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L’administration publique au Mali : Pourquoi elle va si mal ?

La colonisation française aura été un mal nécessaire pour les Africains. Soixante (60) ans d’indépendance n’ont apporté aucun changement dans la gestion des colonies. Fussent-elles indépendantes, leur administration publique calquée sur le modèle français reste obsolète. Dès lors, on comprend aisément pourquoi, les pays francophones africains sont à la traîne.

L’auteur du livre dépeint sans complaisance les maux qui entravent la modernisation de notre administration. Lisez cet extrait du livre: «Mali, une démocratie à refonder», d’Ali Cissé, ancien chef d’arrondissement de Sirakorola région de Koulikoro.

Elle a conservé malheureusement les ingrédients du despotisme et de l’omni-compétence de l’administration coloniale. Aussi, la description du commandant colonial  faite par Suret-Canale sied-elle en gros au commandant de cercle et au chef d’arrondissement des années 1960, 1970 et même 1980.

Le paysan ou l’éleveur du pays profond qui a connu les administrations coloniale et postcoloniale ne trouverait certainement pas une grande différence entre le commandement blanc et le commandement noir, du point de vue de leur moralité, de leur style de direction, de leurs méthodes de travail, de leurs relations avec les administrés, etc. L’administration publique du Mali indépendant a conservé aussi l’arrogance de l’administration coloniale.

Prenons l’exemple de l’agent  forestier qui débarque un jour en tenue militaire dans une contrée et informe les populations qu’il est commis à la surveillance de la forêt qui, leur dit-il, appartient à l’État. Les dérives de cette approche étaient prévisibles: la logique de la répression a vite fait de prendre le pas sur la sensibilisation des masses rurales, et la forêt a été massacrée.

C’est devant l’énormité des dégâts que l’État a compris qu’il aurait dû jouer le rôle d’éducateur plutôt que celui de gendarme, en associant étroitement les communautés à la préservation des ressources naturelles d’un terroir habité  par leurs ancêtres bien avant  l’indépendance et bien avant  la colonisation.

L’illusion de l’omni-compétence de l’État entretenue par le colonisateur a conduit l’État du Mali indépendant à cultiver une autre illusion, celle de «l’État  providence». Le nouvel État voulait tout embrasser. Il était à la fois gendarme, banquier, distributeur de justice, pourvoyeur de services de santé et d’éducation, constructeur de pont et de bâtiments, pharmacien, exploitant de salles de cinéma, industriel, commerçant import-export, transporteur, agriculteur, chercheur et vulgarisateur  agricole, gestionnaire de prisons, gardien de forêts etc.

À l’évidence, en voulant tout faire, il n’a pu rien bien faire. C’est seulement dans les années 1970 que les décideurs ont pris la mesure des dysfonctionnements de notre administration publique et ont mis en chantier une série de réformes censées nous faire passer d’une administration dite de «commandement» à une administration dite de «développement». L’intention est louable, mais les résultats sont mitigés.

Un État distant

La colonisation a cultivé à souhait un double mythe: celui du bien-fondé de la centralisation à outrance de l’appareil d’État, et celui de la grandeur du représentant de l’État, donc son inaccessibilité au commun des citoyens. Toutes les décisions importantes étaient prises au sommet de la hiérarchie, souvent loin des personnes et des localités concernées, l’échelon inférieur se contentant simplement de rassembler les éléments pour la  prise de décision et d’exécuter ces décisions une fois qu’elles sont prises.

Le gouverneur colonial était haut perché dans sa résidence de Koulouba et se contentait des rapports officiels de ses subordonnés  pour prendre ses décisions. Le commandant de cercle lui aussi se barricadait dans sa résidence ou son dans, et évitait les contacts avec les «indigènes». L’un et l’autre étaient entourés d’une foule de serviteurs et d’intermédiaires devenus par la force des choses des courtisans.

La barrière qui se dressait entre l’administration coloniale et les populations revêtait des formes variées. Elle était d’ordre géographique: il fallait se déplacer du village à la ville pour être en contact avec l’administration, obtenir des papiers, ou répondre à une convocation. Elle était d’ordre linguistique; l’administration utilisait une langue étrangère à laquelle la majorité écrasante de la population ne comprenait absolument rien. Elle était d’ordre culturel: les cadres  européens qui étaient aux commandes  de l’appareil d’État et les populations autochtones ne partageaient pas les mêmes valeurs et les mêmes croyances. Elle était enfin d’ordre psychologique: il y avait un mur de méfiance entre les agents de l’administration et les populations.

À peu de choses près, la description ci-dessus correspond à l’image  que les populations se faisaient de l’administration malienne au lendemain de notre accession à l’indépendance, et même après. Les nouveaux maitres des lieux ont emboité le pas de leurs devanciers sur plusieurs plans.

Les nouveaux ont occupé les logements des anciens: le nouveau Président de la République a pris ses quartiers à Koulouba dans le luxueux palais du gouverneur colonial, et les nouveaux commandants de cercle ont emménagé dans les résidences cossues laissées par les commandants coloniaux. Les nouveaux se sont mis aussi dans la peau des anciens: ils ont gardé un style de direction et un train de vie qui ont maintenu les barrières citées haut entre l’élite et la masse des citoyens ordinaires.

L’État est donc resté distant et a conservé son excessive centralisation. Tout se décide à Bamako, tout se règle à Bamako. À la consultation sectorielle sur la décentralisation organisée à Bamako, du 24 au 25 février 2005, par le ministère de l’Administration Territoriale et des Collectivités Locales, des révélations ahurissantes sont sorties de certaines communications: en 2004, 87% des dépenses publiques on été effectuées à Bamako et 49% des agents de l’État seraient à Bamako.

Il a fallu attendre les années 1990 marquées par les bouleversements politiques et sociaux consécutifs aux évènements du 26 mars 1991, pour poser les jalons d’une véritable décentralisation territoriale de l’administration. Un grand pas a été franchi dans l’établissement du cadre formel de la mise en œuvre de la décentralisation: un nombre impressionnant de textes législatifs et réglementaires ont été adoptés, 684 nouvelles communes ont vu le jour, des élections communales ont été organisées, en juin 1998 et en mai/juin 1999 pour doter l’ensemble des 703 communes d’organes élus.

Toutefois, on relève une certaine lenteur dans la dévolution des compétences et le transfert des ressources aux collectivités. Les élus locaux pensent que le principe de la «progressivité» invoqué pour justifier cette lenteur traduit une résistance au changement et des réflexes «centralisateurs» chez les décideurs. Le moins que l’on puisse dire est que si la puissance coloniale avait tenu à appliquer à la lettre ce principe à l’Éta malien lui-même, en 1960, la proclamation de l’indépendance aurait certainement été différée, tant l’insuffisance  de personnel était criarde à cette époque.

Un État prédateur

L’histoire de la conquête coloniale ressemble à une symphonie dans laquelle chaque groupe d’instrumentistes joue avec brio sa partition. Les explorateurs et autres missionnaires ont été mis à contribution les premiers pour servir d’éclaireurs; ensuite l’armée coloniale a fait tonner les canons pour occuper les territoires et vaincre les résistants à la pénétration coloniale; enfin l’administration coloniale a pris le relais pour organiser le pillage et rapatrier le butin. Cette dernière étape n’était ni plus ni moins qu’un vol avec effraction, pour utiliser un terme propre aux juristes.

De ce fait, l’État colonial est le prototype même de l’État prédateur. À coté des mille et un abus que l’administration coloniale au Soudan  français s’est évertuée à parer du manteau de la légalité (assujettissement des populations aux travaux forcés, à l’impôt de case appelé impôt de capitation, aux contributions  pour l’effort de guerre), il y avait les mille et un passe-droits reconnus à ses serviteurs, non pas par les textes, mais par les usages.

Le sage Amadou Hampâté Bah a apporté un témoignage vivant sur cette période. Laissons-lui le soin de nous citer les passe-droits que procurait le simple port du casque colonial. «Quand un homme apparaissait coiffé d’un casque colonial, fut-ce un vieux casque sale et défoncé, on ne pensait qu’à une chose : aller chercher poulets, œufs, beurre et lait pour les offrir à «Monsieur casqué», comme en offrande   conjuratoire contre les malheurs pouvant découler de sa présence. En effet, au lendemain de la conquête, seuls les Tubabublen, «blancs- blancs» nés en France, et les Tubabu-fin «blancs-noirs» africains devenus auxiliaires immédiats et  personnel domestique des premiers, pouvaient  porter le casque. C’était un emblème de noblesse qui donnait gratuitement droit au gite, à la nourriture, aux pots de vin, et si le cœur en disait, aux jouvencelles aux formes proportionnés pour les plaisirs de la nuit».

À peu de choses près, ce type d’État prédateur existe encore dans le Mali indépendant. Certains abus ont été abandonnés (travaux forcés); d’autres ont été quelque peu atténués (corvées, appelées  par euphémisme investissements humains sous la première République); d’autres enfin ont survécu à la colonisation (l’impôt de capitation a été supprimé sous la troisième République, mais des taxes de même nature ont été maintenues). Cependant, de nombreux abus et pratiques illicites demeurent et ont certainement de beaux jours devant eux. Ils constituent les plaies de notre administration.

 

Un État rejeté

Le type d’État hérité de la période coloniale est comparable à un organe étranger greffé sur le corps social qui le rejette de toutes ses forces. Sur ce plan, les lois qui gouvernent le fonctionnement du corps social ressemblent étrangement aux lois qui s’appliquent  au fonctionnement du corps humain, comme l’atteste le récit qui suit.

Le 03 décembre 1967, Christian Barnard réussit la première  transplantation d’un cœur sur un patient, dans l’unité de cardiologie de l’hôpital de Cape Town, en Afrique du Sud. Après une opération de cinq  (05) heures d’horloge, il réussit à placer le cœur d’une jeune femme de vingt-cinq (25) ans nommée Denise Darvall, victime d’un accident de la route, dans la poitrine d’un dentiste de cinquante-trois (53) ans, nommé Louis Washkansky. Le monde médical retient  son souffle et attend la suite  de l’exploit. Malheureusement, le miracle ne dure pas longtemps.

Le patient décède dix-huit (18) jours seulement après l’opération. Que s’est-il passé ? Il y a eu ce que les médecins appellent un rejet. En effet, lorsqu’on greffe un organe  étranger (cœur, poumon, rein, etc.) chez un être humain, son organisme produit des anticorps qui agressent le  nouvel organe considéré comme «intrus» et détruisent ses cellules en l’espace de quelques heures, quelques jours, quelques mois ou quelques années.

Selon les estimations des spécialistes, une greffe d’organe  sur cinq est rejetée par le patient, et seulement 50 à 60% des greffes  tiennent cinq années. Pour éviter les rejets, la médecine a fait recours à des médicaments «antirejet» qui suppriment le système immunitaire et exposent donc le patient à des risques majeurs d’infection.

Cette digression a pour objet de faire ressortir quelque analogie entre le rejet d’un organe étranger par le corps humain et le rejet du type d’État importé de l’extérieur par le corps social. Le modèle d’État hérité de la  période coloniale est manifestement un organe étranger qui a beaucoup de peine à se faire accepter par la société. Celle-ci développe un ensemble de comportements qui sont véritablement des «anticorps» pour détruire «l’intru»: grogne continue, résistance passive ou active, révolte latente ou ouverte, incivisme fiscal, mauvaise gestion des deniers publics, non respect du bien public, etc. Certaines mentalités, formées pendant la période coloniale et ayant à l’époque une certaine justification, persistent toujours.

Aujourd’hui, encore, on continue de penser que voler l’État, ce n’est pas voler; casser des édifices publics, c’est faire du mal à l’État; payer ses impôts, c’est enrichir une clique de dirigeants véreux; dénoncer un suspect, c’est faire de la délation; défier des représentants de l’État dans l’exercice de leurs fonctions, c’est faire acte d’héroïsme; violer une loi ou un interdit n’est pas bien grave, car tout peut se négocier et tout peut s’arranger.

Pour maintenir ce type d’État, le médicament «antirejet» le plus prisé par les autorités est le pouvoir de coercition, de répression et de dissuasion des forces armées et de sécurité, de l’appareil administratif et du système judiciaire. La guerre d’usure entre l’État et la société, qui a commencé sous la  période coloniale, se poursuit encore de nos jours et il est difficile de prédire quel camp en sortira victorieux. Le phénomène  se rencontre dans les autres pays africains. Parlant de l’État africain, Médard note qu’il a une nature ambiguë et hybride: il est à la fois une réalité et une fiction, il est à la fois fort et mou, il est à la fois surdéveloppé et sous-développé.

Il décrit cette dernière contradiction en ces termes: «Un État surdéveloppé: quantitativement par rapport à la société, l’appareil d’État occupe un espace considérable et emploie un personnel pléthorique. Sa capacité de coercition est forte.

D’un autre coté, on peut soutenir que l’impuissance caractéristique de cet Etat relève de la notion de sous-développement: il s’agit d’un État sous- développé. Là encore, il n’y a pas contradiction: l’État est surdéveloppé quantitativement et structurellement, il est sous-développé du point de vue qualitatif et fonctionnel. Tous ces paradoxes trouvent leurs sources dans la relation qui unit l’État et la société.»

Source: Mali, une démocratie à refonder

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