissant moteur de développement et de justice sociale. Mais dans un système pourri, même la meilleure des démocraties devient un théâtre d’ombres.
Le vrai défi du Mali aujourd’hui, ce n’est pas de savoir qui gouverne (civils ou militaires), mais comment on gouverne, et surtout dans quel intérêt. Le défi, c’est de refonder le système de gouvernance, de bâtir des institutions crédibles, fortes, responsables et redevables. Il s’agit de sortir du cycle infernal de la prédation et de la duplicité, où la parole politique est vidée de tout sens et où les promesses ne sont que des slogans creux.
Impossible de lutter avec des outils périmés
Peut-on vraiment espérer combattre la corruption avec les mêmes instruments juridiques, administratifs et politiques qui ont permis sa prolifération pendant plus de 60 ans ? Bien sûr que non ! Il faut une révolution morale, un changement de paradigme, une refondation du contrat social. Cela implique des choix courageux, des ruptures fortes, et une volonté politique inébranlable.
La transparence, la justice, la reddition des comptes ne peuvent plus être des slogans. Ils doivent devenir les piliers concrets d’un nouvel État, au service de la Nation et non d’une caste. La jeunesse malienne, première victime de cette faillite généralisée, attend des actes, pas des discours.
Je ne suis pas pessimiste. Juste lucide.
La lucidité est parfois douloureuse, mais elle est nécessaire. Il ne s’agit pas de désespérer du Mali, mais de regarder la vérité en face. Notre problème n’est pas l’extérieur, pas la démocratie, pas l’ethnie ou la religion. Notre vrai problème, c’est nous-mêmes, notre manière de gérer, de gouverner, de détourner, de mentir et de nous accommoder de l’inacceptable.
Le Mali ne renaîtra pas sans une remise en cause profonde de son système de gouvernance. Ce chantier est immense. Mais il est la seule voie possible vers un avenir meilleur.
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Moussa Keita
Source: Bamada.net