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Terrorisme global : “Une menace inédite qui met le droit en difficulté”

Pendant que la guerre s’installe en Syrie, la légitimité des actions militaires de laFrance sur ce territoire continue de diviser les juristes. Peut-on utiliser la force pour prévenir des attaques ? Quelles sont les limites de la « légitime défense » ? Le droit de la guerre doit-il évoluer face à ce cas de figure inédit ? Pour répondre à ces questions, Le Point a interrogé Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, chargé de mission « Affaires transversales et sécurité » au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères*. Il parle ici en son nom propre.

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Le Point.fr : Daech représente une « menace mondiale et sans précédent contre la paix et la sécurité internationales » : pour cette raison, le Conseil de sécurité des Nations unies a autorisé les États membres à prendre « toutes les mesures nécessaires » pour lutter contre lui, dans une résolution du 20 novembre. Que peuvent faire, concrètement, les États menacés ?

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : La résolution 2249 à laquelle vous faites allusion est en réalité plus ambiguë. D’abord, elle n’est pas placée sous le chapitre VII de la Charte, traditionnellement invoqué pour autoriser le recours à la force. Ensuite, « prendre toutes les mesures nécessaires » est bien, en langage onusien, recourir à la force, mais en l’espèce, si le Conseil de sécurité « demande » aux États membres de le faire, il ne les « autorise » pas à le faire. C’est d’ailleurs la première fois qu’un paragraphe comprenant l’expression « toutes les mesures nécessaires » n’est pas précédé par « autorise » ou « décide », et ne contient aucune décision. En fait, il n’était pas possible d’obtenir davantage sans risquer un veto russe. À strictement parler, la résolution 2249 n’autorise donc pas le recours à la force, mais on peut dire qu’elle le légitime. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle satisfait tout le monde : les intervenants occidentaux peuvent l’invoquer comme un soutien politique, et les Russes peuvent maintenir qu’elle n’est pas un titre juridique exemptant du consentement de Bachar el-Assad.

En effet, les intervenants en Syrie n’ont pas tous le même argumentaire juridique : la Russie, qui y est prioritairement pour soutenir Bachar el-Assad, peut s’appuyer sur le consentement de l’État hôte. Alors que les États-Unis, la France et le Royaume-Uni refusent, pour des raisons politiques, de le lui demander, et invoquent donc la légitime défense, qui n’est pas non plus dénuée d’ambiguïtés.

Justement, que peut-on faire au nom de la « légitime défense ». Jusqu’où les États peuvent-ils se réclamer d’elle pour protéger leurs citoyens sur leur propre sol ?

La légitime défense est prévue par l’article 51 de la Charte et il en existe deux sortes : l’individuelle, qui autorise un État attaqué à se défendre, et la collective, qui autorise à venir en aide à un État attaqué, à sa demande. Jusqu’aux attentats du 13 novembre, le fondement juridique de l’intervention française en Syrie était la légitime défense collective, c’est-à-dire l’assistance de l’Irak attaqué par Daech, même si le discours politique insistait surtout sur la protection des Français. Depuis, la légitime défense individuelle peut s’y ajouter, puisque la France a fait l’objet d’une agression armée de la part de Daech, qui utilise le territoire syrien pour préparer des attaques.

Tel n’est pas l’avis de certains juristes…

Les juristes qui critiquent la position française s’appuient notamment sur le fait que la légitime défense ne s’applique en principe qu’aux États, alors que Daech est un acteur non étatique. Cette exigence d’imputabilité de l’agression à un État ne figure pas dans l’article 51, mais c’est vrai qu’on la trouve dans la jurisprudence de la Cour internationale de justice et, en 2001, la France avait d’ailleurs insisté sur le lien entre al-Qaïda et l’État afghan. Ceci dit, cette interprétation n’est pas partagée par certains États, notamment les États-Unis. En outre, Daech est un cas exceptionnel d’acteur non étatique ayant plusieurs attributs d’un État – appellation qu’il revendique –, dont une véritable armée. Le Conseil de sécurité insiste d’ailleurs sur l’aspect « sans précédent » de la menace que Daech fait peser contre la paix et la sécurité internationales. Cette exceptionnalité justifie l’inflexion de la doctrine française qui, jusqu’alors, partageait l’exigence d’imputabilité de l’agression à un État.

Une autre critique commune est que l’usage de la légitime défense n’est pas nécessaire puisque Bachar combat lui aussi Daech, et qu’il suffirait donc de solliciter son consentement. La réponse est ici politique. Si les intervenants occidentaux ne le font pas, ce n’est pas seulement pour des raisons morales (Bachar est responsable de 400 000 morts selon les casques blancs syriens), mais aussi par souci d’efficacité : il fait en effet partie du problème plus que de sa solution. Il a contribué à l’essor de Daech en libérant des dizaines de djihadistes dès 2011 pour diviser l’opposition et, contrairement à ce qu’il prétend, il ne les combat pas réellement. Il y a quelques affrontements, mais pas dans les zones où il a besoin d’eux. Assad achète des hydrocarbures à Daech et continue de payer ses fonctionnaires dans les zones contrôlées par eux… Il est vrai qu’à long terme, Assad devra combattre Daech. Mais à court terme il a besoin d’eux pour se maintenir au pouvoir (sa stratégie « moi ou le chaos ») et cherche plutôt à détruire ceux qui peuvent incarner l’alternative à ce faux dilemme, c’est-à-dire l’opposition non djihadiste. En outre, quel que soit le sort de Daech, la guerre civile continuera tant que Bachar sera au pouvoir. Souvenons-nous qu’elle a commencé par une révolte contre le dictateur de Damas dans le cadre des Printemps arabes de 2011. Bachar, qui a depuis longtemps perdu toute légitimité, ne peut donc pas faire partie d’une solution durable.

Finalement, le droit de la guerre est-il encore adapté à la configuration actuelle de ces conflits où l’on fait face non plus à des États, mais à des groupes armés ?

Le droit est mis à l’épreuve. Ce n’est pas nouveau : il a toujours été à la remorque de la société. Et c’est aussi vrai de la société internationale. Un des défis auxquels nous devons faire face est la multiplication des acteurs non étatiques, en particulier des groupes armés qui bénéficient de ce que James Rosenau appelait déjà en 1990 la « révolution des capacités individuelles », qui est une double révolution des moyens de communication et des moyens de destruction : la démocratisation des technologies permet aux individus et aux groupes de projeter leur puissance plus facilement qu’avant – comme en ont témoigné le 11 Septembre, les succès de Daech ou, dans un autre registre, l’affaire Snowden.

Le terrorisme global fait peser sur les États une menace inédite qui met parfois le droit en difficulté. Cela va beaucoup plus loin que la question de l’applicabilité de la légitime défense à des acteurs non étatiques. Ce sont tous nos repères qui se brouillent.

Parce que l’ennemi n’a plus d’uniforme ?

Il y a d’abord un flou sur la caractérisation des zones d’opération : sommes-nous en guerre ? Le conflit armé est-il international, non international ou internationalisé ? La nature transnationale de Boko Haram et d’autres groupes djihadistes au Sahel est problématique de ce point de vue : nous intervenons dans toute la bande sahélo-saharienne, mais seul le Mali est en situation de conflit armé. Afin d’appliquer le droit de la guerre à l’ensemble des cinq États hôtes de l’opération Barkhane, la France utilise la théorie du conflit armé non international « exporté ». Cette théorie l’autorise à intervenir dans la région avec l’accord des États concernés pour ne viser que les groupes armés participant au conflit originel, et à condition que l’action de ces groupes s’inscrive dans un continuum opérationnel. Cette innovation juridique est une réaction à l’évolution des conflits armés.

Un autre brouillage concerne la nature de l’ennemi : sommes-nous face à un combattant, un civil, un terroriste, un délinquant ? Ces distinctions s’amenuisent. L’adversaire ne porte plus d’uniforme, de signe distinctif, et ne porte plus ses armes ouvertement. C’est généralement un civil qui « participe directement aux hostilités », une notion d’interprétation complexe et aux conséquences lourdes, puisqu’il peut alors être pris pour cible. Cette civilianisation des conflits armés se manifeste également dans d’autres tendances, comme la privatisation (utilisation croissante de compagnies militaires privées) et la judiciarisation des conflits armés, c’est-à-dire la mise en cause de la responsabilité pénale du soldat, comme s’il était un justiciable comme les autres. Nous sommes bien dans un processus de déspécification de la guerre, que le droit a du mal à accompagner.

À l’évolution des situations opérationnelles s’ajoute celle de la technologie qui, notamment dans le domaine cyber et celui des systèmes d’armes létales autonomes dit « robots tueurs », montre déjà les limites du droit de la guerre existant. D’où l’importance de l’éthique de la guerre, qui déborde le droit et le complète lorsqu’il atteint ses limites.

source : lepoint

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