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De Charybde en Scylla

ÉCOLE MALIENNE

De Charybde en Scylla ou les tares d’un système

La Réforme de 1962, considérée comme un tournant majeur dans la mise en route de l’école malienne, avait proposé des voies et des pistes pour redonner à l’institution scolaire ses lettres de noblesse. Depuis, ballotant entre réformes, symposiums, tables rondes, journées ou autres noms ronflants consacrés à l’éducation, notre système d’enseignement n’a pas cessé de ruser avec des modèles tout aussi malaisés qu’inappropriés dans leur application.

La Réforme de 1962 prônait « Une école de masse et de qualité ». Mais l’école malienne, en 2022, se bat toujours pour mettre en œuvre ce credo vieux de six décennies ! Aucune mesure, aucune politique n’a été assez adéquate, assez pertinente pour donner cette qualité à notre enseignement, objet d’une inlassable quête de soixante ans. Pourquoi ?

Les bonnes intentions et les stratégies hautement pédagogiques mises en œuvre ont abouti, en général, à un rétropédalage que nulle intelligence n’a pu convertir en dynamique positive et créatrice. La chute vertigineuse de la qualité recherchée est due à un certain nombre de facteurs qui sont, entre autres, l’inadéquation de la langue d’enseignement et d’apprentissage, l’inadaptation des programmes scolaires, le manque de formation et de formateurs appropriés, le déficit d’un projet scolaire ambitieux, visionnaire et réaliste, le statut social de l’enseignant, la maîtrise de l’espace scolaire et universitaire, etc., etc. Dans cette première partie, nous allons nous étendre sur la problématique de la langue et l’inefficacité scolaire due principalement au modèle linguistique imposé.

Le français, cette langue qui n’appartient plus au peuple

En 1960, le régime USRDA a adopté le français comme langue officielle et langue de l’enseignement. Depuis, l’Etat s’est cru en devoir de reconduire ce choix sans véritablement s’interroger sur la volonté et les envies du peuple. Certes, la langue de Molière garde toujours cette prépondérance purement diplomatique, mais qui se doit plus à la volonté politique de l’élite qu’à l’adhésion populaire. Or, ce que peuple veut, Dieu le veut. Nous sommes quasiment un cas unique en Afrique subsaharienne francophone où le peuple dans son ensemble s’est mis à bouder la langue de l’ancienne puissance coloniale. Non seulement les Maliens ont tourné le dos à la langue française, ils ont, en plus, proposé et adopté une alternative vivante qu’est le bamanankan. Après s’être mué en langue nationale puis vernaculaire en colonisant la rue, les marchés et les principales villes, le bamanankan s’est insinué dans l’espace scolaire et universitaire, dans les relations inter-élèves, inter-étudiants, inter-enseignants et entre les enseignants et leurs publics cibles que sont les élèves et les étudiants. Le bamanankan a même repoussé le français dans l’intimité de quelques foyers en proie à l’assimilation, où le père et la mère s’évertuent à s’exprimer dans un français qu’ils imposent également à leurs rejetons. Mais les motivations de ces parents sont autres que le seul amour de la langue de Molière : ils suivent, pour la plupart, une implacable logique qui veut que leurs enfants soient préparés à prendre, dans un futur proche, les rênes de l’Etat. Comme leurs parents, ces enfants forment déjà une caste qui aura le pouvoir en héritage tant que le français restera la langue de domination, l’outil d’exploitation dans les mains d’un Etat fantoche.

Ce modèle a déjà été éprouvé par certains pays européens dont la France où le latin est longtemps resté la langue de l’enseignement et de l’Eglise alors qu’elle était déclarée linguistiquement morte. Ce choix avait provoqué là-bas le même résultat que celui de l’école malienne d’aujourd’hui : le niveau général des élèves et celui des enseignants baissent imparablement. Cela s’explique par le fait que la langue choisie reste dans l’académisme absolu et ne s’inscrit plus dans la pratique des apprenants. Les Européens ont regagné de l’efficacité scolaire lorsqu’ils ont adopté la langue de leur peuple à l’école et dans les universités. Le cas des pays arabes, dont certains sont limitrophes du Mali, est plus récent et édifiant. Au français ou à l’anglais, ils ont tout simplement substitué l’arabe parlé par la majorité de leur peuple sans être l’unique langue du pays. Et le résultat ne s’est pas fait attendre.

Au Mali, l’arabe et le français nous causent exactement le même problème : ils participent à renforcer l’ignorance autour de notre peuple tout en favorisant l’hégémonisme d’une infime minorité. Ces deux langues perdent en efficacité pour des raisons différentes : le français reste une langue académique, l’arabe reste le principal lien entre le Coran, c’est-à-dire la religion musulmane, et le peuple. Toutes deux, elles ont une incarnation peu évidente dans le passé comme dans le présent du Malien ; c’est pourquoi, leur usage reste et restera longtemps abstrait.

Mais quelle est la responsabilité de l’Etat dans ce processus fait de paradoxe et de démagogie, voire d’hypocrisie ? Faut-il maintenir les choses en l’état, en favorisant l’analphabétisme généralisé qui attend, au final, la grande majorité des enfants et des jeunes de notre pays ? On sait que, même sortis diplômés de nos universités, la plupart de nos jeunes ne seront jamais assez compétitifs ni assez compétents en français, face à ceux qui ont grandi dans la francophonie et qui sont suffisamment armés et préparés en dehors de notre système, pour afficher leur « excellence » partout. La concurrence est donc impossible, puisque certains sont formés pour diriger, d’autres pour devenir les petites mains au service des premiers et jouer éternellement les seconds ou même les tiers rôles. La responsabilité de l’Etat devrait être de donner la même chance à tous les enfants du pays dès le départ. De structurer l’enseignement fondamental de telle sorte que l’enjeu principal, sinon le seul, soit l’acquisition des fondamentaux du savoir. Le choix de la langue peut être déterminant à ce niveau. Nous savons tous que les premières années au Mali sont consacrées à l’apprentissage d’une langue plutôt qu’à autres choses. L’énergie perdue par les enseignants et les élèves à enseigner et à apprendre cette langue pourrait être convertie, en adoptant la langue du peuple comme langue de l’enseignement, en effort positif dans l’acquisition du vrai savoir que sont les sciences, l’histoire, la géographie, les arts, nos mœurs, nos coutumes, nos valeurs, notre culture, les cultures du monde… Ça ne garantira pas la réussite absolue pour tous les enfants mais ça permettra de désacraliser le savoir et de décomplexer les apprenants face aux différentes matières.

Cela ne voudra pas dire que le français sera éjecté de notre univers linguistique ! Abordé comme deuxième langue voire comme langue étrangère, le français sera plus facile tant dans son enseignement que dans son apprentissage car la contrainte de langue-médium aura disparu. Pour des raisons diplomatiques, il pourra même rester langue officielle aux côtés du bamanankan. Tel est, par exemple, le modèle indien qui privilégie l’hindi comme langue d’apprentissage tout en donnant à l’anglais l’importance qu’il mérite. Ce choix consacre ainsi le bilinguisme comme modèle et élargit l’horizon des découvertes pour chaque enfant scolarisé. En Afrique, certains pays comme l’Ethiopie et Madagascar sont des modèles en ce genre.

En 1960, Modibo Kéita avait plus d’une raison de ne pas imposer une de nos langues nationales comme officielle car le chiffon rouge de la désintégration de notre jeune Etat s’agitait à tous les coins de rue. D’ailleurs, la plupart des Etats africains, fraîchement indépendants alors, craignaient le repli identitaire assorti de revendications à caractère ethnique, toutes choses susceptibles de condamner ces Etats naissants encore trop fragiles. Toutefois, des pays comme la Tanzanie ont pris très tôt l’option intermédiaire en adoptant au moins deux langues officielles : le swahili (ou kiswahili) et l’anglais ; ou encore l’Afrique du Sud qui compte pas moins de onze langues officielles.

Aujourd’hui, au Mali, le statut donné au bamanankan par le peuple suffit à le rendre officiel car il est parlé et/ou compris par la très grande majorité des Maliens. Le français, dans son rôle de passerelle et d’unique outil d’apprentissage, devient de plus en plus clivant et inefficace. Promouvoir le bamanankan comme langue officielle et langue de l’enseignement, au risque de froisser ou heurter certaines susceptibilités ethnico-régionalistes, est la meilleure façon de respecter notre peuple. Le projet Mali kura ne saurait se réaliser en dehors de ce genre de choix. Ne pas le faire est un manque de courage politique ; vouloir continuer dans la voie actuelle relève de l’hypocrisie, au mieux, sinon de la cécité intellectuelle. Le sort de notre école dépend, pour beaucoup, de ce choix. L’avenir du pays aussi.

NB : La suite dans nos prochaines parutions.

Tiécoro Sangaré

Enseignant

Source: Les Échos- Mali

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