L’évolution de la situation sociopolitique du pays plus de sept mois après le début de la Transition est abordée dans les lignes qui suivent par le président de la Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH). Aussi, Aguibou Bouaré se prononce sur l’épilogue des procès dits de « l’affaire des bérets rouges » et de « déstabilisation de la Transition »
L’Essor : Quelle appréciation faites-vous de la situation socio-politique de notre pays plus de huit mois après les événements du 18 août 2020 ?
Aguibou Bouaré : Il faut reconnaître que le bilan est mitigé. Bien avant les évènements du 18 août 2020, nous avions redouté une période d’incertitude dans notre pays. Il est constant que toute rupture institutionnelle constitue un terreau favorable à des abus et violations des droits humains. Les difficultés auxquelles nous sommes confrontés nous donnent, malheureusement, en partie, raison.
Il faut rappeler que depuis la mise en place des organes de cette transition dans des conditions plus ou moins controversées, le déficit de transparence et d’inclusivité a été fustigé par beaucoup d’acteurs politiques et ceux de la société civile. Néanmoins, ces insuffisances ont été transcendées pour donner plus de chances de réussite à la Transition.
Le président de la Transition semble déterminé à redonner de la valeur au respect de la parole donnée, sacrée dans notre société, par rapport à la durée de la Transition. Il est suivi en cela par le Premier ministre qui a réitéré l’engagement formel des autorités de ne pas trahir leur serment.
Le président de la Transition semble se mettre au-dessus de la mêlée, en demandant au Premier ministre «sachant normalement à quoi s’en tenir», de conduire l’action gouvernementale. Pour ce faire, il est de notoriété publique que le Premier ministre est à cheval sur les critères de compétence dans le choix des femmes et hommes qu’il nomme pour l’accompagner dans l’exécution de sa mission.
Cependant, il reste à savoir si ces institutions précitées disposent de la marge de manœuvre nécessaire pour imprimer leur marque à l’action publique.
Certaines crises sociales, qui constituaient de sérieuses menaces à la stabilité socio-politique, ont abouti à la conclusion de protocoles d’accord avec le gouvernement lequel sera jugé, sans doute, sur sa capacité ou sa volonté d’honorer ses engagements à cet effet.
S’agissant de l’Accord pour la paix issu du processus d’Alger, le volet DDR, constituant une étape déterminante dans sa mise en œuvre, piétine. La revendication ou l’exigence de sa relecture, conformément aux résolutions du Dialogue national inclusif entérinées par le gouvernement, persiste. L’insécurité, y compris urbaine, persiste entraînant des abus et violations souvent graves des droits humains, singulièrement dans les régions nord et centre du pays.
L’esclavage par ascendance, sur fond d’atteintes graves au droit à la sécurité, à l’intégrité physique, voire à la vie, sévit notamment dans la Région de Kayes.
Récemment, des accords atypiques, entre groupes ou milices armés sous la férule d’une organisation religieuse, sont intervenus au centre du pays avec pour objectifs affiché de mettre un terme au siège de Farabougou, et d’assurer aux populations de la zone une jouissance effective de leurs droits à la vie, à la sécurité, à l’intégrité physique, à la santé, à l’éducation. Nous espérons que ces accords auront des lendemains meilleurs pour le grand bonheur des populations civiles, tout en appelant l’état (débiteur principal) à assumer ses responsabilités, pour le respect et la protection des droits humains.
L’armée sur le théâtre des opérations semble amorcer une montée en puissance, avec l’appui des forces alliées.
Par ailleurs, nous déplorons le recul dans le respect des droits fondamentaux surtout au niveau de nombreuses unités d’enquête (commissariats de police, brigades de gendarmerie) où les délais de garde à vue sont régulièrement dépassés, les mauvais traitements infligés aux gardés à vue, les registres mal tenus, etc.
Au même moment, des allégations d’abus et de violations des droits humains sont enregistrées à l’encontre des forces armées tant nationales qu’internationales.
C’est dans un tel contexte qu’une composante importante de la société réclame plus d’inclusivité dans la conduite des affaires, et attire l’attention de l’opinion nationale et internationale sur cette situation. Nous ne pouvons que souhaiter beaucoup plus d’inclusivité, de consensus pendant cette période cruciale, qui devrait être la plus courte possible, que notre pays traverse. Le droit des populations de participer à la gestion des affaires publiques, soit individuellement soit à travers leurs représentants légitimes, est un droit fondamental.
L’Essor : Le gouvernement a récemment mis en place le Comité d’orientation stratégique sur les réformes politiques et institutionnelles comprenant des forces vives de la Nation. Êtes-vous d’avis que cela participe de la volonté des autorités de rendre plus inclusive la transition ?
Aguibou Bouaré : À ce niveau, c’est une tentative, un coup d’essai dans la réponse à la demande pressante d’inclusivité. Vous n’êtes pas sans savoir que le président de la Transition a fait un point d’honneur de respecter la durée de 18 mois ; même s’il ne s’implique pas assez dans la gouvernance, de notre point de vue.
Le Premier ministre, au regard des compétences dont il s’est entouré, semble dans de bonnes dispositions pour répondre au besoin d’inclusivité exigée par les différentes composantes sociales.
En revanche, la question fondamentale demeure : est-ce qu’il dispose de la marge de manœuvre nécessaire pour imprimer sa politique à l’action du gouvernement ? C’est pour cette raison que toutes ses tentatives nous paraissent des initiatives qui ne sont pas forcément encouragées ou soutenues par l’ensemble des acteurs au niveau étatique ; les langues commençant à se délier du reste.
Ainsi, le Premier ministre tente de satisfaire à la demande d’inclusivité à travers un tel mécanisme, sans assurance que ces acteurs désignés à la hussarde, auront le temps et les moyens d’influer sur le cours des choses. C’est cela la problématique, or le doute est permis quant à la possibilité, à la capacité du COS de faire entendre ou valoir son point de vue au point d’influer significativement sur le cours des choses.
L’Essor : La publication du chronogramme des élections générales et du referendum ne constitue-t-elle pas une garantie donnée par les autorités quant au respect du délai de la transition ?
Aguibou Bouaré : On pourrait le dire si la succession des actes, depuis la rupture institutionnelle, tendait prioritairement et méthodiquement, à cette initiative. Si dès le début de la Transition, l’on avait senti une réelle volonté de poser des actes qui vont dans le sens du respect du délai des 18 mois. Vous conviendrez avec moi que c’est suite à différentes pressions, tant au plan national qu’international, que ce chronogramme a vu le jour finalement. Dès lors, n’est-on pas en droit d’avoir des réserves sur la bonne foi, à tout le moins, la volonté de poser des actes dans le sens de la mise en œuvre de ce chronogramme.
En tout état de cause, il faut souhaiter, à la limite exiger, beaucoup plus d’inclusivité pour permettre à l’ensemble des acteurs politiques et de la société civile ; les composantes de la société malienne tout court de convenir des modalités d’organisation des élections inclusives, transparentes et crédibles dans le délai convenu.
L’Essor : Comment avez-vous accueilli l’épilogue des procès de «l’affaire des bérets rouges» et de « déstabilisation de la Transition » ?
Aguibou Bouaré : Nous ne nous lasserons jamais de le dire: le dénouement du procès dit des bérets rouges nous a laissés sur notre faim. Il vous souviendra que dans le cadre de notre mandat légal de protection des droits fondamentaux de toute personne résident sur le territoire national, nous avons exigé la mise en liberté provisoire des accusés Amadou H. Sanogo et consorts qui étaient en situation de dépassement manifeste de délai de détention provisoire. Nous avons été entendus en son temps ; maintenant lorsqu’il s’est agi de la reprise de leur procès, nous nous sommes réjouis au regard de l’exigence de lutte contre l’impunité, du droit à la vérité et à l’indemnisation des victimes.
Quelle ne fut notre surprise, notre déception d’assister à l’interruption du procès au motif d’une loi dite d’entente nationale. Au-delà du caractère scélérat de cette loi, son article 4 soustrait tout de même expressément de son champ d’application certains crimes (crimes de guerre, contre l’humanité, viols). Soit dit en passant, nulle part dans le monde, certains crimes, de par leur gravité, ne sauraient être amnistiés ou prescrits, dans le respect du principe de la complémentarité selon lequel les juridictions internationales telles la CPI retrouvent leur compétence, dès lorsqu’un État n’a pas la possibilité ou la volonté de juger certains crimes qualifiés de crimes contre l’Humanité. Or, il est établi que le jugement a été contourné dans cette affaire ; le procès n’est pas allé à son terme.
L’on a excipé d’une loi dite d’Entente nationale pour arrêter le cours de la justice, empêcher la manifestation de la vérité que certains accusés continuent de réclamer. C’est cela que nous avons déploré, parce qu’en notre qualité d’institution nationale des droits de l’Homme, nous accordons de l’importance et du crédit à la lutte contre l’impunité prônée par l’état, conformément à ses engagements internationaux. à partir du moment où une loi semble consacrer l’impunité, créer un précédent fâcheux, une jurisprudence malheureuse, surtout par rapport à des crimes abominables qui peuvent être qualifiés de crimes contre l’Humanité, nous ne pouvions que nous indigner. C’est pour cette raison qu’en relation avec d’autres organisations de défense des droits de l’Homme, nous sommes vent debout contre tout processus judiciaire consacrant l’impunité.
Pour ce qui concerne le dossier de « tentative de déstabilisation de la Transition », au tout début de l’affaire, nous avons dénoncé les interpellations extrajudiciaires. Nous avions même redouté le crime de disparition forcée, parce que c’est la Sécurité d’état qui a procédé à ce qu’on peut appeler « des enlèvements », sans mandat d’un juge, comme la loi fondamentale l’exige. Nous avons dénoncé cela comme étant des actes violant les droits fondamentaux des personnes ainsi privées de liberté. C’est à partir de ces dénonciations que l’affaire a dû être confiée au service d’investigation judiciaire du Camp 1 de la Gendarmerie.
Nous nous sommes dit qu’à partir du moment où l’affaire a été judiciarisée, il ne nous restait plus qu’à observer les conditions de détention des personnes en garde à vue. C’est ainsi que nous nous sommes rendus à la section judiciaire du Camp 1 pour nous enquérir des conditions des personnes qui y étaient détenues. Nous avions, auparavant, établi des situations de violation de leurs droits au niveau de la Sécurité d’état. Ces personnes n’ont pas eu droit à un avocat, à la visite extérieure notamment celle de leurs parents ; elles ont été détenues dans des conditions infrahumaines, en dépassement du délai de garde à vue.
Il faut reconnaître qu’au niveau du service d’investigation judiciaire du Camp 1, ces violations ont été corrigées ; jusqu’à la phase de la procédure au niveau du juge d’instruction, nous observions juste les aspects en lien avec les droits humains. Il convient de noter que notre rôle, notre mandat est différent de celui de la justice. Il revient à la justice d’examiner les affaires en toute indépendance, en toute impartialité, non sans respecter les droits fondamentaux des justiciables.
Ce qui nous a tiqué, c’est lorsqu’au niveau de la chambre d’accusation, l’avocat général, qui est aussi un magistrat, a soutenu que le dossier était vide, qu’il ne contenait rien de consistant qui puisse valoir inculpation, nous nous sommes posés des questions. Après cela, un autre indice a retenu notre attention, lorsque la composition de la première chambre ayant examiné le dossier a été modifiée. Mais nous avons été rassurés par le département de la Justice quant à la légalité de cet acte. Ensuite, la nouvelle composition de la chambre d’accusation et la désignation d’un nouvel avocat général n’ont pas empêché ce dernier d’abonder dans le même sens que le premier.
C’est-à-dire, il a requis, à son tour, l’annulation de la procédure au motif que le dossier était vide et la chambre d’accusation, dans sa nouvelle composition, a tranché dans le même sens, en annulant la procédure et ordonnant la mise en liberté des accusés. L’interprétation des effets de cet arrêt a suscité des controverses quant à la possibilité de mise en liberté immédiate des détenus. Nous avons estimé en ce moment que la liberté étant le principe, l’exception étant la détention, il y aurait peu d’intérêt à détenir ces personnes encore. Et surtout que la possibilité, d’être poursuivi non détenu, existe dans notre arsenal juridique.
Mais, il semble que le procureur général a fait un pourvoi de l’arrêt de la chambre d’accusation, toutes choses ayant empêché les personnes poursuivies de recouvrer leur liberté. En tant qu’organisation de défense des droits de l’Homme, nous avons insisté sur la nécessité du procès dans un délai raisonnable, parce que cela fait partie des exigences du droit à un procès juste et équitable. D’évidence, il est préjudiciable de garder les personnes en prison pendant des mois, des années, et ensuite se rendre compte qu’elles sont innocentes. C’est pour cette raison que tout procès doit se tenir dans un délai raisonnable.
Fort heureusement, la Cour suprême a diligenté l’affaire et cela a abouti au résultat que tout le monde connaît. Il a été définitivement tranché par la juridiction suprême, rejetant le pourvoi, que le dossier n’était pas consistant et qu’il n’existait pas en l’état, d’indices graves et concordants contre les personnes poursuivies. Nous ne pouvons que nous en tenir à cette décision de la juridiction suprême du Mali.
Tant mieux pour la justice du pays ! En tout état de cause, nul n’a intérêt à l’instrumentalisation de la justice car nul n’est à l’abri de la violation de ses droits y compris le juge. En l’espèce, du reste, un magistrat faisait partie des personnalités poursuivies, à tort selon la Chambre d’accusation.
En définitive, la seule garantie de sécurité juridique et judiciaire dans un état de droit est le respect et la protection des droits humains en tout temps, en tout lieu et en toute circonstance. Nul n’est suffisamment puissant pour se protéger à court, moyen et long termes par un bouclier autre que celui des droits de l’Homme.
Aussi, l’agenda de la justice est-il différent de celui d’un régime ou d’un mandat politique. Le bras de la justice nationale ou internationale rattrape toujours.
La protection des droits de l’Homme est une responsabilité partagée.
Propos recueillis par
Massa SIDIBÉ
Source : L’ESSOR