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Opération Barkhane : “On arrive à la limite de ce qui acceptable en coût humain et financier”, selon Michel Goya

Le 11 janvier 2013, la France lançait l’opération Serval au Mali. Huit ans plus tard et Barkhane ayant pris le relais avec actuellement plus de 5000 militaires français déployés sur un théâtre d’opérations vaste comme l’Europe puisque l’opération inclut également le Tchad, le Niger, le Burkina-Faso et la Mauritanie, l’engagement de Paris au Sahel est régulièrement critiqué, des voix s’élevant ainsi pour dénoncer un “enlisement” au Sahel. Ancien colonel de l’armée de Terre, enseignant et essayiste, spécialisé dans l’histoire militaire dont il a occupé la chaire à l’Ecole de Guerre et analyste réputé des conflits, Michel Goya décrypte la situation. Interview.


La France a terminé l’année 2020 au Sahel avec les succès de l’opération Bourrasque contre l’EIGS dans le Liptako et des frappes d’opportunité qui lui ont permis d’infliger de fortes pertes aux groupes jihadistes du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, GSIM, fusion de différents groupes salafistes liés à al-Qaïda. 2021 s’ouvre sur la perte de 5 militaires fin décembre et début janvier, des massacres de civils par les islamistes, la polémique sur le bombardement de Bounti et une attaque suicide ayant blessé six militaires français vendredi. Un enchaînement qui fait aujourd’hui ressurgir le débat sur « l’enlisement de Barkhane » et un éventuel retrait, huit ans après le lancement de l’opération Serval.

Comment analysez-vous la situation ?

Ce n’est pas parce que des soldats français tombent au combat dans une guerre que nous sommes en train de perdre la guerre. Si des soldats français tombent plus, c’est aussi parce que nous sommes plus présents : nous prenons plus de risques et nous exerçons une pression plus importante sur l’ennemi. Si des soldats tombent plus… c’est peut-être parce qu’en réalité nous sommes en train de gagner militairement. On se concentre beaucoup nos pertes, parce qu’on a beaucoup moins d’informations sur l’ennemi qui en subit de très lourdes, un millier de jihadistes ayant été neutralisés en 2020 sur un effectif d’environ 1500 dans la bande sahélo-saharienne.

Ceci pointé, la situation est en réalité bien meilleure qu’elle ne l’était en 2019 parce que nous avons changé de méthode et mis des moyens humains supplémentaires, 600 militaires envoyés en renfort après le sommet de Pau, il y a un an. On est donc beaucoup plus présents sur le terrain et dans le même temps, l’entrée en scène des drones armés a aussi représenté un changement tactique important, 40 % des combattants jihadistes que nous éliminons l’étant par ces drones, ce qui provoque aussi de grands changements. Nous ne sommes en effet plus là, comme au moment de Serval, pour reconquérir des territoires, libérer des villes, détruire des bases jihadistes : nous sommes là pour exercer une pression globale sur l’autre. Or l’ennemi sait très bien qu’il ne va pas nous vaincre sur le champ de bataille. Il exerce donc, lui, une pression sur notre opinion publique en infligeant des pertes qu’il sait fortement médiatisées, car son objectif est d’induire suffisamment de doute dans notre opinion publique pour nous inciter à nous retirer.

Dans votre dernière tribune publiée, vous souligniez effectivement les bons résultats de Barkhane en 2020 mais vous pointiez aussi les défaillances qui ont permis aux groupes jihadistes de se reconstituer…

En 2020, nous sommes en effet revenus à une très forte pression sur l’ennemi, assez proche de celle de l’opération Serval, puisque ce taux de pression est remonté à environ 70 %. Mais entre Serval et l’année 2020, il y a eu une période où nous avons considérablement réduit les moyens. Nous sommes ainsi passés de presque 5000 soldats au moment de Serval, opération durant laquelle nous avons frappé très durement les groupes armés islamistes, à 2500 de moins dans les années qui ont suivi, jusqu’en 2018. Nous avons alors divisé par deux nos forces au Sahel parce que nous nous sommes aussi engagés ailleurs, en Centrafrique, en Irak et surtout avec l’opération Sentinelle qui a mobilisé 10 000 militaires. Il n’y avait donc plus les moyens d’exercer la même pression avec la même force sur l’ennemi.

Les parachutistes du 1er RHP de Tarbes, déployés dans le Liptako en octobre dernier lors de l’opération Bourrasque. Les parachutistes du 1er RHP de Tarbes, déployés dans le Liptako en octobre dernier lors de l’opération Bourrasque. DDM/P.C. – Pierre Challier
Au moment où nous lancions l’opération Barkhane, en 2014, il y avait donc un problème stratégique dans le choix de cette opération mais aussi un problème de moyens et qui aurait dû être débattu à ce moment-là car incontestablement, ces moyens étaient insuffisants pour obtenir des effets militaires décisifs sur l’ennemi, l’empêcher de se reconstituer, de refaire des bases, de se réimplanter ou même d’apparaître comme cela a été le cas pour le Groupe Etat islamique au grand Sahara ou du côté malien avec la Katiba Macina.

Malgré ce défaut dans la concentration des efforts et cette dispersion, nous avons néanmoins obtenu des succès tactiques avec les forces disponibles mais insuffisants pour empêcher l’ennemi de se développer. Il a fallu la rupture de fin 2019, la perte de 13 soldats français d’un coup avec l’accident de deux hélicoptères en opération de combat, pour que cela provoque un choc, le réveil et le changement tant pour nous que pour nos alliés puisqu’il y avait aussi un certain nombre d’attaques contre les forces armées locales (1), avec des pertes très fortes de l’armée nigérienne, de l’armée malienne. Tout cela nous a alors obligés à investir un peu plus de moyens et au bout du compte à obtenir plus de résultats.

Mais face à des groupes qui se reconstituent constamment, donc…

Oui, c’est un autre aspect essentiel au Sahel : les raisons pour lesquelles ces ennemis existent, les raisons pour lesquelles quantité de gens prennent les armes pour remplacer ceux qui sont tombés. S’il n’y avait pas une forme d’assise populaire, s’il n’y avait pas de capacité de renouvellement et de recrutement, le problème aurait été réglé depuis très longtemps car en face il n’y a pas énormément de combattants. Mais nous sommes confrontés à des Etats partiellement défaillants voire faillis. Regagner la confiance des populations est donc aussi l’une des priorités. C’est ce qui avait été abordé lors du sommet de Pau avec la nécessité de ramener parallèlement à l’engagement militaire, l’Etat, la puissance publique au service des populations avec des moyens pour la santé, l’éducation et de lutter contre la corruption.

En octobre, nous avons eu cette séquence très médiatisée de la libération du leader politique malien Soumaïla Cissé, de deux ressortissants italiens et de Sophie Pétronin. Visiblement il y a un axe de discussion entre Alger, les militaires ayant pris cet été le pouvoir à Bamako et Iyad ag-Ghali, le chef du GSIM. L’heure de négocier est-elle arrivée pour la France aussi ?

La négociation est la fin normale des guerres. C’est ce qui différencie la guerre d’une opération de police. Le problème que l’on a souvent, d’ailleurs, c’est qu’en criminalisant l’ennemi, on le dépolitise. Or tous les groupes djihadistes ont par définition un agenda politique. Mais certains ont une vision purement locale, plus pragmatique et moins idéologique, au sein du GSIM. Le but de la guerre, c’est d’obtenir la soumission et c’est rarement d’obtenir la destruction. Si on dit qu’on ne négocie avec personne, où sera la fin ? Lorsqu’il n’y aura plus un seul jihadiste vivant au Sahel ? Ça risque d’être long et compliqué… Est-ce qu’à un échelon moindre, on maintient une pression constante pour qu’ils ne représentent plus aucun danger ? Ça peut être une fin aussi, mais il faut le dire.

Au Sahel, il y a une grande diversité dans ces groupes. Certains n’envisagent pas du tout de négociation et ont un agenda qui est essentiellement messianique et international comme l’EIGS et pour qui il n’est pas question de négocier. Al-Qaïda est aussi un vieil ennemi historique de la France, héritier de ceux qui ont organisé les attentats à Paris en 1995 et qui voulaient fracasser un avion sur la Tour Montparnasse, il ne faut pas l’oublier. Mais dans cette nébuleuse de groupes salafistes plus ou moins affiliés, il y a ceux qui ont un agenda local, touareg, peul, par exemple, et qui se servent de l’étendard islamiste pour faire avancer leurs revendications. Sont-ils véritablement des ennemis de la France ? Je n’en suis pas certain. Ghali, avant d’être chef d’Ansar Dine puis du GSIM, c’est un chef indépendantiste touareg, un homme politique malien et il est perçu comme tel sur-place.

Personnellement, ça ne me choque pas qu’un état souverain comme le Mali négocie avec des groupes maliens, ce qu’il fait avec les groupes autonomistes touaregs, plus ou moins bien. C’est le cours de normal de la guerre et à la limite si ça peut aboutir à une dissociation de la coalition ennemie, tant mieux. Mais il faut voir ce qu’il y a derrière ces négociations, voir ce qu’on peut accepter et ce que l’Etat malien va accepter de concéder. Pour l’instant, ça reste extrêmement flou.

La France a-t-elle les moyens de quitter militairement le Sahel ?

Réinterroger Barkhane aujourd’hui n’est pas synonyme de quitter le Sahel et nous avons par ailleurs des accords de défense dans toute la région. Le cœur du problème se situe au Mali. C’est là que pour nous les choses sont les plus complexes, que nous subissons le plus de pertes et de critiques. Je pense que l’effort que nous y avons fait pour obtenir des résultats stratégiques aurait dû dégager des marges de manœuvre politique. Fin 2020, il aurait fallu profiter des succès engrangés et que le chef des Armées les présente comme tels. Al-Qaïda est plutôt sur le reculoir, certains groupes demandent effectivement à négocier, indice d’un réel affaiblissement, l’EIGS est très fortement diminué… Annoncer alors comme l’a fait Florence Parly qu’on va réduire les effectifs, ce n’est pas une stratégie, c’est une gestion des ressources et ce n’est pas le bon message, lorsque, effectivement, on est à un tournant qui peut nous permettre de changer de dispositif.

Contrôle d’un civil malien dans le Liptako, région des trois frontières entre Niger, Mali et Burkina-Faso. Contrôle d’un civil malien dans le Liptako, région des trois frontières entre Niger, Mali et Burkina-Faso. DDM P.C. – Pierre Challier
De fait, en visite au Mali début décembre, le général Lecointre, chef d’état-major des Armées a reconnu qu’on avait « fait le tour du cadran » et confiait au Monde vouloir « limiter le niveau d’engagement des armées ». Quelle sortie politique et militaire pour Barkhane, alors, sans relâcher la pression contre les groupes jihadistes ?

Il conviendrait maintenant de passer à une autre opération qui nous permette d’être moins visibles, plus endurants, plus longs dans l’action grâce aux drones, aux forces spéciales, aux moyens aériens, à l’aéromobilité, parce qu’il faut être clair, oui, nous arrivons à la limite de Barkhane avec un temps d’engagement bientôt équivalent à celui de l’Afghanistan. On arrive à la limite de ce qui acceptable en coût humain, mais aussi en coût financier. La France dépense entre 800 M€ et un milliard par an au Sahel et il faut se poser la question de la soutenabilité de cette action alors que nous ne pouvons pas passer en l’état le relais aux Forces armées maliennes et aux Forces armées nigériennes. Le vrai problème, il est là. Notre stratégie est de dire que « nous faisons pression sur l’ennemi jusqu’à ce qu’on soit relevés ». Relevés par qui ? L’armée française est la seule armée régulière efficace de la région. Au départ Serval avait été maintenu pour passer le relais à la Minusma, force de l’ONU de12 000 soldats et dotée d’un milliard d’euros de budget. Mais dans la réalité, elle ne combat pas et a beaucoup plus de pertes que Barkhane ! C’est un immense gâchis de ressource.

Un soldat malien des Unités légères légère de reconnaissance et d’intervention qui combattent avec les militaires français. Un soldat malien des Unités légères légère de reconnaissance et d’intervention qui combattent avec les militaires français. DDM P.C. – Pierre Challier
La vraie relève, ce seraient donc les forces armées locales mais les Forces armées maliennes ont des problèmes structurels. Alors bien sûr on investit beaucoup, avec la communauté européenne, dans leur formation et leur équipement… Seulement voilà, si vous formez et entraînez des bataillons mais que les hommes ne sont pas payés et qu’ils n’ont pas de munitions, ça ne va pas très loin. Et là, on touche aux problèmes structurels de l’Etat malien miné par la corruption et les détournements de fonds. Si ces problèmes structurels ne sont pas modifiés, il n’y a pas de raison que ça aille mieux. Les choses s’améliorent lorsqu’on accompagne les forces sur le terrain et c’est tout l’objet de la task-force Takuba avec les Forces spéciales mais ce n’est pas forcément suffisant.

Personnellement, je prône qu’on fusionne groupes de combat français et compagnies maliennes en payant nous-mêmes la solde des Maliens. Cela coûterait moins cher et irait certainement beaucoup mieux. Tous les exemples de réussite qu’on a de lutte contre insurrectionnelle passe par des fusions avec les forces locales comme ça a été le cas en Irak, en recrutant 100 000 hommes et en se battant avec eux.

Propos recueillis par Pierre Challier

Source: Ladepeche.fr

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