Dans le cadre de la sortie officielle de leur rapport conjoint au Mali à la maison de la presse intitulé « Centre Mali : les populations prises au piège du terrorisme et du contre- terrorisme », la Fédération Internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et l’Association Malienne des Droit de l’Homme (AMDH), votre site Maliweb.net a pu s’en approprier un exemplaire du rapport de 100 pages, vous propose un résumé exécutif du dit rapport. Dans le rapport la FIDH et l’AMDH alertent sur la situation dans le Centre du Mali, caractérisé par l’enracinement des groupes armés terroristes, l’intensification des violences intercommunautaires, et par exactions commises dans le cadre d’opérations anti-terroriste.
– Au lendemain de la réélection du président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), la litanie des attaques et des crimes au centre du Mali rappelle que, dans cette région, les populations sont prises au piège du terrorisme et du contre-terrorisme. Depuis le début de l’année 2018, la région – peut-être la plus stratégique et pluriethnique du Mali – est le théâtre d’un conflit armé mené par les djihadistes d’Amadou Diallo dit Koufa1, les milices communautaires et les forces de sécurité. Les populations sont les principales cibles et les premières victimes de la myriade d’acteurs armés qui se disputent le contrôle de ces territoires. Ce conflit caché dans les confins des zones peu accessibles du delta du fleuve Niger se déroule à huis clos, à l’abri des regards de l’opinion nationale et internationale. C’est d’ailleurs la région du Mali qui a le moins voté au cours de l’élection présidentielle de 2018.
« Le centre du Mali n’avait jamais connu de telles violences », a témoigné un bon connaisseur de la zone aux chargés de mission de la FIDH et de l’AMDH qui ont effectué, entre mai et juillet 2018, une enquête sur le conflit en cours dans la zone. Au travers de près de 120 interviews de victimes, de témoins, d’anciens djihadistes, de responsables communautaires ou associatifs, d’autorités locales, la FIDH et l’AMDH ont mené une recherche sur les graves violations des droits humains et leurs auteurs présumés ainsi que sur les dynamiques et les ressorts du conflit en cours au centre du Mali.
L’épicentre actuel des violences au Mali
Depuis le début de l’année 2018, le Centre du Mali est en proie à des violences d’une extrême gravité. On y recense environ 40 % de toutes les attaques du pays, ce qui en fait actuellement la zone la plus dangereuse du Mali. Le conflit asymétrique s’est intensifié et complexifié et aurait fait, selon les chiffres disponibles, environ 500 victimes civiles entre janvier et août 2018 et causé la mort de plusieurs dizaines de combattants au cours de massacres, d’attaques ou de combats : assassinats, exécutions sommaires, tortures, disparitions forcées, etc. Des villages ont été brûlés, d’autres sont assiégés par des blocus, leurs habitants sont pourchassés. Plus de 15 000 personnes ont dû fuir les persécutions, les violences et parfois les combats menés par plusieurs acteurs en présence : les djihadistes regroupés dans cette zone au sein de la katiba Macina dirigée par le prédicateur Amadou Koufa, et membre de la nébuleuse djihadiste Al-Qaïda au Magrheb islamique (AQMI) regroupée depuis mars 2017 au sein du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM ou JNIM) d’Iyad Al Ghaly ; les forces de défense et de sécurité et principalement les forces armées maliennes (FAMA) qui mènent des opérations anti-terroristes ; les milices locales communautaires, qu’elles soient dogon, bambara ou peule qui se présentent plus volontiers comme des groupes d’autodéfense de leur communauté attaquée. Pour les seuls mois d’avril à juin 2018, au moins 287 personnes auraient été tuées dans les violences communautaires dont 91 % étaient des hommes.
En mai 2017, la FIDH et l’AMDH recensaient déjà au minimum 117 personnes décédées et 87 blessées lors d’affrontements intercommunautaires dans les régions de Mopti et de Ségou en 2016 et 20174. « Ces incidents violents s’accompagnent par ailleurs de vagues de déplacement de populations qui fuient les violences. Ils seraient environ 10 000 déplacés internes dans le centre du pays à ce jour » alertaient déjà l’AMDH et la FIDH. Le bilan humain de la crise au Centre du Mali depuis deux ans serait donc d’au moins 1 200 tués, des centaines de blessés et probablement près de 30 000 déplacés et réfugiés. Le nombre de personnes déplacées au Mali a fortement augmenté depuis le début de l’année pour atteindre plus de 75 000 à la fin du mois de juillet. Rien qu’à Mopti, le nombre de déplacés est passé de 2 000 en avril à 12 000 en juillet. Toujours dans la région de Mopti, 972 000 personnes ont besoin de protection et d’assistance humanitaire selon les Nations unies. C’est la proportion la plus élevée de personnes dans le besoin au Mali. Il ressort de l’enquête de l’AMDH et de la FIDH que les principaux acteurs armés de la région ont commis des violations du droit international humanitaire et de graves violations des droits humains contre les populations civiles, pouvant être qualifiées de crimes de guerre.
Une situation explosive et des violations graves des droits humains commises par toutes les parties
La katiba d’Amadou Koufa : entre terrorisme, insurrection paysanne et révolte sociale
Le centre du Mali est depuis 2015 touché, lui aussi, par la fièvre djihadiste. Menée par un homme issu de la région, le prêcheur djihadiste Amadou Koufa, l’insurrection a gagné en terrain et en intensité jusqu’à plonger de larges zones des régions de Mopti et de Ségou, notamment le Nampalari, le Macina, le Seno et le Hayré, dans un conflit meurtrier d’une intensité inconnue jusque-là dans cette zone, même lors des débuts de l’insurrection touarègue et djihadiste de 2012-2013. En 2012, le Centre du pays, qui marquait la séparation entre le « nord », placé sous le joug des djihadistes, et le « Sud », administré par l’État, n’a pas été exposé au même degré aux violences, mais ses populations en ont subi les conséquences de manière très concrète : désertion des représentants de l’État, multiplication des actes de banditisme, détérioration de la situation économique, pénétration des militants djihadistes… L’on a alors assisté, dans un quasi huis-clos, à la banalisation de la violence et à l’émergence de nouveaux acteurs locaux, armés pour la plupart, parmi lesquels la katiba Macina, qui a mené sa première opération en janvier 2015. Celui qui dirige les « hommes de la brousse » de la katiba Macina n’est pas un inconnu. Depuis au moins 2008, Amadou Koufa est un compagnon de route de Iyad Al Galy le chef du JNIM, la nouvelle joint-venture d’AQMI au Mali et au Sahel et qui regroupe les principaux groupes armés djihadistes et terroristes présents au nord du Mali (AQMI, Al Mourabitoune, Ansar Dine, et certains éléments du MUJAO) à l’exception de leur « concurrent » de l’État islamique du grand Sahara (EIGS). Cette « franchise régionale » a permis à cette rébellion essentiellement rurale et locale de faire son entrée dans le djihad global et d’obtenir de ses alliés un soutien logistique (matériels, instructeurs, armes, etc.) et politique (visibilité, résonance médiatique et politique, etc.). Cette entrée dans le « djihad global et médiatique » ne doit pas faire oublier les racines essentiellement locales de la katiba d’Amadou Koufa. Ce serait en outre faire une erreur d’analyse que de ne voir dans cette implantation qu’une extension de la guerre menée plus au nord par les groupes djihadistes. Nombre d’observateurs évoquent une forme de révolte sociale, alimentée par un contexte économique fragile, sur laquelle serait venu se greffer le djihadisme global. Les témoignages d’ex-membres de la katiba ainsi que d’acteurs locaux recueillis par la FIDH et l’AMDH semblent confirmer cette analyse. S’appuyant sur ces nombreux témoignages, la FIDH et l’AMDH décryptent les objectifs, les méthodes, le fonctionnement et les motivations du groupe et de ses membres. Loin de l’image d’un groupe armé homogène, la disparité des parcours et des motivations des « terroristes » renvoie à une réalité plus complexe : il s’agit avant tout d’une révolte sociale, notamment de bergers peuls nomades, pour renverser un ordre établi et prédateur, catalysée par un prédicateur charismatique issu de la région. La radicalisation personnelle et les alliances d’Amadou Koufa achèvent d’ancrer le groupe dans le camp des djihadistes. Les discours religieux du prédicateur ne peuvent cependant pas effacer complètement les dimensions communautaires du conflit social et sociétal du centre du pays.
La katiba Macina : contrôle territorial, stratégie d’exécutions et administration brutale
La katiba Macina a développé depuis 2015 une stratégie d’expansion et de contrôle territorial des zones du Centre et en particulier les zones les plus difficilement accessibles des régions inondées du delta du Niger. Depuis 2015, le groupe mène une stratégie d’exécutions ciblées et d’enlèvements des représentants de l’État (forces de défense et de sécurité, agents des eaux et forêts, conseillers municipaux, magistrats, enseignants, etc) et de notables y compris religieux ou des « collaborateurs » suspectés d’avoir donné des informations aux autorités maliennes, visant au désengagement de l’État et à son remplacement dans ses fonctions régaliennes : sécurité, justice, économie, éducation. Seules les structures de santé, nécessaires au groupe et ses soutiens, échappent à cette éradication. À la fin de l’année scolaire 2018, en raison de l’insécurité résultant des menaces et des attaques de groupes extrémistes violents, 478 écoles étaient fermées dans les régions de Mopti et de Ségou (soit68 % des écoles de l’académie de Mopti), ce qui représentait 65 % des écoles fermées du pays.
Cette stratégie a permis entre 2015 et fin 2017 au groupe d’Amadou Koufa d’exercer un contrôle effectif de larges zones dans le centre du pays. Bénéficiant d’un large réseau de soutien et sans occuper militairement les villes et les villages, le groupe impose pourtant sa loi et remplace de facto les autorités. Ils s’en prennent également aux civils et aux populations auxquels ils accordent leur « protection » ; rendent la justice en imposant la loi islamique (sharia) ; règlent les contentieux en matières foncières, sociales et pénales ; gèrent l’accès aux ressources, notamment les pâturages et prélèvent des taxes (zakat) ; et imposent un mode de vie religieux radical (prières obligatoires) particulièrement à l’égard des femmes (tenue vestimentaire, comportement, obligations, etc.). Des dizaines de villages vivent aujourd’hui sous leur joug. Tous ceux qui s’opposent à eux n’ont qu’un seul choix : « partir ou mourir » comme l’a relaté un témoin aux enquêteurs de l’AMDH et de la FIDH. « Ils arrivent dans un village, rassemblent tout le monde à la mosquée et disent ce qu’ils vont faire. Ils donnent une semaine au village pour se conformer à leurs directives. Ceux qui ne veulent pas peuvent partir. Mais ceux qui ne se conforment pas sont exécutés. Ils ont tué trois hommes dans mon village qui collaboraient avec les autorités. Et ils ont fait pareil dans beaucoup d’autres villages de la zone » rapporte un habitant de la zone. Les villages qui résistent sont soumis à des blocus. Les enlèvements sont également une pratique courante du groupe de Koufa. Des dizaines de personnes ont été enlevées, et certaines libérées contre des rançons importantes. Le mode opératoire du groupe de Koufa est bien établi : ceux qui ne se soumettent pas sont exécutés. Leurs corps sont retrouvés, en général, à la sortie des villages. Un coup de fl passé aux familles prévient de l’exécution à venir ou passée, preuve que le groupe veut insuffler un fort niveau de crainte et de terreur.
Les populations du Centre se sont dans un premier temps relativement accommodées de cette administration brutale : le prélèvement de la zakat était toujours moins élevé que le racket multiforme des agents de l’État (eaux et forêts, forces de défense et de sécurité, magistrats, etc.) ; leur justice peut paraître plus efficace, plus rapide et moins onéreuse même si plus expéditive ; le règlement des différends répondaient plus aux besoins notamment au besoin de proximité. Elles n’ont d’ailleurs guère eu le choix puisque l’État, déjà faiblement présent dans la zone, en a été largement chassé dès 2015. Si une partie de la population s’en accommode, cette présence est décrite comme « oppressante » par un grand nombre d’habitants de la zone.
L’intensification du conflit, la perte de contrôle du territoire et la proximité de l’élection présidentielle ont rendu impérieuse la nécessité de « regagner le terrain perdu ». C’est la mission du Premier Ministre Soumeylou Boubèye Maïga, nommé le 31 décembre 2017. Ancien chef du renseignement malien et ministre de la Défense, il se penche dès son entrée en fonction sur la situation dans le centre du pays. Lors d’un déplacement à Mopti, mi-février, il annonce la mise en œuvre du Plan de sécurisation intégré des régions du Centre, qui prévoit notamment un renfort de 4 000 militaires et la mise à disposition de l’armée de nouveaux moyens matériels et financiers.
Mais la situation sécuritaire s’était déjà trop dégradée. Les attaques du groupe djihadiste contre l’État et son implantation au sein de la communauté peule ont attisé les tensions communautaires en particulier des populations bambaras et dogons qui se sont senties menacées. La réactivation des groupes d’autodéfenses bambaras et dogons sur la base des chasseurs traditionnels Donzos plongent la région dans une spirale de violence que le nouveau Premier Ministre peine encore à maîtriser malgré les mesures sécuritaires et politiques
Conflits intra et intercommunautaires, climatique et d’accès aux ressources naturelles
Les attaques de la katiba Macina contre les représentants et les symboles de l’État dans le centre du pays ont réactivité les tensions communautaires au sein d’un espace complexe, en mutation sociologique et lieu de compétition pour l’accès à des ressources raréfiées. Le delta du Niger constitue un espace vital pour l’accès à l’eau, aux pâturages et l’ensemble des ressources nécessaires aux activités agro-pastorale du centre du Mali. Ce fragile équilibre a été rompu durant les dernières décennies, sous les effets conjugués de plusieurs phénomènes : réchauffement climatique, croissance démographique, développement d’une agriculture intensive au détriment de l’élevage semi-nomade, corruption des agents de l’État, décentralisation… Les changements climatiques de ces quarante dernières années ont renforcé les épisodes et zones de sécheresse dans la bande sahélienne accentués par le développement de l’agriculture intensive au détriment de l’élevage semi-nomade. Avec la raréfaction des ressources, le centre du Mali et particulièrement la zone humide du Delta devient un enjeu d’affrontements pour les communautés ou ceux qui veulent le contrôler. Le conflit au centre du Mali est bien également un conflit climatique comme discuté encore récemment au Conseil de sécurité des Nations unies. Depuis 2016, les tensions se sont transformées en conflits ouverts entre communautés qui ont, constitué ou réactivé des milices locales communautaires, lesquelles se livrent à des tueries, des exécutions sommaires, des violences sexuelles, des destructions et des blocus de villages, des violences et des menaces. Les premiers affrontements se sont déroulés dans la région du Macina en 2016 avant de s’étendre jusque dans le pays Dogon, d’embraser tout le centre du pays au cours de l’année 2018 avec une intensité jamais vue dans cette région. Le 14 avril 2018, face à la détérioration de la situation, le Premier Ministre, Soumeylou Boubèye Maïga, a ordonné le désarmement de tous les civils de la région du centre en possession d’armes à feu, que ceux-ci soient ou non titulaires de permis8. Mais cette mesure, peu ou pas appliquée par les forces de défense et de sécurité, n’a pas enrayé le cycle de violence dans la région. Bien au contraire, la période d’avril à juin a été la pire depuis le début de l’année 2018, puisqu’au moins 287 personnes auraient été tuées dans les violences communautaires. Au total, on dénombre entre janvier et août 2018 environ 500 personnes tués, 50 villages brûlés, détruits ou touchés et plus de 15 000 déplacés en raison des affrontements communautaires. Les Peuls semblent constituer la majorité des victimes civiles de ces violences tout comme celles des exactions des forces armées maliennes.
Les opérations anti-terroristes tournent aux massacres
La réponse des autorités maliennes au mouvement insurrectionnel mené par Koufa et ses hommes, dès 2015, a été de mener des opérations anti-terroristes caractérisées par de nombreuses exactions contre les civils et principalement la communauté peule. À elles seules, les forces de défense et de sécurité malienne seraient responsables d’environ 20 % des violations des droits humains au Mali depuis le début de 2018. L’enquête menée par l’AMDH et la FIDH a permis de démontrer qu’au cours de l’opération antiterroriste « Dambe » des forces armées maliennes lancée fn 2017 dans le centre du pays, des unités des FAMA avaient exécuté sommairement au moins 67 personnes au cours de 6 opérations ciblées menées entre février et juillet 2018 dans les communes ou villages de Sokolo, Dioura, Finadje, Dogo, Boulikessi et Nantaka. Cette caravane de la mort a laissé derrière elle au moins six fosses communes. Ces opérations anti-terroristes répondent à un mode opératoire similaire : arrestation de personnes civiles ciblées et suspectées d’appartenir à la katiba Macina, exécutions sommaires de tous ou seulement d’une partie des personnes arrêtées, enfouissement des corps dans des fosses communes de fortunes aux endroits mêmes où stationnaient les unités militaires. Les personnes arrêtées lors de ces opérations et qui n’ont pas été exécutées ont presque toutes été torturées au cours du parcours du détenu terroriste : détention dans un poste militaire avancé, transferts à la base militaire la plus proche puis au centre opérationnel de commandement de l’opération Dambe à Ségou avant d’être envoyé à Bamako à la Sécurité d’État ou au Camp 1 de la gendarmerie. Les opérations anti-terroristes menées par les FAMA, y compris par des forces spéciales, auraient causé depuis le début de l’année 2018 plus d’une centaine de victimes d’exécutions sommaires au cours d’au moins une dizaine de massacres, des dizaines de cas de tortures. Ces actes constituent des crimes de guerre.
Les conséquences de ces opérations anti-terroristes émaillées d’exactions sont immédiates et multiples : intensification et ethnicisation du conflit, stigmatisation de la communauté peule comme terroriste, rupture du lien avec la population, isolement des forces de défense et de sécurité dans un environnement considéré comme hostile, perte de légitimité et d’autorité de l’État, impunité des auteurs des exactions, etc. En multipliant les exactions, les FAMA ont également poussé de nombreuses personnes à rejoindre les rangs des djihadistes ou des milices communautaires pour assurer leur défense et leur sécurité. En juin 2018, le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Gutierrez, rappelait au Conseil de sécurité que « la multiplication des allégations faisant état d’exécutions sommaires et d’exactions commises par les membres des forces maliennes de défense et de sécurité a continué de saper la capacité de ces dernières à rétablir la stabilité ».
Le G5 Sahel pris dans la tourmente des opérations anti-terroristes au Centre
Tout juste mise sur pieds, la Force conjointe du G5 Sahel a également été impliquée dans des violations graves des droits humains. Le 19 mai 2018, des éléments des Forces armées maliennes sous commandement du G5 Sahel ont tué au moins 12 civils au cours d’une opération menée en représailles au meurtre d’un de leurs éléments à Boulikessi, dans la région de Mopti. À la demande du chef d’état-major de la Force conjointe, la MINUSMA a aidé la Force conjointe à enquêter sur ces faits sur le terrain. De son côté, le procureur en charge de l’affaire à Mopti a également demandé, le 5 septembre 2018, à la MINUSMA de lui prêter son concours, faute d’avoir accompli des progrès dans l’enquête sur ce massacre. Le massacre de Boulikessi démontre les difficultés des forces conjointes à opérer et mener des opérations anti-terroristes au centre du pays ainsi que les obstacles rencontrés pour enquêter et sanctionner les agents de l’État qui se seraient rendus responsables de violations graves des droits humains.
Réactions des autorités maliennes mais l’impunité demeure
Les hautes autorités politiques et militaires maliennes ont tenté de réagir face à la dégradation de la situation, l’intensification des affrontements communautaires et aux exactions contre-productives des FAMA sur le terrain. Le 9 mai, le Premier Ministre Soumeylou Boubèye Maïga a réaffirmé que le Gouvernement ne tolèrerait aucune exaction contre la population civile. Le Gouvernement a publié plusieurs déclarations publiques dans lesquelles il s’est engagé à ouvrir des enquêtes criminelles sur les allégations de violations graves des droits humains. Côté FAMA, après avoir nié pendant de longues semaines l’implication des soldats dans plusieurs massacres, le ministère de la Défense a modifié, en juin 2018, sa communication sur les exactions. Ainsi, à la suite de l’exécution sommaire de 25 civils dans le village de Nantaka (région de Mopti), le 13 juin, le ministère de la Défense a publié un communiqué de presse, le 19 juin, dans lequel il a confirmé la présence d’un charnier près de ce village et la participation de membres des Forces armées maliennes au massacre. Le 7 juillet, le ministère annonçait l’ouverture d’une enquête criminelle sur l’assassinat de 12 civils par des membres des Forces armées maliennes agissant sous commandement de la Force conjointe du G5 Sahel, commis le 19 mai 2018 dans le village de Boulikessi (région de Mopti).
De sources confidentielles, l’AMDH et la FIDH ont également appris que de nombreux éléments des FAMA y compris à plusieurs niveaux hiérarchiques ont été « sanctionnés » en raison des exactions menées dans le centre du pays sur les populations civiles. Ces « sanctions » se résument en fait le plus souvent à la mutation des éléments mis en cause dans d’autres régions du pays. En l’absence d’une communication claire et transparente sur les mesures prises dans le cadre des enquêtes ouvertes sur l’implication des éléments des forces de défense dans les massacres de civils, il est difficile de savoir si d’autres mesures ont été prises par la hiérarchie : sanctions disciplinaires, mesures conservatoires, protection des témoins, etc. Par ailleurs, à notre connaissance, aucune enquête n’a, à ce jour, débouché sur une mise en cause formelle d’un ou plusieurs éléments des FAMA et encore moins sur la perspective d’un ou plusieurs procès de soldats ou d’offciers des FAMA pour leur implication et leur responsabilité présumée dans des exactions contre des civils, constitutives de crimes de guerre. Le dialogue souhaité par nos organisations avec les autorités maliennes, notamment le Premier Ministre, les ministres de la Défense et de la Justice, doivent permettre de clarifer la situation et faire avancer la lutte contre l’impunité des auteurs de crimes les plus graves. Sollicité pour donner le point de vue du gouvernement sur ces faits, le professeur Tiémoko Sangaré, ministre de la Défense et des Anciens Combattants, a renouvelé « [sa] volonté et [sa] détermination à renforcer avec [l’AMDH et la FIDH] cette franche collaboration fondée sur la recherche d’une réponse multidimensionnelle appropriée à la question sécuritaire du Mali […] et engage (ses) services à vous fournir dans les meilleurs délais toutes les informations vous permettant d’intégrer la vision du Gouvernement du Mali dans ledit rapport ». Ces informations ne sont pas parvenues à l’AMDH et la FIDH à l’heure de finaliser ce rapport.
Le rôle du gouvernement malien sera pourtant crucial dans les prochains mois afn non seulement de faire cesser les violations graves des droits humains et du droit international humanitaire commises par les agents de l’État dans le cadre des opérations antiterroristes qu’elle mène dans le centre du Mali mais également les faire juger à l’instar de tous les auteurs des crimes les plus graves qualifiables de crimes de guerre qui agissent dans tous les groupes armés. Le Premier Ministre Soumeylou Boubèye Maïga semble toutefois particulièrement impliqué dans la recherche de la paix au centre du pays. Une semaine après la signature par le groupe d’auto-défense dogon Dana Ambassagou d’un cessez-le feu unilatéral, le Premier Ministre a rencontré à Mopti, le 2 octobre 2018, les responsables de la milice qui ont accepté de déposer les armes. Ils préviennent, par la voix de leur porte-parole, Marcelin Guenguéré, que la milice réagira à toute agression contre la communauté dogon et demandent donc au gouvernement de prendre ses responsabilités afin d’assurer la sécurité des populations. Le Premier Ministre a assuré de « la volonté du Gouvernement malien de faire tout ce qu’il faut pour ramener la paix et la consolider ».
Changer d’approche pour ramener la paix au centre du Mali
Nombre d’acteurs de terrain estiment qu’il est encore temps de remédier à cette évolution dangereuse. Comme le soulignait International Crisis Group en 2016, « l’État est contesté mais pas complètement rejeté ». C’est toujours vrai en 2018, même si les critiques sont de plus en plus nombreuses, et la confiance de moins en moins partagée. Les témoignages de deux anciens combattants de la katiba Macina rencontrés lors de cette enquête démontrent que même ceux qui ont un temps rompu avec l’État malien comptent aujourd’hui sur ce même État pour les aider à se réinsérer : bien que craignant d’éventuelles représailles de l’armée, ils attendent un geste des autorités pour les aider à reprendre une vie « normale » et à trouver de quoi vivre en toute sécurité. Pour ce faire, les autorités maliennes devront modifier leur stratégie et définir de nouveaux objectifs. La lutte anti-terroriste telle que menée depuis des années, presque exclusivement concédée aux forces armées, a montré ses limites. Plutôt que d’endiguer le phénomène djihadiste, l’action de l’armée l’a renforcé. Aujourd’hui, dans certains villages, les djihadistes sont perçus comme les garants d’une sécurité, voire d’une stabilité, que l’État semble incapable d’assurer. Leur emprise a gagné du terrain et leur mode de gestion leur a apporté une certaine crédibilité auprès des « exclus » du système. Pour reconquérir les cœurs et les esprits, seul moyen de parvenir à une pacification de la zone et à la fin des innombrables atteintes aux droits humains, l’État devra élaborer une feuille de route mêlant action militaire et mesures sociales et économiques. Comme dans d’autres zones touchées par le même type de phénomène, il s’agira de « mettre l’outil militaire au service d’une approche politique ». Elle doit également inclure le rétablissement des services sociaux de base tels que l’éducation et la santé, le rétablissement d’un lien de confiance entre l’État et les populations civiles et la protection des agents de l’État, la lutte contre la radicalisation des jeunes, la lutte contre les trafics illicites d’armes, de drogues et d’êtres humains, et bien sûr, la lutte contre l’impunité de tous les auteurs de violations graves des droits humains. Sans changement en profondeur de son analyse de la situation et des moyens d’y remédier, l’État malien prend le risque de perdre pour longtemps la confiance des habitants du Centre. Plusieurs Observateurs évoquent par ailleurs un réel danger pour la nation malienne dans son ensemble : certains craignent une explosion des violences intercommunautaires au-delà des régions de Ségou et de Mopti et une contagion dans le sud du pays. La communauté internationale devrait en outre s’inquiéter d’une régionalisation des combats, d’une contagion des violences intercommunautaires et de certaines revendications sociales et religieuses portées par les groupes djihadistes au-delà des frontières maliennes au Burkina Faso, en Mauritanie et au Niger. Les acteurs impliqués vont devoir changer d’approche pour ramener la paix au centre du Mali et garantir la stabilité régionale.
Bokoum Abdoul Momini
La rédaction