Comme tous les belligérants dans chaque conflit armé, la Russie et l’Ukraine minorent leurs pertes et exagèrent celles infligées à l’ennemi. Entre les deux, il est très compliqué d’obtenir des estimations fiables.
st encore plus complexe si le conflit est en cours, comme c’est le cas depuis sept mois en Ukraine. « D’un côté, on amplifie très largement les pertes qu’on inflige ; de l’autre côté, on sous-estime très largement les siennes pour des raisons de propagande évidentes », résume Michel Goya, historien militaire et ancien colonel des troupes de marine.
Si l’on se fie aux récits officiels, commente l’historien Cédric Mas, « toutes les grandes batailles de l’Antiquité ont été remportées à un contre dix en ayant très peu de pertes et en ayant fait un massacre »
Les estimations de chaque belligérant parlent d’elles-mêmes : les Ukrainiens revendiquaient, le 22 septembre, avoir tué environ 55 500 soldats russes et déploraient un mois plus tôt environ 9 000 morts dans leurs rangs. Du côté russe, le ministre de la défense, Sergueï Choïgou, a reconnu, le 21 septembre, la mort de 5 937 soldats dans les rangs russes et estime le bilan infligé aux Ukrainiens à 61 207 morts et 49 368 blessés. Un « décalage grossier dans les deux cas », analyse M. Goya. L’invasion de l’Ukraine par la Russie ne fait pas exception dans cette instrumentalisation des pertes sur le champ de bataille. Cette querelle de chiffres est « le plus ancien exemple de propagande connu », explique Cédric Mas, historien militaire et président de l’Institut Action résilience. Si l’on se fie aux récits officiels, commente-t-il, « toutes les grandes batailles de l’Antiquité ont été remportées à un contre dix en ayant très peu de pertes et en ayant fait un massacre ».
Peut-on se fier davantage à des observateurs extérieurs ? Les autorités américaines (qui fournissent une aide militaire et financière à l’Ukraine, sans participer directement au conflit) ont donné, le 8 août, une estimation des pertes de l’armée russe : entre 70 000 et 80 000 soldats russes seraient hors de combat, dont environ 20 000 seraient morts. La précédente estimation, un mois auparavant, faisait état de 15 000 soldats russes tués et 45 000 autres blessés. Ces ordres de grandeur sont plus vraisemblables que ceux des autorités ukrainiennes, mais il convient tout de même de les prendre avec précaution.
Décompte direct ou estimation
En principe, les belligérants décomptent au quotidien leurs pertes humaines, dans des comptes rendus effectués par chaque unité. « A moins que l’unité soit complètement détruite et que plus personne ne soit capable de rendre compte de ce qui s’est passé, auquel cas ça devient des estimations », explique Michel Goya. « Pour les pertes ennemies, c’est en revanche beaucoup plus compliqué. On comptabilise sur le terrain les morts que l’on voit, mais ça relève très largement de l’estimation. Même dans le combat direct, vous tirez très souvent à distance, donc en réalité vous ne voyez pas beaucoup d’ennemis. »
L’artillerie, par exemple, vise fréquemment des cibles distantes de 20 à 80 kilomètres. Les pertes qu’elle engendre sont difficiles à évaluer, même si « on essaie souvent de voir les résultats via un drone ou un observateur terrestre », détaille Michel Goya. « On peut penser avoir tué vingt soldats alors qu’en réalité il n’y a eu que cinq morts. En général, les unités sur le terrain ont toujours l’impression, en toute bonne foi, d’infliger plus de pertes que ce qu’on fait », confirme Cédric Mas.
Dans les conflits du XXe siècle, déjà, l’avènement d’armes lourdes a rendu la tâche plus complexe aux historiens, notamment à partir de la première guerre mondiale : le nombre d’hommes engagés au combat est inédit, les obus pulvérisent les corps. Les historiens s’appuient alors généralement sur les archives, notamment sur les tableaux d’effectifs des armées, même si ceux-ci peuvent parfois être faussés, selon les circonstances. « Par exemple, si un officier perçoit des moyens en fonction de ses effectifs, il peut vouloir demander plus et ainsi grossir ses effectifs. A l’inverse, s’il perçoit des renforts en dessous d’un certain effectif, il peut vouloir minorer ses effectifs », avertit Cédric Mas.
Pour la guerre en Ukraine en revanche, ces documents ne sont ni disponibles ni étudiables. Les chercheurs utilisent alors des moyens détournés pour aboutir à un ordre de grandeur.
Avis de décès, destructions matérielles et témoignages
Pour évaluer le nombre de morts du conflit, « vous avez la possibilité d’observer les tombes ou les avis de décès publiés sur les réseaux sociaux par les familles en Russie, il existe un site qui documente cela, avec la date et la photo. Et vous avez surtout des unités qui perdent leur efficacité, et ça apparaît dans les témoignages des soldats qui parlent de leurs effectifs ou de leur réaffectation », explique Cédric Mas.
« On fonctionne aussi par analogie avec d’autres conflits, on observe le nombre de véhicules détruits. Ça donne un indice du degré de violence des combats », assure Michel Goya. Un site en particulier, Oryx, documente aussi précisément que possible les pertes matérielles des deux armées.
L’usage de sources indirectes fonctionne aussi pour l’étude des conflits passés. Les documents archivés n’étant pas forcément fiables, les historiens se fondent par exemple sur des documents relatifs à la logistique. « Quand une armée déclare 20 000 effectifs mais qu’elle doit en réalité fournir 30 000 repas, il y a un petit delta. Idem pour les tableaux d’activité des hôpitaux, des unités chargées d’enterrer les morts, etc. Cela permet de réduire grandement les fourchettes », précise Cédric Mas.
Sera-t-on capable, dans un avenir même lointain, de déterminer avec une précision raisonnable combien cette guerre a fauché de vies humaines ? Rien n’est moins sûr. D’autant plus que, du côté des morts civiles, le flou est plus difficile à dissiper. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a pu vérifier la mort de 5 916 civils au 19 septembre et a dénombré 8 616 autres civils ayant été blessés. Mais le HCDH prévient que « les chiffres réels sont considérablement plus importants » tant la remontée d’informations provenant de zones où les combats sont intenses est difficile.