ENTRETIEN. Dans le contexte de guerre asymétrique dans laquelle Barkhane est engagée au Sahel, l’éclairage du colonel Frédéric Barbry, porte-parole de l’état-major des armées.
es nombreuses interrogations autant sur le terrain, dans les pays du Sahel, qu’en France même où un récent sondage Ipsos-Le Point a mis en exergue que 51 % de la population française désapprouve les opérations militaires au Mali, rendent nécessaires d’aller à la source pour s’informer au plus près de la réalité opérationnelle à laquelle Barkhane est confrontée quotidiennement, seule et/ou à côté des forces partenaires. Aujourd’hui, cette opération extérieure française doit non seulement affronter l’ennemi djihadiste terroriste, mais aussi l’hostilité d’une partie de l’opinion publique locale à son maintien. Pour dissiper les rumeurs liées par exemple à la frappe opérée sur Bounti et comprendre les règles qui président à la finalisation d’opérations contre les terroristes, le colonel Frédéric Barbry, porte-parole de l’état-major de Barkhane, a répondu aux questions du Point Afrique.
Le Point Afrique : Le président Emmanuel Macron, dans ses vœux aux armées mardi dernier, a évoqué un possible redimensionnement de la force Barkhane au Sahel, car, a-t-il dit, « les résultats sont là ». Concrètement, quels sont ces résultats ?
On peut aussi constater comme résultat que depuis quelques mois, les attaques complexes ont baissé de fréquence et sont à un niveau jamais enregistré auparavant, d’une part. D’autre part, les forces armées maliennes, dans le cadre de leur montée en gamme, sont très combatives. Lorsqu’elles ont été attaquées, elles ont pu riposter de la meilleure des manières et, avec la formation des Gata(guetteur aérien tactique avancé – NDLR), elles ont, de manière autonome, pu guider sur certaines positions ennemies la chasse, que celle-ci soit celle des forces partenaires ou de l’opération Barkhane.
Ce qu’il faut aussi mettre au crédit de l’opération Barkhane, ce sont les deux volets que sont l’européanisation et la sahélisation. Sur la sahélisation, je donnerai un exemple qui est emblématique. C’est la grande opération « Bourrasque » qui a eu lieu pendant tout un mois et qui a mis sur le terrain 3 000 militaires composés à 50 % de Français et à 50 % de forces partenaires dont 1 100 soldats des forces nigériennes et 300 des forces armées maliennes. Ce n’est pas rien parce que l’on a un ratio qui est en train de progressivement diminuer en termes de participation des armées françaises qui, au départ, représentaient 70 à 80 % des militaires engagés.
Le but de la manœuvre, c’est d’arriver à une autonomisation de nos camarades des forces armées partenaires pour que celles-ci soient en mesure d’œuvrer seules sur le terrain face à l’ennemi. On constate là encore des progrès très significatifs puisqu’à Hombori notamment, dans le cadre du partenariat militaire opérationnel et avant une opération d’envergure, pendant presque un mois, le 33e régiment de commandos parachutistes des Forces armées maliennes a pu s’entraîner, avec le groupe tactique désert Lamy, pour ensuite opérer dans la région du grand Hombori et obtenir des résultats opérationnels plus que significatifs puisqu’ils ont été à la fois au contact et ont empêché des manœuvres ennemies. Pour ce faire, ils ont pu localiser et détruire des plots logistiques, contraindre l’ennemi à renoncer à la pose d’engins explosifs improvisés (également appelés IED pour les mots anglais d’Improvised Explosive Device), notamment en saisissant des matières premières, des mines et du matériel constitutif de ces engins explosifs improvisés. Donc, la montée en puissance fonctionne en ce qui concerne la sahélisation.
Le deuxième point que l’on ne note pas suffisamment, c’est l’européanisation. Elle avance et est bien en marche. Outre un soutien politique affiché d’autres nations, nous sommes aujourd’hui neuf pays partenaires qui se sont déclarés en faveur de la task force Takuba. Nous avons aujourd’hui le task groupe franco-estonien qui est pleinement opérationnel et qui a mené ses premières opérations dans le cadre de « Bourrasque ». Également le task groupe franco-tchèque. Ses premières opérations avec l’ULRI (unité légère de reconnaissance et d’intervention, NDLR) numéro 2 des Forces armées maliennes a déjà débuté dans la région de Ménaka avec notamment une opération contre des poseurs d’IED, et d’ici la fin du mois ce deuxième task groupe sera pleinement opérationnel. On attend donc une pleine capacité de la force Takuba au 1er trimestre.
Il y a eu une déclaration d’intention de nos camarades suédois qui ont indiqué vouloir mettre jusqu’à 100-150 militaires des forces spéciales avec deux hélicoptères lourds ainsi qu’une structure pour le 1er semestre 2021.
En parallèle, il ne faut pas oublier nos camarades espagnols et allemands qui nous fournissent également de l’appui sous forme de vecteur aérien et aussi nos camarades américains qui, eux, continuent à nous fournir à la fois du renseignement, du ravitaillement en vol et du transport tactique et stratégique.
Les résultats que vous décrivez sont concrets. Pourtant, l’impression générale dans le pays est que l’insécurité progresse, que les terroristes gagnent du terrain y compris dans le sud du pays jusque-là plutôt préservé. Comment expliquez-vous ce décalage entre l’appréciation française de la situation et celle qui est faite par les locaux ?
Je note des aspects qui sont factuels, mais ne mésestime pas les capacités d’actions résurgentes ponctuelles des ennemis à l’encontre des populations civiles, de la Minusma et de la force Barkhane. Ce n’est pas un tort de constater que la totalité de la menace n’a pas cessé, mais pour autant, elle a diminué. Maintenant, pourquoi il y a une vision différenciée ? C’est comme la ministre et le chef d’état-major l’ont indiqué. On s’inscrit dans la durée. La montée en puissance d’une armée qui était dans un état de relative faiblesse prend énormément de temps. Parce qu’il faut à la fois reconstruire toute une ossature, créer les conditions organiques pour améliorer l’administration de cette même armée, assurer un paiement correct des soldes et fournir un équipement satisfaisant, que ce soit en véhicule ou en armement, sans oublier la formation au combat. Il est important de noter qu’on ne crée pas une armée en quelques mois seulement.
Combien de temps faut-il pour former une armée capable d’agir efficacement et inverser la situation sur le terrain ?
C’est plutôt aux Forces armées maliennes qu’il faudrait poser la question. Ce que je note, c’est que le recrutement, la formation jusqu’à ce que la recrue soit aguerrie et la montée en gamme ne peuvent pas se faire en seulement quelques mois. Derrière, il faut construire l’expérience qui s’acquiert dans la durée, le temps de pouvoir pleinement s’exprimer. Donc, oui, on s’inscrit dans une démarche de temps long.
Mais, je constate, encore une fois, que les progrès sont là. Quand il y a une attaque sur les camps des forces armées partenaires, il y a des ripostes de très belle nature qui font honneur aux Forces armées maliennes. Au niveau du recrutement, on peut dire qu’il se massifie contrairement à il y a quelques années.
De la même façon, les ULRI représentent le fer de lance. Elles ont un effet d’entraînement qu’il ne faut pas négliger non plus puisqu’elles sont parfaitement encadrées, formées, équipées, efficaces, opérationnelles. Là aussi, il y a une montée en gamme qui favorise de grands pas vers l’autonomisation. Car le but de la Task force Takuba est résumé dans les trois alphas (Advise, Assit, Accompany) : le conseil, l’accompagnement et l’aide au combat avec, in fine, l’objectif de bâtir une autonomie complète sur leur segment.
Pourquoi faire appel a des unités de forces spéciales internationales et pas à des forces régulières pour former accompagner et soutenir les forces partenaires sur le terrain ?
Les forces spéciales sont des forces qui ont pour elles d’être particulièrement agiles, autonomes et qui peuvent répondre à un certain nombre de sollicitations. Elles sont parfaitement aguerries et entraînées en petit module. De fait, elles sont parfaitement adaptées à ce type de partenariat militaire opérationnel et d’accompagnement.
Les rumeurs parlent, pour la mi-février, du rappel de 600 hommes de la force Barkhane. Quand on s’inscrit dans la durée, peut-on faire autant, voire mieux, avec moins ?
Les décisions ne sont encore ni prises ni actées. Il faut attendre les décisions du président de la République pour savoir ce qu’il en sera de l’adaptation de Barkhane par rapport à la situation et à l’ennemi. D’ailleurs, dois-je rappeler que c’est une adaptation de Serval qui a donné Barkhane ? Nous avons toujours procédé par ce que j’appellerai une adaptation réactive en fonction des circonstances. Donc, on continuera et on s’adaptera en fonction des décisions, des ordres qui seront donnés par le chef des armées.
Il faut prendre également en compte ces évolutions, ces gains et ces succès : européanisation, sahélisation, montée en gamme, pour voir, à l’issue d’une réévaluation de la situation, ce qu’il faudra faire et avec quel format. Seul le chef de l’État français pourra nous en donner la réponse.
L’EIGS qui était la cible prioritaire de la France et de la coalition pour le Sahel est sortie affaiblie des mois d’opérations lancées contre elle. Cependant, ce mouvement terroriste qui affronte actuellement le GSIM, seconde cible prioritaire de Barkhane, semble avoir repris de la force notamment dans le cercle d’Ansongo dont il contrôlerait le terrain. Quelle est la stratégie de Barkhane concernant ces deux groupes djihadistes majeurs ?
La stratégie est simple. Il y a une concentration des efforts contre l’EIGS dans « la région des 3 frontières ». C’est l’objectif principal. Maintenant, il y a aussi une liberté d’action qui permet à la force de frapper en fonction des menaces ou des cibles qui sont identifiées. Qu’il y ait des zones de prédation et de contestation ne relève pas de la force Barkhane. La mission est telle qu’elle nous a été assignée. Pour autant, s’il y a des groupes terroristes qui sévissent et qui constituent une menace au retour d’une pleine gouvernance dans les zones considérées, elle est prise en compte et traitée de la même façon.
Pourquoi, dans ce cas, ne pas intervenir dans le cercle d’Ansongo où deux de ces mouvements djihadistes majeurs s’affrontent ?
La situation sécuritaire fait l’objet d’une évaluation. Pour des raisons de sécurité opérationnelle, je ne peux pas vous en dévoiler davantage. Je peux simplement vous dire que la lutte contre les terroristes, quelle que soit leur obédience ou leur franchise, reste une priorité pour l’opération Barkhane aujourd’hui mobilisée en priorité dans la « zone des trois frontières » contre l’EIGS.
La polémique autour de la frappe française à Bounti n’est pas retombée. Le temps de réaction de l’état-major à ce propos a aussi favorisé les spéculations. Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé le 3 janvier dernier et pourquoi Barkhane a décidé de frapper ce jour-là ?
Tout a d’ores et déjà été dit en toute transparence. Pour que les choses soient bien claires, je peux vous dire que la frappe a été réalisée conformément à un processus de ciblage parfaitement établi. Celui-ci permet de caractériser, d’identifier et de valider une cible d’intérêt militaire uniquement. C’est ce qui a été fait. Tout ça a été mené en parallèle et toujours, quelle que soit la frappe ou le vecteur utilisé, avec une évaluation des risques de dommages collatéraux. Cette démarche a été parfaitement respectée. Elle est conforme au droit et à tout ce qui se fait dans les conflits armés. Compte tenu de l’évaluation et de l’absence de tout élément festif ou de mariage, il a été procédé à cette frappe. Maintenant, sur la durée que vous évoquez, et la ministre s’est exprimée à ce sujet, le temps a été pris pour communiquer de façon sûre, avérée, certaine et consolidée sur cette frappe. Les choses sont très claires.
Comment Barkhane parvient-elle à caractériser et identifier formellement des hommes, un rassemblement, comme étant des éléments djihadistes ?
Cela a fait l’objet d’un renseignement qui s’est étalé sur de nombreuses heures avec des critères qui relèvent de la sécurité des opérations. Ceux-ci sont intangibles et conformes encore une fois à nos modes d’action. Ils nous ont permis de déterminer avec certitude qu’il s’agissait d’éléments d’un groupe armé terroriste.
Quelles sont les règles d’engagement qui permettent une frappe sur des éléments considérés comme djihadistes ?
Ce que je peux vous dire, c’est que ces règles d’engagement sont conformes au droit des conflits armés. Elles permettent, en fonction de chaque situation, d’avoir une attitude, un process qui soit conforme avec les droits et devoirs des militaires pour mener à bien les opérations.
Vous parliez précédemment des unités avancées tactiques (Gata) qui guident les chasseurs aériens des forces militaires en présence. Ces unités ont-elles participé à cette opération pour indiquer la cible à frapper ? Cette mission s’est-elle faite conjointement avec les Famas ? Un hélicoptère des forces maliennes était-il présent ?
Nous formons un nombre conséquent de guideurs avancés tactiques qui permettent justement la mise en œuvre de moyens aériens, qu’ils soient des forces armées partenaires ou de Barkhane. Pour Bounti, il n’y a pas eu ce type de mise en œuvre, pas plus qu’il n’y a eu d’hélicoptères maliens. Il s’agit bien d’une opération menée par la force Barkhane.
Cette mission visait-elle à répondre immédiatement à l’ennemi après la mort des cinq soldats français tués en opération juste avant ?
Pas du tout ! La prise en compte du renseignement n’est pas compatible avec ce que vous venez d’énoncer. Ensuite, il n’y a, et c’est tout à l’honneur des armées françaises, que le professionnalisme et l’esprit de la mission qui prévalent. Il n’y a absolument pas d’autres notions que celles qui veulent que la France participe et sur appel du peuple malien, ce dont nous tirons la légitimité et la légalité avec une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies.
Pourquoi la force Barkhane ne diffuse-t-elle pas la vidéo de l’opération pour définitivement mettre un terme à ces rumeurs de bavures ?
Nous ne l’avons pas fait, car il s’agit de ne pas fournir des éléments qui seraient de nature à donner un avantage à nos compétiteurs par rapport à la sécurité des opérations. Les éléments constitutifs de ces vidéos sont de nature à pouvoir donner un avantage à l’ennemi s’ils sont portés à leur connaissance.
Dans ce cas, pourquoi avoir diffusé des images de l’opération qui a permis de neutraliser le djihadiste Ba Ag Mossa. Quelle différence y a-t-il entre cette opération et celle de Bounti ?
Les opérations sont différentes et ne font pas toutes l’objet de diffusion, que ce soit de film ou d’images fixes comme l’a rappelé la ministre des Armées lors de son audition devant le Sénat. Il s’agit de ne pas donner de renseignements sur ce que l’on voit et donc incidemment de nos modes d’action.
La ministre a parlé de « guerre informationnelle » livrée par un ennemi qui souhaite le départ de la force française du territoire malien. Pouvez-vous nous en dire plus et comment Barkhane y répond ?
Je confirme, et on l’a dit dans le communiqué, qu’il s’agit bien de désinformation. On maintient la position qui est celle de l’état-major des armées et de la force Barkhane. Aujourd’hui, on assiste à une montée en puissance de nouveaux champs de conflictualité. Dans ces nouveaux champs, il y a l’espace et le monde cyber dans lequel on peut mettre la notion de guerre informationnelle. La France et les armées françaises se sont bien évidemment inscrites dans ce nouveau champ de conflictualité pour atteindre les objectifs. Cela exige que l’on réserve nos modes d’action à nos seuls combattants et donc ne communique pas davantage sur ce qui est entrepris.
La force française a largué des tracts, certains non loin de la zone de Bounti, à destination des populations. Sur ces tracts, on peut voir des yeux dans le ciel, un drone et des Touaregs, ou des djihadistes, en ligne de mire. Certains de ces tracts disent que « Barkhane vous voit même cachés » ou « Choisis la vie avec ta famille, ne choisis pas la mort ». La force française se livre-t-elle à des opérations de guerre psychologique sur les populations de certaines zones au Mali ?
Comme évoqué, je ne communique pas sur ces actions. Nous sommes inscrits dans ces nouveaux champs de conflictualité que sont le cyber et la guerre informationnelle.
Comment Barkhane peut-elle opérer avec succès dans des zones, comme celle de Bounti, où les populations, de gré ou de force, sont acquises à la cause des djihadistes ?
Il peut y avoir des imbrications entre la population et les djihadistes. Dès lors qu’il y a action militaire, tout est mis en œuvre pour que ceux qui sont visés, conformément à nos processus de ciblage et nos règles d’engagement, soient véritablement identifiés et caractérisés comme étant des djihadistes.
Après cette affaire, les Maliens se sont émus des passe-droits dont bénéficie Barkhane concernant les accords de défense signés entre le France et le Mali et qui empêchent toute poursuite contre la force en cas de bavures ou de dommages collatéraux. Comment réagissez-vous à cela ?
Cet accord est un document tout à fait classique qui est établi de façon bilatérale entre deux États dans le cadre de ce type d’opération. Il faut faire attention à l’exégèse qui peut être faite de cet accord ou de ce statut particulier des forces françaises que l’on trouve sur Internet. Il n’y a rien de secret ou de caché.
Il ne faut pas confondre absence de poursuites sur place et absence de poursuites globales. La force Barkhane est accompagnée en permanence de prévôts qui relèvent d’une triple chaîne : une chaîne organique locale, une chaîne organique au niveau de la gendarmerie nationale, et une chaîne judiciaire qui dépend directement du tribunal de grande instance de Paris. Ces trois chaînes sont totalement indépendantes. Elles sont donc à même de relever toutes les infractions délits ou crimes qui pourraient être commis. En somme, il n’y a pas d’impunité. Quels que soient la faute, l’erreur, le délit d’un point de vue judiciaire, tout est tracé, dénoncé par l’autorité militaire auprès de l’autorité judiciaire. Il y a une tolérance zéro à toute déviance, quelle qu’elle soit de la part de membres de la force Barkhane
Concernant la sécurité des troupes au Sahel et des camps de la force Barkhane, comment l’état-major des armées compte résoudre le problème de l’utilisation des réseaux sociaux par les soldats qui peuvent y faire des publications sources de renseignement pour l’ennemi comme cela a été le cas on l’a vu dans une enquête récente et notamment avec l’application Strava ou Instagram ?
C’est une problématique qui relève plus globalement du ministère des Armées. Ce que je peux affirmer, c’est qu’avant, pendant et après la projection, tous les rappels sont effectués en matière de règle d’hygiène cybernétique. Chacun est sensibilisé et averti sur ces aspects qui sont parfaitement pris en compte.
Propos recueillis par Olivier Dubois, à Bamako
Source: lepoint