Chaque décès du Covid-19 évité grâce à l’arrêt des campagnes de vaccination en Afrique pourrait entraîner, en moyenne, 139 morts évitables. Des dizaines de milliers d’enfants dans le monde, et sur ce continent plus qu’ailleurs, sont en sursis faute d’avoir été vaccinés. C’est ce qu’anticipe une modélisation de la London School of Hygiene and Tropical Medicine réalisée courant mai et discutée à l’occasion d’échanges avec les chercheurs de l’institution britannique durant la Journée mondiale de l’enfant africain, mardi 16 juin.
Rougeole, rubéole, diphtérie, tétanos, pneumocoques, coqueluche, fièvre jaune, bien d’autres virus que le SARS-CoV-2 circulent, qui tuent encore chaque année 1,5 million de personnes dans le monde malgré l’existence de vaccins. Le continent africain, lui, comptait encore près de 8,5 millions d’enfants sous-vaccinés en 2018, selon l’Alliance du vaccin Gavi.
En quelques semaines, la pandémie de coronavirus a accéléré ce retard et mis en péril deux décennies de progrès spectaculaires en termes de vaccinations. La mise à l’arrêt de plus de la moitié de l’humanité, au plus fort de la crise, a en effet sérieusement hypothéqué les campagnes de masse et fortement perturbé la vaccination de routine qui s’effectue au long cours dans des centres de santé communautaires, les écoles ou les hôpitaux.
Maintenir la vaccination de routine
Mi-avril déjà l’Initiative contre la rougeole et la rubéole – qui regroupe les grands acteurs mondiaux tels que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Unicef – alertait l’opinion mondiale : 117 millions d’enfants, dont plus des deux tiers ont moins d’un an, risquaient de ne pas être vaccinés contre la rougeole en raison de l’interruption des grandes opérations de vaccination préventive dans 37 pays, et ce afin d’enrayer la propagation du virus responsable du Covid-19. Un « chiffre vertigineux qui ne prend pas en compte le nombre de nourrissons risquant de ne pas être vaccinés dans les centres qui assurent la vaccination » de routine, précisait le communiqué.
En Afrique, 21 millions d’enfants de moins de 5 ans dans six pays devaient bénéficier, entre février et avril, d’une prévention de masse ou de riposte à une épidémie en cours. Si le Soudan du Sud, la Centrafrique et la République démocratique du Congo (RDC) ont réussi à mener leur campagne malgré l’insécurité et les difficultés, le Tchad, lui, n’a réussi la sienne que partiellement, tandis que le Nigeria et l’Ethiopie, les deux poids lourds démographiques du continent, ont dû reporter la leur.
« Dès fin mars, après que les pays africains ont commencé à être sérieusement affectés par le Covid-19, l’OMS s’est réuni pour prendre la mesure de ce qui arrivait, témoigne le docteur Richard Mihigo, coordonnateur régional du programme de vaccination et de développement des vaccins de l’OMS pour l’Afrique, installé à Brazzaville, en République du Congo. Nous avions connu le précédent de la crise Ebola en Afrique de l’Ouest de 2013-2014. Cet épisode épidémique avait déjà eu des conséquences sur les vaccinations en cours et nous permettait d’anticiper les difficultés. »
Face à ce nouvel ennemi, les recommandations de l’institution onusienne sont claires : les pays qui ne sont pas exposés immédiatement à l’épidémie doivent « reporter temporairement les grandes campagnes de prévention », mais maintenir autant que possible la vaccination de routine. Les pays étant souverains dans ces décisions, chacun a fait son choix à la lumière de sa situation et de ses moyens.
La suspicion de servir de cobayes
Même théoriquement maintenue, la vaccination de routine a pâti de la nécessaire réorganisation pour acheminer les matériels de protection (masques, gants, gel hydroalcoolique, visières), mettre en place les nouveaux protocoles de sécurité sanitaire et pallier la réaffectation de personnels à la lutte contre le Covid-19.
Aux difficultés habituelles sont venus s’ajouter le confinement, la peur des familles d’être contaminées par le coronavirus en amenant leurs enfants, et même la suspicion qu’ils servent de cobayes pour tester un futur vaccin contre le Covid-19. Car, sur le continent, la violente polémique qui a éclaté après les propos sur la chaîne française LCI, le 3 avril, d’un chercheur de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et d’un chef de service de l’hôpital Cochin, à Paris, s’interrogeant sur l’opportunité de tester un vaccin en Afrique, a eu des répercussions.
Dans un sondage réalisé par l’Unicef en Côté d’Ivoire « 55 % des familles déclaraient renoncer à la vaccination de leur enfant après cette polémique, révèle le docteur Mihigo pour qui, cela a eu un véritable impact sur les communautés francophones, mais aussi lusophones et anglophones et sur la fréquentation des centres de santé qui avait déjà baissé à cause du coronavirus ». L’agence des Nations unies pour l’enfance a même dû mener une communication spécifique pour rétablir la confiance.
Mais le mal était fait. Même si le 13 mai, l’Unicef alertait à nouveau en publiant l’analyse d’un rapport des chercheurs de la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health paru dans The Lancet Global Health. « Alors que la [sic] Covid-19 anéantit des systèmes de santé déjà fragiles, plus de 6 000 enfants de moins de 5 ans supplémentaires pourraient mourir chaque jour en l’absence de mesures immédiates. »
Les retards doublent les cohortes d’enfants à vacciner
Ce risque est d’autant plus patent que la « fenêtre de tir » est étroite, la plupart des premières injections de vaccins devant être administrés durant la première année d’un bébé, à 3, 6 et 9 mois. « Il est toujours difficile de “rattraper” ces enfants, même en élargissant les vaccinations à 24 mois », explique Anne-Marie Pegg, responsable de la réponse aux épidémies et de la vaccination chez Médecins sans frontières (MSF). Et plus la couverture vaccinale d’un pays est faible, plus les retards de vaccination et leurs conséquences se répercutent l’année suivante, créant un effet « boule de neige ».
Si les systèmes de santé nationaux et les ONG ont fait beaucoup pour s’adapter, « les données préliminaires, qui doivent encore être analysées finement, montrent bien une baisse de la couverture vaccinale en avril et mai », prévient le docteur Mihigo, de l’OMS. Dans les pays à faible couverture vaccinale, explique, depuis Dakar, Gianluca Flamingi, médecin responsable de la vaccination en Afrique de l’Ouest et centrale à l’Unicef, les retards doublent les cohortes d’enfants à vacciner : « Il faut être prudent sur les chiffres, mais d’ici à un an, on va voir surgir des épidémies avec des taux de mortalité qui peuvent grimper vite. D’autant que d’autres facteurs, comme la malnutrition, entrent en ligne de compte. La couverture vaccinale est suffisante pour protéger toute la population si elle atteint 90 % des enfants de 0 à 11 mois. Or, seuls six pays d’Afrique de l’Ouest et du centre atteignent ce chiffre. »
Le rattrapage aura un coût élevé à l’heure où les grands acteurs de la santé et de la vaccination mondiales ne cachent pas leur crainte de voir une grande partie de l’effort financier mondial se reporter sur la recherche et le développement d’un vaccin contre le Covid-19.
Ces difficultés à faire progresser la couverture vaccinale, en Afrique comme ailleurs, préexistaient à la crise du Covid-19. Ces dernières années une résurgence d’épidémies a même été enregistrée au nord comme au sud de la planète. Pour la seule rougeole, l’OMS estime que près de 90 000 personnes, dont une majorité d’enfants de moins de 5 ans, sont mortes en 2016.
Un chiffre qui a encore crû en 2017 et 2018 avec respectivement 110 000 et 140 000 décès essentiellement dans les pays africains puisque les plus touchés étaient le Liberia, Madagascar, la République démocratique du Congo (RDC), la Somalie et l’Ukraine. Ces cinq pays représentant à eux seuls près de la moitié des cas de rougeole dans le monde. Pourtant, ces vingt dernières années, des efforts considérables ont été déployés qui ont permis de sauver plus de 23 millions de vies rien que pour la rougeole et d’éradiquer pratiquement la poliomyélite. Y compris sur le continent africain.