Depuis le 3 janvier dernier, l’Assemblée nationale constituante (ANC), réunie en plénière, a entamé le vote article-par-article de la Constitution tunisienne. La cinquantaine d’articles déjà validés en font, à ce stade, l’une des plus libérales du monde arabe.
Mais l’opposition ne crie pas victoire pour autant. Dans le même temps, l’actuel Premier ministre islamiste a présenté sa démission pour laisser place à un nouveau gouvernement indépendant, chargé, courant 2014, de mener les pays vers de nouvelles élections. Explications.
Au septième jour de vote de la Constitution par les députés, le Consul de Tunisie en France et ancien chef du bureau parisien d’Ennahda ironise sur twitter : « Ceux qui ont vendu aux médias français une vision apocalyptique de la Tunisie se lamentent de voir une réalité bien plus modérée ». Régulièrement soupçonné de tentations théocratiques par l’opposition depuis son arrivée au pouvoir en 2011, le parti Ennahda, majoritaire à l’Assemblée, a en effet multiplié les concessions depuis deux ans dans la rédaction du texte. Initialement présenté en juin après un an et demi de travaux parlementaires, ce projet, très critiqué dans sa mouture initiale, a ensuite été largement amendé dans des commissions de consensus destinées à aplanir au maximum les litiges, avant d’être présenté au vote en plénière.
Au grand dam du mouvement salafiste
Dès le premier jour, le vendredi 3 janvier, les articles adoptés confirment sans surprise une concession du parti islamiste, vieille de mars 2012 : la non inscription du mot « Charia », au grand dam du mouvement salafiste. La très contestée notion de «complémentarité » entre homme et femme disparaît également au profit de « l’égalité entre citoyens et citoyennes » tous « égaux devant la loi » dès le Préambule.
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Autre signe de l’orientation libérale du texte, l’article 6 qui « garantit la liberté de conscience et de croyance ». Enfin, pour ce qui concerne les droits des femmes, la validation de l’amendement de l’article 45 consacre « le principe de parité » entre hommes et femmes dans toutes les assemblées élues du pays. Cet article 45, une exception dans le monde arabe, a été adopté avec une majorité de 116 voix pour et 40 contre (sur 217), vote salué par l’hymne national chanté par des députés debout dans l’hémicycle pour l’occasion. Pour autant, l’enthousiasme des médias occidentaux devant cette tonalité moderniste a parfois agacé à gauche et sur les réseaux sociaux.
« Cette constitution ne garantit rien »
Monia Ben Hamadi est journaliste au Huffington Post Maghreb. Depuis le début du vote, elle met à jour en temps réel chaque article et amendement voté sur un Google Doc. Pour la journaliste « cette Constitution ne garantit rien », notamment en raison du préambule qui fait de la Tunisie un « État civil ». « Cette notion ne veut rien dire, explique-t-elle, les députés ont gardé ce flou volontairement pour satisfaire tous les partis car elle permet d’avoir soit une démocratie laïque si l’opposition est au pouvoir soit un État qui se base sur la loi religieuse si c’est Ennahda ».
Cette interprétation de l’article 1 – « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime » – n’est pas démentie par un conseiller gouvernemental du parti Ennahda : « Au moins, nous avons sauvé l’article1 qui fait de l’Islam la religion de la Tunisie. Si un autre article venait à contredire les lois de l’Islam, on pourrait se référer à cet article 1. Par exemple, en matière d’héritage, actuellement, la femme touche la moitié de ce que touche l’homme, et si jamais quelqu’un voulait changer cela, grâce à l’article 1, on pourrait s’y opposer car cela irait à l’encontre des lois de l’Islam ». Ironie de l’histoire, cet article 1 est identique à celui de la Constitution de 1959, celui du père de l’indépendance et du courant dit moderniste tunisien mené par Habib Bourguiba
Par ailleurs, la notion très floue d’« État civil » que l’opposition peut rapprocher sans la nommer de celle beaucoup plus taboue de laïcité, convient aussi parfaitement aux islamistes. A en croire ce même conseiller du parti Ennahda, l’État civil aurait même été théorisé dans les années 1990 par le leader des islamistes tunisiens, Rached Ghannouchi, afin de démontrer qu’Islam et démocratie sont, à ses yeux, compatibles. « Dans sa définition de la citoyenneté en Islam, Rached Ghannouchi a montré que d’une certaine manière, l’État du temps des quatre Califes était déjà un État civil tout en étant musulman ».
Démission du Premier ministre islamiste
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Fruit d’une âpre bataille politique de deux ans, la constitution tunisienne a été écrite de façon à convenir tant aux islamistes qu’aux modernistes. Du coup, certains, comme Sarah Ben Hamadi, autre journaliste du Huffington Post Maghreb, n’hésitent pas à qualifier le texte actuellement voté de « schizophrène ».
Quoi qu’il en soit, la bataille pour la Constitution n’est pas terminée. Les députés doivent encore se prononcer sur une centaine d’autres articles. L’ensemble du texte doit ensuite passer une seconde fois par le vote de la majorité des deux-tiers des députés. En cas de refus, il sera soumis à référendum.
En parallèle de ce processus, le Premier ministre islamiste, Ali Larayedh, a officiellement remis sa demission, ce jeudi, au président Marzouki, qui lui laisse deux semaines pour expédier les affaires courantes. Une démission conforme à l’accord conclu avec l’opposition après deux mois de dialogue national, pour mettre un terme à la crise politique. Ali Larayedh, ce cadre historique du parti Ennahda, avait été nommé après l’assassinat politique, en février dernier, de l’opposant Chokri Belaid. Il a été poussé vers la sortie après le meutre d’une autre figure de la gauche nationaliste tunisienne, le député Mohamed Brahmi, tué par balle en juillet devant chez lui. Un assassinat dimputé au mouvement jihadiste par les autorités.
Ce deuxième assassinat a plongé le pays dans une profonde crise politique. Et un dialogue national à rebondissements s’en est suivi, entre les différents partis, sous l’arbitrage du puissant syndicat UGTT. Le parti islamiste s’était donc engagé à quitter le pouvoir pour laisser place à un cabinet d’experts afin d’apaiser la colère de l’opposition. Ennahda a fixé pour cela la condition que l’ISIE, instance électorale soit mise en place – ce qui a été fait par l’Assemblée ce jeudi. Les islamistes ont aujourd’hui respecté leur engagement.
Dans le même temps, son successeur Medhi Jomaa, actuel ministre de l’Industrie, désigné par les partis, mène les consultations pour former sa nouvelle équipe qui devra mener le pays vers de nouvelles élections courant 2014. Selon Ennahda, la passation de pouvoir entre Ali Larayedh et Mehdi Joma ne devrait avoir lieu qu’après le vote final de la constitution… toujours prévu autour du 14 janvier : la date anniversaire des trois ans… de la chute de Ben Ali.
Source: RFI