Au Mali, l’essor fulgurant du numérique ouvre des perspectives inédites pour le développement économique, social et éducatif. Avec des millions de citoyens désormais connectés, l’espace digital devient un lieu d’échange, d’information, mais aussi de contestation. Face à cette révolution technologique, les autorités ont rapidement investi le champ législatif, invoquant des impératifs de sécurité pour mieux contrôler ce nouvel espace. Si la lutte contre la cybercriminalité est un enjeu réel, elle s’accompagne de pratiques et de textes ambigus qui menacent les droits fondamentaux. Surveillance des communications, flou juridique, atteintes à la vie privée, répression des opinions : le cadre légal actuel soulève de vives inquiétudes. Dans ce contexte, la frontière entre sécurité nationale et musellement des voix critiques semble de plus en plus poreuse. Le numérique, censé être un outil de liberté, devient ainsi un terrain de tensions. Ce dossier explore les dérives observées, les cas concrets d’abus, ainsi que les efforts de la société civile pour faire respecter les droits humains en ligne. Un regard critique sur les défis d’une gouvernance numérique encore en quête d’équilibre.
Le Mali, à l’instar de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, connaît une croissance rapide de son secteur numérique. Selon les données de l’Autorité malienne de régulation des télécommunications, de l’information et de la communication (AMRTP), le pays comptait, en 2023, plus de 15 millions d’abonnés mobiles pour une population estimée à environ 22 millions d’habitants. L’accès à Internet, bien qu’inégal, touche désormais plus de 10 millions de personnes, soit près de 45 % de la population.
Face à cette progression, le gouvernement a multiplié les initiatives législatives pour encadrer cet espace numérique en pleine expansion. En 2013, une première étape majeure a été franchie avec l’adoption de la loi sur la protection des données personnelles. Cette loi établit que « l’informatique doit être au service de chaque citoyen » et doit respecter les droits fondamentaux, y compris la vie privée.
Mais c’est surtout avec la loi n° 2019-056 du 5 décembre 2019, dite loi sur la cybercriminalité, que l’arsenal juridique s’est considérablement renforcé. Officiellement, cette législation vise à « lutter contre les cybermenaces », dans un pays où les usages numériques explosent, mais où la cybersécurité reste fragile. Toutefois, plusieurs de ses dispositions suscitent l’inquiétude des défenseurs des droits humains.
Des textes ambigus, des libertés sous pression
Certains articles de cette loi, notamment les articles 74 à 78, autorisent la perquisition et la saisie de données informatiques dans le cadre d’enquêtes criminelles. Si la collecte de preuves numériques est légitime, la loi ne précise pas les conditions de stockage, de traitement ni de suppression des données personnelles saisies. Cette imprécision crée un flou juridique et soulève des inquiétudes quant à la confidentialité des données.
Les articles 83 à 86 vont encore plus loin, en autorisant l’interception en temps réel des communications électroniques, y compris les messages et appels. Les fournisseurs d’accès à Internet sont contraints de fournir les outils techniques nécessaires à cette surveillance. Cette mesure peut être vue comme une atteinte directe à la vie privée, en l’absence de garde-fous clairs ou de contrôle judiciaire rigoureux.
D’autres dispositions touchent directement la liberté d’expression. Par exemple, les articles 20 et 21 répriment les « menaces » et les « insultes » émises via des plateformes numériques, avec des peines pouvant aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement. Pourtant, ces termes ne sont pas précisément définis, laissant une large place à l’interprétation des autorités.
Dans la même veine, les articles 55 et 56 interdisent la publication de contenus jugés « contraires aux bonnes mœurs ». Là encore, l’absence de définition juridique ouvre la voie à une application arbitraire, potentiellement dirigée contre des opinions dissidentes ou des contenus critiques du pouvoir.
Des cas concrets d’abus et un climat de répression
En janvier 2023, l’ONG Amnesty International a dénoncé l’arrestation de plusieurs internautes pour des publications considérées comme « offensantes » ou « subversives », sans fondement légal clair. Parmi eux, un activiste très suivi sur les réseaux sociaux a été incarcéré pendant trois mois pour avoir partagé une caricature critiquant un haut responsable militaire.
Dans un rapport de Freedom House, publié en 2023, le Mali est classé comme « non libre » en matière de liberté sur Internet, avec un score de 27/100. Le rapport pointe notamment une augmentation des arrestations de blogueurs, la censure de contenus critiques, et la surveillance illégale de journalistes et d’activistes.
Selon les données de l’Observatoire africain des droits numériques, entre 2020 et 2023, plus de 45 cas d’arrestations ou de convocations judiciaires liées à l’utilisation des réseaux sociaux ont été recensés au Mali. Dans la majorité des cas, les charges s’appuyaient sur des interprétations extensives de la loi sur la cybercriminalité.
Une société civile en alerte mais sous pression
Face à ces dérives, des organisations de défense des droits numériques tentent de faire entendre leur voix. Sur le plan local, des institutions de la société civile organisent régulièrement des ateliers de sensibilisation pour les journalistes, les étudiants et les utilisateurs du numérique sur leurs droits et devoirs en ligne.
Certaines organisations plaident pour l’adoption d’une loi sur la protection des défenseurs des droits humains, qui prendrait en compte les risques spécifiques dans l’environnement numérique. À ce jour, aucune loi de ce type n’a été promulguée au Mali, contrairement à d’autres pays africains comme le Burkina Faso ou la Côte d’Ivoire.
Des campagnes de plaidoyer sont également menées pour réviser les articles problématiques de la loi de 2019, notamment ceux relatifs à l’interception des communications et aux délits d’opinion. Mais dans un contexte politique tendu, marqué par une transition militaire depuis 2021, l’espace civique demeure largement restreint.
Quelles perspectives pour une gouvernance numérique respectueuse des droits ?
Le développement du numérique représente un levier stratégique pour le Mali, en matière d’éducation, de gouvernance, de santé ou encore de finance. En 2022, la Banque mondiale a estimé que le numérique pourrait accroître le PIB du Mali de 2 à 3 % par an, s’il était pleinement intégré dans les secteurs clés de l’économie.
Mais cette croissance ne pourra se faire durablement sans respect des libertés fondamentales. Comme le rappelle le rapport 2023 de la Commission africaine des droits de l’homme, « les États africains doivent s’abstenir de restreindre excessivement les droits numériques au nom de la sécurité ». Ce principe est pourtant encore loin d’être appliqué au Mali.
Un dialogue constructif entre autorités, experts du numérique et société civile s’impose pour construire une gouvernance numérique équilibrée. Cela passe par la clarification des textes de loi, la mise en place d’un organe indépendant de régulation des données, et la formation des juges et forces de l’ordre aux enjeux des droits numériques.
En attendant, les utilisateurs maliens continuent d’évoluer dans un espace numérique sous haute surveillance, entre promesses de modernité et réalité d’une répression rampante.
Le Mali est à un tournant décisif de sa transition numérique. Entre la volonté de modernisation et les impératifs de sécurité, l’équation reste complexe. Le risque de voir l’espace numérique se transformer en terrain d’arbitraire est bien réel, si les textes actuels ne sont pas révisés avec un souci constant de protection des droits. Le respect de la vie privée, la liberté d’expression et la garantie d’un Internet libre doivent être au cœur des politiques publiques. Pour cela, un dialogue ouvert et constant entre les pouvoirs publics, les acteurs du numérique, les juristes et la société civile est indispensable. Il en va non seulement de la crédibilité de l’État, mais aussi de la confiance des citoyens dans les institutions. Le numérique ne doit pas devenir une nouvelle frontière de la répression, mais bien un levier d’émancipation et de démocratie. En bâtissant une gouvernance numérique inclusive et respectueuse des libertés, le Mali peut devenir un modèle pour la région. Encore faut-il une volonté politique réelle pour inverser la tendance actuelle.
Boubacar Traoré
Source : Mali Tribune