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L’indigénat, le bon ordre colonial ou l’autre Apartheid ?

La colonisation, par essence, est la négation des droits des peuples vaincus. En ces temps-ci, où les révisionnistes de tout crin travestissent la brutalité de l’entreprise coloniale, à leur guise et à leur gré, au point de la présenter comme un humanisme, il convient de raviver la mémoire. Dans cette publication, nous ne traitons que de l’indigénat, le code ou le régime, qui a consacré, au nom des droits de l’Homme, la supériorité des citoyens français sur les « sujets français » en Afrique, en Indochine, en Nouvelle Calédonie… Ainsi, la crème de nos cadres ne pouvait être que des « médecins africains », des « pharmaciens africains », des « sages-femmes africaines », des « vétérinaires africains »… Jusqu’en 1958, pour toute l’Afrique occidentale française, on ne comptait que quatre lycées (Dakar, Saint Louis, Bamako et Abidjan).

 

L’indigénat était le mode d’administration imposé par la France dans les colonies. Son caractère inique a été à la base des mouvements de lutte pour l’indépendance des territoires colonisés. En Afrique occidentale et équatoriale française, on se souviendra du combat impulsé par le Rassemblement démocratique africain (RDA), de 1946 à 1960. L’abolition du travail forcé, portée par le député Félix Houphouët-Boigny, le 11 avril 1946, au Palais Bourbon est un des fleurons de cette lutte.
Il ne s’agit que d’une partie de la « petite histoire » dans la « grande histoire » d’une gigantesque entreprise d’exploitation et d’aliénation qui n’a duré que soixante ans chez nous, contrairement à l’Algérie et au Sénégal. Ce territoire avait une particularité d’avoir quatre communes (Saint Louis, Gorée depuis 1872, Rufisque en 1880 et Dakar en 1887) dont les ressortissants bénéficiaient de la citoyenneté française. à ce titre, Léopold Sédar Senghor, même agrégé de grammaire française depuis 1935 n’était pas citoyen français quand on voit qu’il a été mobilisé pendant la Deuxième Guerre mondiale dans le rang des tirailleurs sénégalais, comme Mamadou Diarra et Antandou Somboro du Soudan français.

L’écrivain malien Amadou Hampâté Ba, en sa qualité de fonctionnaire colonial, a vécu de près le fait colonial. Il nous en fait le récit dans « L’étrange destin de Wangrin », un témoignage de première main, une fresque monumentale qui résume, à bien d’égards, cette réalité-là.
Il met en scène les vecteurs de la colonisation que sont les Européens et la panoplie de serviteurs zélés que sont les interprètes, les chefs de village, les chefs de canton dans une chaïne de prédation et de prévarication dont nous portons encore les stigmates, à travers la langue, le mode d’administration, longtemps après les indépendances.
Au sommet, trônent les Européens. Hampâté Ba les caractérisent bien quand il écrit que leur « toute puissance est sans borne ». Il suffit qu’ils le veuillent pour qu’ils disposent, « si tel est leur bon plaisir » des biens et des hommes et même des « jouvencelles aux formes proportionnées pour les plaisirs de la nuit » quand ils sont en « tournée » dans le territoire. Ils portaient leur sésame qui était le casque colonial. à côté, ils pouvaient compter sur la force des « chéchias rouges », les tirailleurs sénégalais reconvertis en garde-cercles. (L’étrange destin de Wangrin ou les roueries d’un interprète africain, Paris, Union Générale d’éditions, 1973 Page 25).

Le bon vouloir du colonisateur
Les interprètes étaient un maillon essentiel du dispositif. Ils étaient les intermédiaires entre les Européens et les Africains. La fonction est prestigieuse, car l’interprète est le plus proche collaborateur du Blanc. Wangrin était de cette qualité. Il s’est enrichi du fait de sa position dans l’appareil. Ils sont encore nombreux sous nos cieux à se faire la panse dans un environnement surréaliste, où la langue française est, encore et envers tout, la langue officielle.
Les chefs de village (dugutigiw) et les chefs de canton ( jamanatigiw » terminaient le maillage. La population n’avait qu’à obéir aux caprices des uns et des autres. La femme d’un administrateur colonial ne parvenait pas à trouver le sommeil du fait d’une mare grouillante de grenouilles ? Il faut réquisitionner, à tour de rôle, des villages pour que les grenouilles se taisent ! Un commis blanc veut se déplacer ? Il n’y a pas de véhicules. Alors, il faut le porter dans un hamac et là aussi avec une relève d’un village à l’autre !
Olivier Le Cour Granmaison (enseignant des sciences politiques et de la philosophie politique dans plusieurs universités françaises) s’est intéressé à la problématique de l’indigénat dans des ouvrages de références comme « Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’état colonial » (Fayard, 2005), « La République impériale. Politique et racisme d’état » (Fayard, 2009), « Douce France. Rafles. Rétentions. Expulsion » (Seuil, 2009). Pour lui, en substance, l’indigénat n’est qu’une forme déguisée d’un « racisme d’état », une « monstruosité juridique » dont les paramètres étaient « les internements administratifs », « la responsabilité collective appliquée à des populations entières », « le séquestre des propriétés indigènes et le transfert de celles-ci aux colons ».

Ce n’était pas tout. Il faut y ajouter le « travail forcé », « l’esclavage domestique ». Il rappelle que cette ségrégation a été « démocratiquement » votée en 1875 par les députés de la troisième République pour être appliquée d’abord à l’Algérie. (Olivier Le Cour Grandmaison, De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, juin 2010, La Découverte)
L’indigénat en tant que régime d’exception avait pour but ultime d’asseoir la présence française dans les colonies. Alors, on entre dans la sphère du syllogisme. Les colonies sont considérées comme « françaises », mais ne bénéficient pas de l’application de la loi française. Donc la loi, expression de la volonté générale, ne s’applique plus à tous sur le même territoire. C’est le principe de la dérogation. Les Français en Afrique n’y sont pas soumis. Les indigènes ? Ils ne sont que des sujets, des protégés, des administrés français, encore différents des citoyens français. L’indigénat ne reconnait pas aux autochtones les valeurs issues des grands développements de la Révolution française de 1789. Pour la petite histoire, ceux qui ont visité le fort de Médine, à Kayes, ont pu voir qu’il y a deux cellules-prisons, une pour les indigènes, une pour les citoyens français !

L’arbitraire et la résistance des populations contre l’indigénat
La colonisation française a voulu très tôt contrôler les hommes et leurs mouvements. En 1928, il a été annoncé aux noirs qu’il leur fallait désormais disposer d’un « laisser-passer » pour circuler librement. En 1949, ce document va être remplacé par la carte d’identité, première forme avancée du fichage des individus. Cette pièce comportait les noms et prénoms, le statut, la filiation, la date de naissance, le lieu de naissance, la race, le domicile, la profession. On voit déjà les germes de division qui va avoir des effets dévastateurs en Afrique. Ainsi désormais au lieu de « Sékou DIARRA », on dira « DIARRA Sékou », de race bambara…
Les peuples colonisés ont développé plusieurs stratégies de lutte contre l’injustice. Ainsi, a-t-on pu voir des populations entières se déplacer pour échapper à l’arbitraire du travail forcé et aux réquisitions dans l’armée. Les villages s’organisaient pour être informés et dans beaucoup de cas, les bras valides migraient. Plusieurs récits, encore exploitables, dans notre pays attestent de cette stratégie qui a souvent produit des drames. Aussi, certains villages ayant compris rapidement que ce sont les jours de marchés que les « chéchias rouges » venaient pour « ramasser » les hommes ont institué des jours de foire tournante sur toute la semaine, de sorte que les pistes étaient brouillées.

Dans certains cas, les populations ont migré des possessions françaises vers les possessions anglaises, notamment au Ghana et au Nigeria.
Dans le registre des infractions caractérisées dans le régime de l’indigénat, il y avait les sanctions infligées en cas d’inobservation des règles d’hygiène (quand les animaux morts ne sont pas enfouis ou quand les populations refusaient de se faire vacciner), les cas de résistance à l’ordre (refus d’aider les autorités dans leur mission, la non déférence, l’appel à la grève, le refus de payer l’impôt). Il y avait le délit de vagabondage quand un infortuné ne pouvait justifier sa présence en certains lieux. En Afrique occidentale française, le décret du 21 novembre 1904 contient les peines et amendes applicables.

De façon plus structurée, à partir de 1916, des révoltes vont avoir lieu dans le Soudan français contre l’injustice coloniale : la révolte des Bobos, la révolte des Oulliminden sont assez indicatives de ces résistances sur lesquelles les productions de savoir endogènes ont lieu dans plusieurs de nos universités. Ces études doivent être vulgarisées pour que l’histoire de nos luttes pour l’indépendance ne se perde dans la gadoue de la révision. Nous avons participé et contribué à l’accumulation du capital qui a fait la grandeur des pays colonisateurs. La colonisation reste une violation du droit.

Source : L’ESSOR

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