Il est connu, le Pr. Issa N’Diaye comme un homme que ne « mâche pas ses mots » et qui ose dire tout haut ce que les autres murmurent.
Dans l’interview qu’il a accepté de nous accorder, le philosophe se prononce sur quelques grandes questions relatives à la situation actuelle du Mali.
26 Mars : Quelle analyse faites-vous de la situation politique du Mali après l’élection présidentielle de juillet dernier ?
Pr. Issa N’Diaye : Je pense que le Mali est à un tournant important de son histoire. Car, nous avons connu une situation où l’Etat était presqu’en faillite avec l’occupation de sa partie nord.
Nous avons connu aussi le fait que ce sont des forces étrangères qui sont intervenues dans ce pays pour essayer de rétablir sa souveraineté. Et nous avons hérité aussi d’une autre situation dont on ne parle pas souvent qui est le fait que le processus démocratique a connu un déraillement assez important. Donc, il y a beaucoup de défis qui ne sont pas faciles à relever.
26 Mars : Les bailleurs de fonds ont promis en mai dernier à Bruxelles, d’accorder près de 3 milliards d’euro ? Pourrait-on s’attendre, grâce à cela, à une relance de l’économie malienne ?
Pr. Issa N’Diaye : je ne crois pas que la solution à notre problème soit liée seulement à l’argent. On a mis dans nos têtes qu’avec l’argent, on peut résoudre tous les problèmes. C’est faux ! Cela, dans la mesure où, il y a eu pas mal d’argent qui a été investi dans ce pays sous forme de prêts, parfois de dons, mais, cela n’a pas permis de développer le pays. Je pense que ce n’est pas une question fondamentalement d’argent, mais de vision stratégique, de volonté politique.
La question principale à laquelle on doit répondre est de savoir : qu’est-ce que nous voulons faire pour ce pays ?
Quant à la question de savoir le comment, je crois qu’elle a sa réponse dans la mobilisation du peuple malien.
Mais, vouloir attendre ou espérer sur des solutions venues de l’extérieur ne nous mèneront nulle part. La preuve est que, 50 ans après les indépendances, nous avons une situation pire qu’au début des années 1960.
26 Mars : Que pensez-vous des « hommes » du Président IBK ?
Pr. Issa N’Diaye : Là aussi, je trouve qu’il ya une question fondamentale. On ne peut pas changer fondamentalement la situation de ce pays avec les pratiques, les systèmes et les hommes du passé. Il faut une rupture dans ce pays, non seulement par rapport aux pratiques et systèmes que nous avons connus, mais aussi par rapport aux hommes qui ont mené ce pays à la catastrophe. Je pense que cela est un défi pour le président actuel qui avait promis le changement. A présent, on attend de voir ce que ce changement va donner. Mais, je pense que c’est une question importante qu’il faut résoudre, si l’on veut vraiment permettre à ce pays de partir sur de bons pieds.
26 Mars : Que pensez-vous des états généraux sur la décentralisation qui viennent de se tenir ?
Pr. Issa N’Diaye : Je ne suis pas un partisan du système des états généraux, mais il est bon de savoir l’état de la situation. On a aussi eu cette pratique dans le pays qui consiste à tenir des conférences nationales, des états généraux sur telle ou telle question. Pour quel résultat, jusqu’ici ?
Cela veut dire que ce qui est important, c’est la volonté politique qui consistera à poser des actes en fonction des recommandations qui ont été faites. Il ya eu tellement de débats du genre, mais, hélas, qui n’ont pas permis de changer fondamentalement la situation du pays. C’est pourquoi, je dis et j’insiste là-dessus, le problème du Mali est une question de volonté politique.
26 Mars : On parle de nos jours d’une réconciliation nationale ? Faut-il y croire ?
Pr. Issa N’Diaye : C’est illusoire de vouloir négocier avec des gens armés.
Pour négocier, il faudrait que les gens acceptent de déposer les armes. Je pense que pour résoudre durablement la question des rebelles, il faudrait que nos populations et les communautés (pas seulement les groupes armés) soient impliquées dans la recherche de solutions. Mais, vouloir un tête-à-tête avec ceux qui disposent d’armes risque de faire croire aux autres populations d’autre partie du pays qu’il faut porter des armes pour se faire entendre.
Je pense que la solution du problème est collective et communautaire et il faut impliquer toutes les communautés à travers leurs véritables représentants dans les discussions pour pouvoir aboutir à une paix définitive.
26 Mars : A propos de la libération de prisonniers des groupes rebelles et de la levée des mandats d’arrêts sur certains d’entre eux, qu’en pensez-vous ?
Pr Issa N’Diaye : En fait, cela veut dire que c’est une impunité qui est proclamée. Quelle que soit la situation, c’est aux populations victimes des exactions d’accorder leur pardon pour que l’Etat en arrive à la levée ou à l’abandon des poursuites contre ces gens. Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il me semble que c’est une démarche précipitée et prématurée et cela risque un peu d’encourager les extrémistes.
26 Mars : Avez-vous un message particulier à adresser aux autorités et au peuple malien ?
Pr. Issa N’Diaye : Pour moi, il est important pour ce pays d’avoir une vision d’ensemble, c’est-à-dire l’amour de la patrie. Je pense que la tragédie malienne s’explique essentiellement par le déficit de patriotisme des élites politiques et des citoyens maliens.
Il faudrait mettre ce pays au cœur, non seulement de nos préoccupations, mais aussi de l’action citoyenne et, c’est là, le plus grand défi que nous avons. Donc, j’invite les Maliens à prendre conscience du fait que, personne ne peut venir les sauver et personne ne peut résoudre leurs problèmes à leur place. Les problèmes du Mali sont d’abord les problèmes des Maliens et c’est aux Maliens et entre Maliens qu’il faut trouver des solutions maliennes aux problèmes qui se posent dans ce pays.
Propos recueillis par
Dieudonné Tembely