La plupart des pays africains vivent sous la menace avancée d’une privatisation mafieuse de l’Etat. Privatisation : je suis policier, je privatise mon carrefour et je fais de ma prérogative publique un fonds de commerce privé ; 1000F en péage pour tout véhicule qui passe chez moi. Privatisation mafieuse : je ne peux pas faire ce choix tout seul ; j’ai payé à mon recruteur les 500 000 F nécessaires pour obtenir la place ; je paye à mes chefs la dîme qui les incite à me confier un carrefour «rentable» ; j’entretiens une clientèle -ma famille, mes maîtresses, mes amis- qui ferme les yeux sur l’origine des subsides qu’elle attend de moi, qui me reprocherait amèrement d’être un fonctionnaire honnête et de ne pas financer ses ordonnances ; je participe à une chaîne de délinquance sur laquelle je compte pour me protéger.
Cette lourde tendance plonge dans une réalité historique : la forme de l’Etat représentatif et administré n’est pas enfant de l’Afrique, mais de l’Occident ; elle est l’enfant de l’Etat colonial ; il y a peu de raisons historiques d’y croire, de l’intérioriser, de la respecter. Cette réalité est redoublée par le doute sur soi : puis-je me permettre d’inventer des institutions qui me soient propres et dans lesquelles je peux croire, des institutions qui n’ont pas été consacrées par le Blanc ?
La pauvreté joue son rôle : la santé de ma femme, de mes enfants, la mienne n’est assurée par personne, sinon moi, mon carrefour, mon recruteur, mes chefs. Cette privatisation mafieuse de l’Etat est à l’œuvre partout. D’ailleurs elle commence même à s’installer en Europe, sous l’influence d’un libéralisme qui a fait de la cupidité le moteur unique de l’histoire. L’Etat à l’occidentale, à la soviétique ou à l’américaine, a été considéré comme la seule forme que pouvait prendre l’indépendance : souveraineté, frontières, Etat-nation, drapeau, président, etc.
On doit l’admettre parce que le rapport de forces ne permettait pas d’autres issues. Mais l’invention par l’Afrique d’institutions démocratiques auxquelles elle puisse croire est aujourd’hui une urgence. En quelques endroits, la privatisation mafieuse des pouvoirs publics l’a momentanément emporté : Centrafrique, Somalie, Est de la RDC, nord du Mali ou du Nigeria… Néanmoins, le patriotisme des peuples et les enchaînements de l’histoire font que même corrompus, beaucoup d’Etats tiennent encore et continuent à porter une certaine espérance de renouveau.
La situation de ce que ses inventeurs appellent l’Azawad est différente. La privatisation mafieuse des pouvoirs publics n’y est pas un aboutissement ou une étape. Elle est à l’origine même de ce projet politique. Les promoteurs de l’Azawad ne sont pas contemporains de Modibo Keïta ou de Yasser Arafat, mais de Boko Haram et des cartels de la drogue. Les desperados venus de Lybie après s’être vendus à cette puissance puis en avoir volé les armes tissent leur projet en mafieux, alliés un jour de sectes dites islamiques, mais qu’un bon musulman trouvera plutôt sataniques, vaincus par elles, redressant la tête quand l’armée française réduit leurs vainqueurs, prenant l’argent d’où qu’il vienne, de la vente d’otages, de la drogue et même de l’Etat malien… Cette mafia plaide en outre pour un Etat ethnique, totalement étranger à l’histoire millénaire des peuples qui habitent ces territoires, un Etat ou les Touaregs maliens seraient minoritaires, où les Touaregs maliens favorables au MNLA seraient minoritaires parmi les Touaregs maliens et qui, de ce fait, ne pourrait pas s’établir sur le principe démocratique.
Mettons-nous maintenant dans le cœur d’un jeune Touareg malien tenté par l’idée de sécession et d’indépendance. Il y en a, et d’honnêtes, et d’ardents. Qu’il pense à son bonheur et à celui des siens ! Qu’il observe avec beaucoup d’attention ce qui se passe au Sud-Soudan ! Qu’il se demande s’il n’est pas préférable de s’entendre, même sans concession, avec ceux qui de tout temps ont partagé le destin de leurs lignées ! Qu’il considère la porosité du MNLA avec les Boko Haram locaux et se demande si le destin qu’il souhaite pour ses sœurs est celui que ces obsédés sexuels imposent aux malheureuses fillettes du Nigeria ! Qu’il mesure l’isolement et la régression que produirait le pouvoir d’hommes qui viennent d’assassiner des administrateurs civils désarmés, ce qui n’est pas glorieux, ce qui est lâche ! Qu’il écoute et qu’il entende et qu’il traduise ce que dit le mot «République» : la chose commune, la vie, l’histoire, l’amitié et même les rivalités, le marché où l’éleveur nomade vend son bœuf au cultivateur sédentaire dont il achète le riz.
Inventer le monde ! L’Etat territorial à l’occidentale n’a pas tout dit de l’organisation politique des humains. Dans des régions où certains, par nécessité, traversent les frontières avec leurs troupeaux et où d’autres, par nécessité, bêchent sans en bouger le champ d’où ils tirent leur subsistance, où beaucoup se mélangent dans les grandes villes et y tissent leurs histoires inédites, on peut, il faut inventer des institutions adéquates, des espaces de démocratie où la voix des uns et des autres peut se faire entendre. Voilà un vrai chantier, très concret, pour que l’unité africaine cesse d’être un vœu pieux.
Jeunes Touaregs du Mali, jeunes Senoufos, Bamanans, Sonraïs, Soninkés, Libanais, Toubabs, musulmans, chrétiens, animistes, libres penseurs du Mali, et tous les autres, jeunes des villes et jeunes des campagnes qui tous adorez le téléphone et la conversation des uns avec les autres, ne vous laissez pas séduire par la haine, inventez une Afrique habitable ! Nous les vieux, on vous dira merci !
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Le Reporter