Pour Serge Michailof, chercheur à l’Iris et ex-directeur des opérations de l’Agence française de développement, le religieux pourrait se révéler « un Khomeini malien ».
Tribune. Malgré d’indéniables succès tactiques telle la « neutralisation » d’Abdelmalek Droukdel, le chef d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), l’armée française n’a pu empêcher, après sept ans d’efforts, l’extension des zones d’action djihadistes. L’opération « Barkhane » doit désormais disperser ses efforts au Mali, mais aussi au Niger et au Burkina Faso, trois pays totalisant 60 millions d’habitants sur une superficie de six à sept fois la France.
Sur le terrain, la destruction des postes militaires frontaliers entre le Burkina Faso et le Niger a démontré la capacité des djihadistes à infliger de sanglantes défaites aux armées locales. Quant à la Minusma, la force de maintien de la paix des Nations Unies au Mali, elle est recluse dans des bases dont elle ne sort qu’avec de grands risques.
L’armée française est la seule force structurée capable de « tenir » la situation. Mais le succès de son intervention au Mali reposait sur l’hypothèse d’une reconstruction de l’armée et de l’appareil de sécurité malien qui ne s’est jamais réalisée. La France a ici une part de responsabilité.
Promotions clientélistes
La formation de l’armée et des services de sécurité maliens repose essentiellement sur deux programmes européens, EUTM et EUCAP, ainsi que plus de soixante-dix projets financés par des accords bilatéraux. Malheureusement, leur approche relève d’un modèle voué à l’échec.
Pourquoi ? Parce que les programmes sont définis loin du terrain par des étrangers intervenant sur des périodes trop brèves pour comprendre les besoins et les capacités locales. Ils ne peuvent aborder les aspects politiques qui exigent d’en finir avec les promotions clientélistes ou politiques, y compris d’ex-rebelles touareg et de mettre en place une gestion des ressources humaines fondée sur le mérite. Il faudrait pour cela une forte volonté politique. On est loin du compte.
Une étude récente met en évidence une exaspération et une incompréhension réciproques des militaires et responsables maliens et de leurs partenaires internationaux. Aux critiques maliennes portant sur l’inadaptation des formations et l’incompétence de formateurs ne parlant pas français, répondent les critiques de ces derniers sur la gabegie générale, le manque de motivation des officiers maliens et l’indiscipline de la troupe.
Un exemple caractéristique de désaccord est le refus du ministère malien de la défense d’informatiser le système de paiement de la solde permettant d’éviter les détournements sur la paie. La conclusion générale est que, tous ces programmes conçus et pilotés par des Occidentaux pourront se poursuivre encore quinze ans sans résultats satisfaisants.
L’armée française au Mali peut encore gagner des batailles. Mais faute d’espérer s’appuyer sur un appareil régalien malien, elle se trouve dans une impasse stratégique. Après avoir été reçue avec des fleurs en 2013, elle se fait désormais caillasser.
A la réflexion, si l’opération « Serval » en 2013 était sans doute indispensable, sa transformation en « Barkhane » se révèle très discutable. En mettant la France en première ligne et en apportant une garantie de survie au régime actuel, elle lui a permis de se dispenser des incontournables réformes de son appareil de sécurité. Aujourd’hui, le régime du président Ibrahim Boubacar Keïta, dit « IBK », est à bout de souffle. Sa légitimité démocratique est fragile. Son principal opposant, Soumaila Cissé est prisonnier d’un groupe djihadiste depuis plus de cent jours et, en son absence, son parti se fissure.
Symbole d’un échec
Dans ce contexte, un imam wahhabite, Mahmoud Dicko, a su fédérer un ensemble d’oppositions, constituer un quasi parti, le Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) et organiser deux manifestations de masse à Bamako les 5 et 19 juin. Comme le souligne Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute, l’ascension de l’imam Dicko est le symbole de l’échec de l’élite politique malienne.
Mahmoud Dicko est un personnage controversé mais c’est un leader religieux charismatique, populiste et très investi dans le combat politique. Il a su bloquer l’adoption d’un nouveau Code de la famille en 2008, a favorisé l’élection du président IBK en 2013 pour ensuite s’opposer à lui. Polyglotte, aussi à l’aise en français qu’en arabe ou dans les langues vernaculaires, sa capacité de mobilisation autour du thème de la corruption du régime et de son échec sur le plan sécuritaire est considérable. Quelle que soit l’issue de l’épreuve de force qu’il a engagée avec le régime, on imagine mal l’avenir politique du Mali sans lui.
Dans ces conditions, la France, inquiète de cette irruption d’un religieux wahhabite sur la scène politique malienne, devrait se tenir à l’écart du jeu politique du moment. Le régime actuel a fait la preuve de son incapacité tant à construire un appareil d’Etat et une armée qu’à négocier au moins une trêve avec les djihadistes.
L’imam Dicko est un politicien habile, conscient des rapports de forces. Il représente une possibilité de négocier la paix avec les groupes djihadistes. Il peut certes mettre la France à la porte et appeler les Russes ou les Chinois à la rescousse. Il peut se révéler comme un Khomeini malien. Ce serait le manifeste d’un désaveu de la politique menée par la France au Mali, mais aussi une porte de sortie offerte à « Barkhane », quand la situation semble sans issue. Rappelons-nous qu’après dix-huit ans de guerre, les Américains ont finalement dû composer avec les talibans.
Serge Michailof est un chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et à la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi), ancien directeur des opérations de l’Agence française de développement (AFD), auteur d’Africanistan, l’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, Fayard (2015).