Alors qu’il est encore un peu tôt pour saisir pleinement les conséquences des évènements qui ont eu lieu au cours de 2020, quid des effets de la crise de la COVID-19 au Sahel, de la persistance de l’activité des groupes djihadistes opérant dans la région et de leurs enjeux politico-sécuritaires ?
L’année 2020 fut riche en rebondissements au Sahel. Avec pour toile de fond la gestion délicate de la crise de la COVID-19 par les États sahéliens et ses conséquences pour les populations de la région, les évènements marquants n’ont pas manqué au cours de la dernière année.
Parmi eux, les nombreux affrontements entre les forces de sécurité et les groupes armés non étatiques, les attaques armées par des groupes djihadistes et le recensement d’exactions commises par des groupes armés étatiques et non étatiques. En 2020, plus de 2 millions de déplacés internes ont été signalés par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), ceux-ci fuyant les violences, notamment dans la région du Liptako-Gourma, soit la région dite des trois frontières entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger.
À cela s’ajoutent des tournants politiques majeurs comme le coup d’État au Mali, qui met fin au régime d’Ibrahim Boubacar Keïta le 18 août 2020. Ce putsch fait suite à des mouvements protestataires sans précédent dans le pays et débutés au moins de juin (1). Enfin, malgré les défis sécuritaires, les élections présidentielles au Burkina Faso et au Niger ont pu se dérouler et semblent maintenir les clans au pouvoir, bien qu’il y ait pour la première fois au Niger une alternance « démocratique » (2).
Le contexte de la COVID-19 au Sahel : conséquences multiples et effets indirects
Dès le mois de mars, les gouvernements des pays sahéliens prennent des mesures pour contenir la crise de la COVID-19 et éviter la diffusion du virus. Certains analystes y voient alors des mesures préventives permettant d’éviter un scénario catastrophe, sachant le manque de moyens dans la région, notamment en termes d’infrastructures sanitaires. Le Centre d’analyse, de prévention et de stratégie (CAPS) du Quai d’Orsay produit, le 24 mars, une note d’analyse particulièrement alarmiste sur les effets négatifs que pourrait provoquer la pandémie du coronavirus sur le continent africain (3). Parallèlement à ce climat de craintes, d’autres observateurs sahéliens considèrent que ces inquiétudes sont excessives, tout comme le seraient les mesures prises par les États sahéliens. À leurs dires, celles-ci n’auraient pour objectif que de montrer de manière favorable les régimes en place et de capter des fonds en provenance d’Occident (4).
Les nombreuses décisions des États sahéliens montrent pourtant que la question est généralement prise au sérieux, avec entre autres la suspension des vols internationaux, la fermeture des frontières et la mise en place de couvre-feux. Afin de faire respecter les mesures de distanciation sociale, les rassemblements ont été interdits ou limités à 50 personnes et les écoles, les marchés, les lieux de culte et autres lieux de rassemblement ont été fermés. Toutefois, ces mesures sont souvent perçues négativement par les populations, déjà défiantes vis-à-vis de leurs élites politiques. Il est aussi vrai que certaines d’entre elles sont maladroites compte tenu des sensibilités locales. Au Niger, par exemple, la fermeture des lieux de prière a provoqué de nombreuses échauffourées entre les forces de l’ordre et certains fidèles se rendant à la mosquée, et ce, malgré l’appui des politiques gouvernementales par le Conseil islamique. Dans de multiples localités et dans les zones rurales, des prières collectives ont donc continué à se tenir (5). Ces incidents démontrent la difficulté de mettre en œuvre des mesures restrictives dans une région où la religiosité est une dimension importante du quotidien (6).
Si certains États de la région vont jusqu’à mettre en quarantaine des villes entières (comme la ville de Kaedi en Mauritanie) pour empêcher la propagation du virus, la mise en œuvre des politiques sanitaires est très difficile, voire impossible, sur l’ensemble du territoire. Et pourtant, très vite, des États de la région s’érigent en bons élèves. Le 18 avril, la Mauritanie annonce même l’élimination du virus à l’intérieur de son territoire grâce aux mesures préventives prises. Pour expliquer l’écart entre l’alarmisme initial et une situation sanitaire plutôt contrôlée en Afrique, tout du moins au cours des premiers mois, divers commentateurs énoncent que le climat et la relative jeunesse des populations sur le continent expliquent les faibles taux de prévalence et nombre de morts comparativement à l’Europe. Pourtant, à la mi-décembre 2020, la deuxième vague de COVID-19 semble avoir frappé plus durement les pays sahéliens, à l’instar du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal. Un relâchement des populations se fait sentir quant à l’application des gestes barrières et lors des fréquents regroupements au cours des derniers mois.
Toutefois, la crise de la COVID-19 ne se résume pas aux conséquences sanitaires. Les répercussions humanitaires ont été soulignées à plusieurs reprises par diverses ONG et agences onusiennes, comme le Programme alimentaire mondial. Dans un contexte de fermeture des frontières et de ralentissement des activités, les organisations sur place témoignent des difficultés logistiques, d’approvisionnement et d’acheminement des vivres à destination des populations déplacées et réfugiées qui ne cessent d’augmenter dans la région, du fait de l’insécurité. Les conséquences des mesures politiques ont aussi des effets sur l’activité économique de très nombreux Sahéliens qui vivent du commerce ou dont les stratégies de subsistance alimentaire sont basées sur une interdépendance complexe grandement perturbée (7). Les populations craignent plus la misère économique et la « crise de la faim » provoquées par les mesures sanitaires que la COVID-19. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une conférence virtuelle a été organisée le 20 octobre 2020 pour collecter des fonds afin de subvenir aux besoins causés par la crise humanitaire dans le Sahel Central (Burkina Faso, Mali et Niger) (8).
Persistance du terrorisme et (en)jeux sous-jacents
Le 9 août 2020, dans la réserve des girafes de Kouré, à une soixantaine de kilomètres de Niamey, six humanitaires français et leurs chauffeur et guide nigériens ont été tués par des combattants armés circulant en moto et appartenant à l’État islamique. Suite à cela, le Quai d’Orsay a réagi en étendant la zone rouge « formellement déconseillée aux Français » à l’ensemble du territoire nigérien, à l’exception de la capitale Niamey. Il est vrai que les attaques par l’État islamique au Grand Sahara (EISG) — qui serait affilié à l’État islamique dans la Province d’Afrique de l’Ouest — n’ont cessé de se multiplier, notamment au niveau de la région de Tillabéry.
Suite à cet événement, le gouvernement nigérien a d’ailleurs étendu l’état d’urgence à de nouvelles localités de la région et a formellement interdit la circulation en motos dans le secteur, sachant que le mode opératoire de l’EIGS correspond de plus en plus à des attaques de dizaines d’individus armés circulant en deux roues. Leurs cibles sont les forces de sécurité, mais aussi les populations et certaines autorités locales vivant dans les régions transfrontalières. Un schéma similaire est observé dans la région de Diffa par les divers groupes djihadistes qui relèvent de ce que l’on nomme toujours « Boko Haram » mais qui constitue en réalité un mouvement djihadiste qui a connu des scissions et une trajectoire complexe (9). Au vu des défis sécuritaires, le gouvernement nigérien a même annoncé en fin d’année vouloir doubler les effectifs de l’armée d’ici cinq ans pour les faire passer de 25 000 à 50 000.
Les violences touchent également le Burkina Faso dans ses régions septentrionales mais aussi dans l’Est du pays. Toutes ces attaques armées ne sont pas que le fruit des groupes djihadistes. Certaines relèvent plus du banditisme et du mercenariat. Il est à noter que ceux-ci peuvent d’ailleurs joindre les groupes djihadistes et continuer leurs activités criminelles. De nombreux avant-postes stratégiques des forces de sécurité sont aussi touchés dans le Liptako-Gourma ; nous pouvons supposer que ces derniers gênent les activités de certains de ces groupes. Par ailleurs, divers acteurs peuvent se mettre sous la coupe des groupes djihadistes mais continuent à négocier, dans une arène particulièrement fluide, leur pouvoir relatif individuel ou communautaire et à éventuellement s’affronter, en mobilisant ou instrumentalisant la cause djihadiste.
Simultanément, l’usage des engins explosifs improvisés (EEI) par les groupes djihadistes est très fréquent, notamment contre les forces de sécurité nationales et internationales au Mali mais aussi dans les pays riverains. Cette tendance avait commencé à se dessiner suite à la reconquête des territoires septentrionaux maliens par les troupes militaires françaises en 2013. Les groupes djihadistes mobilisent davantage cette tactique au faible coût, particulièrement depuis la perte de contrôle du territoire. Cette tactique peut aussi piéger les populations qui sont parfois victimes des EEI mais aussi complices car certains individus, y compris des jeunes, peuvent être payés pour placer les EEI dans des lieux stratégiques (10).
Par ailleurs, au cours des derniers mois, l’EIGS et Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin (JNIM, soit le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) — coalition djihadiste affiliée à Al-Qaïda et dirigé par Iyad Ag Ghali — se sont affrontés à plusieurs reprises dans la région des trois frontières et au centre du Mali, avec un pic du nombre d’affrontements se situant vraisemblablement au mois d’avril 2020 (11). L’une des raisons majeures de ces conflits, en dehors des ambitions de domination des deux coalitions, réside dans le différend idéologique. L’EIGS a une posture plus radicale dans la manière de mener le djihad, alors que le JNIM serait plus ouvert au dialogue et au compromis avec les populations et les gouvernements. Ces affrontements ont probablement amené Abdelmalek Droukdel, le leader d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQIM), auquel le JNIM a prêté allégeance, à prendre le risque de se déplacer au nord du Mali pour encourager les djihadistes sahéliens à s’unir et à éviter les affrontements fratricides. Un risque qui lui aura coûté cher car il a été repéré par les forces de sécurité lors de son déplacement. Les forces françaises l’ont éliminé, ainsi que certains de ses lieutenants, lors d’une opération militaire à Talhandak, dans le Nord du Mali, le 3 juin 2020 (12).
Si cette opération a permis une victoire tactique contre les affiliés d’Al-Qaïda dans la région, le JNIM n’en est toutefois pas ressorti affaibli. Au mois d’octobre, le groupe a enregistré une grande victoire avec la libération par les autorités maliennes de près de 200 djihadistes capturés contre 4 otages, dont l’opposant Soumaïla Cissé et la Française Sophie Pétronin. Une rançon aurait aussi été payée. La victoire est d’autant plus importante qu’elle a été mise en scène par le groupe. En effet, Iyad Ag Ghali a accueilli ses combattants libérés en organisant un grand banquet. Sur des photos de propagande qui ont circulé dans les réseaux sociaux le 10 octobre, on le voit entouré de ses hommes dans des habits blancs renforçant son aura de leader charismatique (13).
Au mois de mars, un signal fort avait aussi été envoyé par le leader du JNIM qui se disait prêt à négocier avec les autorités maliennes pour mettre fin au conflit, avec pour condition le retrait des troupes françaises. Une demande difficile à satisfaire pour le gouvernement malien impliqué dans la lutte contre le terrorisme dans la région, notamment au sein de l’organisation régionale du G5 Sahel. Le gouvernement malien doit-il adopter une stratégie différenciée pour le JNIM et l’EIGS ? Il semble de plus en plus se diriger vers cette option, tout en sachant qu’il doit toutefois convaincre ses alliés français de la pertinence de sa démarche. Par ailleurs, peut-on considérer qu’une alliance est possible entre le JNIM, le gouvernement malien et certains groupes armés pro-gouvernementaux pour lutter contre l’EIGS ?
Enfin, tout cela ne doit pas faire oublier les nombreuses exactions militaires au Burkina Faso, au Mali et au Niger, qui ont été recensées par les militants des droits de la personne, notamment Human Rights Watch (14). Ces exactions par les forces de l’ordre sont causées par une violence indiscriminée contre des populations considérées comme associées aux groupes djihadistes, à l’instar des communautés peules qui sont stigmatisées. Des exactions qui peuvent renforcer le recrutement de certaines franges de la jeunesse sahélienne par des groupes armés. Un phénomène observé à maintes reprises au cours des dernières années…
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