À quelques jours de son retour sur scène en Côte d’Ivoire et au Sénégal, Tiken Jah Fakoly a partagé avec RFI Musique la perspective de ce grand moment de bonheur que seront les retrouvailles avec son public, avec son pays également. Générosité, combativité et humilité…Tiken Jah Fakoly, fidèle à lui-même, fidèle à ses idées. Interview.
RFI Musique : Vous démarrez une tournée en partenariat avec RFI et France 24… Avec RFI, c’est une histoire qui dure depuis plus de 20 ans : pouvez-vous nous raconter comment elle a commencé ?
Tiken Jah Fakoly : Avec RFI, en effet, c’est une longue histoire. J’ai postulé au Prix Découverte RFI en 1999. Je n’ai pas gagné. Je le dis aussi pour encourager ceux pour qui ça ne marche pas du premier coup. Puis j’ai repostulé en 2000. Et là, j’ai gagné. C’est un prix qui m’a beaucoup apporté parce qu’il m’a permis de prendre des cours de chant à Paris et puis de compléter le cachet de mes musiciens lors de ma première tournée en France quand je n’étais pas encore connu. Donc faire une tournée avec RFI, c’est faire une tournée en famille !!
Vous serez le 31 décembre à Odienné, le 2 janvier à Abidjan, puis au Sénégal. Venir jouer en Côte d’Ivoire, c’est toujours un évènement pour les Ivoiriens ? Mais pour vous ?
Bien évidemment, c’est un évènement pour moi aussi. En tant qu’artiste engagé, on n’a pas souvent l’occasion de venir jouer dans son pays. Les sponsors s’autocensurent. Ils ont peur des autorités. Ils ne savent pas trop ce que je vais chanter, ce qui fait que c’est difficile de monter des spectacles dans mon pays. De ce fait, avoir la possibilité de faire ces deux concerts, c’est très important. Mes fans vont être très heureux parce que cela fait un moment qu’ils ne m’ont pas vu en concert. La dernière fois, c’était en 2019. Et puis, il y a eu la pandémie. J’en ai profité pour faire une maquette d’album. Et puis je me suis occupé de ma ferme près de Bamako au Mali. Et là, je vais être très heureux de retrouver la Côte d’Ivoire.
Vous continuez à suivre l’actualité africaine ? Quels sont les sujets qui vous tiennent à cœur ?
Oui, partout où je vais, je suis l’actualité, aussi grâce à RFI. Ce qui continue de me tenir à cœur, c’est l’unité des Africains. Les États-Unis d’Afrique ou la concrétisation totale de l’Union africaine. Car avec l’UA actuelle, ce sont les élites qui se réunissent. Le peuple ne se sent pas spécialement concerné par cette Union. Donc ce qui continue de me mobiliser c’est l’unité du continent africain. L’Afrique divisée ne gagnera rien, car nous avons en face des grandes puissances comme la Russie, les États-Unis, la Chine. Ce sont de grands blocs qui nous imposent des choses. Même si on ne veut pas, on est obligé d’accepter parce qu’on est faible. La Côte d’Ivoire ne peut rien face à l’Union européenne, elle ne peut pas imposer quelque chose aux États-Unis, pas non plus à la Chine. L’union des pays africains, c’est vraiment un sujet auquel je suis attaché. Même si je sais que je ne verrai pas ça de mon vivant, je voudrais être de ceux qui se sont battus pour cela, qui en ont parlé, qui ont attiré l’attention des Africains sur cette cause-là. Vous savez, il y a des gens qui ont lutté pour l’abolition de l’esclavage, ceux qui se sont battus pour la fin de la colonisation et au moment où les pays ont eu leur indépendance, ils n’étaient plus là. Par contre, ils ont fait un travail extraordinaire. Divisés, nous n’irons nulle part. Unis, avec toutes les matières premières dont regorge le continent africain, on gagnera tous les combats.
Est-ce que vous considérez que vous faites de la politique en chantant ? Et notamment avec le reggae ?
Bob Marley a toujours chanté des choses qui étaient politiques. Les politiciens essaient de manipuler les populations. Le reggaeman essaie de réveiller les populations et de décortiquer cette manipulation. Donc, le reggae a toujours rimé avec la politique. Nous essayons de conscientiser les populations, de leur expliquer les choses pour que nous puissions échapper à certains pièges tendus par les hommes politiques.
Vous utilisez aussi les réseaux sociaux pour accompagner ce combat et vous vous faites le porte-parole de certains sujets, comme cette vidéo publiée sur votre page Facebook dans laquelle vous dénoncez le racisme envers les Nigériens et vous réclamez de l’eau et de l’électricité pour les Ivoiriens, le vrai combat selon vous ?
Tout à fait. Tout le monde n’écoute pas ma musique ! Mais tout le monde est sur les réseaux sociaux… Quand il a y des combats importants, je m’exprime en effet par cette voie-là.
Quels sont vos modèles ?
Mon modèle reste Bob Marley. J’ai vu quelqu’un qui s’est beaucoup battu avec la musique, qui a eu beaucoup de succès et d’argent, mais qui est resté modeste. Il a aidé des populations, il a aidé des enfants à aller à l’école en en construisant. C’est ce que j’essaie d’être. Même si c’est difficile d’atteindre son niveau. Mais j’aide aussi à construire des écoles avec mon association Un concert, une école. Nous avons conçu 6 écoles sur le continent africain : au Burkina Faso, en Guinée, au Mali, au Niger, en Côte d’Ivoire… Parce que c’est l’éducation qui va réveiller le peuple africain et le peuple africain pourra décortiquer les choses et se rendre compte de l’importance de l’union de nos pays et de nos peuples. Donc, définitivement, mon modèle, c’est Bob Marley.
Alors justement en parlant de reggae, vous avez contribué à donner une identité africaine à ce genre musical ? Quels instruments traditionnels utilisez-vous pour cela ?
Je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas faire le reggae mieux que les Jamaïcains. C’est eux qui l’ont créé. C’est leur bébé. Mais par contre les Jamaïcains se réclament de l’Afrique. Alors, j’ai utilisé la kora, le soku qui est un instrument du Mali, le n’goni. Et je commence à utiliser le kamélé n’goni, qui est la kora des jeunes. Ça a donné une couleur différente du reggae jamaïcain et une couleur authentique au reggae africain. Quand je joue dans les festivals avec les Jamaïcains, je sens qu’ils sont touchés, étonnés qu’on ait pu adapter leur musique. Le reggae est partout, en Amérique latine aussi. Mais l’Afrique a son reggae.
Comment composez-vous vos chansons ? C’est la musique qui vient en premier ? Le thème ?
Je viens d’une région où la tradition orale est forte. J’ai grandi avec ça ! Donc, mes chansons viennent sous la douche, quand je marche dans la rue, quand je vois quelque chose à la télé. Je fredonne tout le temps. Et après j’appelle un instrumentiste qui m’accompagne. Je mets les premières idées avec la musique. Et après cela, j’approfondis le sujet. Et pour cela je commence à écrire en effet !
Et puis dans le reggae, il y a la danse. Dans un clip que vous avez sorti en septembre Ngomi, on vous voit danser, votre visage est lumineux ? La danse, c’est important ?
Ah oui ! La danse, ça permet de rester optimiste. Bob Marley, il chantait et il dansait. L’énergie vient des paroles et ça fait danser. Ses paroles-là sont tellement importantes. Dans cette chanson, je dis que : “je parle pour le peuple, toujours dans le peuple, avec le peuple”. Quand on a un nom comme j’ai aujourd’hui, je le dis modestement, tous les partis essaient de vous récupérer. Certains disent Tiken Jah Fakoly, il soutient telle personne, d’autres disent non Tiken, il soutient tel parti. Donc je veux réaffirmer que ne je ne suis avec personne, je revendique seulement d’être avec le peuple et uniquement avec lui.
Quand sortira le nouvel album ?
L’album sortira courant 2022. Nous allons entrer en studio. Je garde le titre secret pour le moment. Le 7 janvier, je sors un single Gouvernement 20 ans qui parlera de la démocratie menacée avec des condamnations d’opposants à 20 ans de prison, au Bénin par exemple, en Côte d’Ivoire. On a l’impression qu’il y a le bâton des 20 ans qui menace la démocratie. Cela ne veut pas dire que je soutiens tel ou tel opposant. Pour moi, la démocratie doit continuer à être soutenue, car des milliers de personnes sont mortes en Afrique pour que nous puissions être des États démocratiques. Donc, aujourd’hui, le fait qu’il y ait une volonté d’aller vers des systèmes avec des partis uniques, même si cela n’est pas ouvertement dit, je trouve que c’est une insulte à ceux qui sont morts pour ça. Les artistes comme moi se doivent d’élever la voix pour dire “Attention, on ne peut pas faire ça !”.
Source : RFI