Au XIXe siècle, des militaires victimes d’un mal étrange et pénétrant
À l’époque de la conquête coloniale, quand ce qui allait devenir le Mali s’appelait encore le Soudan, les soldats français rêvaient d’action d’éclat, de faits d’armes et de décorations. Tous voulaient croire en la terre promise, la « pépinière à galons » qui selon le mot du lieutenant Gaston Lautour dans son Journal d’un spahi au Soudan donnait « la mort ou l’épaulette, l’anémie et la fièvre, parfois la gloire ». Pourtant, la maladie, l’ennui et le désenchantement furent plus souvent au rendez-vous que la gloire. Et une maladie étrange frappait les troupes : la soudanite…
À défaut d’assouvir leurs rêves de combats, les coloniaux se contentaient le plus souvent de tenir garnison. Déplacés d’un poste à l’autre, ils n’avaient guère l’occasion de s’installer durablement. Il leur fallait alors s’adapter au mieux à une situation provisoire dont rien ne permettait de présager la durée. De quelques jours à quelques mois, rarement plus, les séjours se déroulaient au rythme des changements d’affectation. Impossible, dans ces conditions, de s’installer confortablement. La plupart du temps, les tâches étaient réduites et la chaleur accablante de la saison sèche tout comme les pluies diluviennes de l’hivernage réduisaient encore les occasions de s’occuper utilement. De fait, la plupart des militaires, fatigués et anémiés, étaient incapables de fournir le moindre effort. Ainsi les jours s’écoulaient-ils, interminables et monotones. Les heures des repas étaient les plus agréables, puisqu’elles permettaient de se réunir et de bavarder. L’on parlait alors des campagnes précédentes, de colonies lointaines et d’exploits passés. Très rapidement écrivait encore Lautour, la mélancolie prenait le dessus et les souvenirs du pays revenaient à la surface : « toutes ces conversations, ces longues causeries dans la nuit étoilée se terminaient toujours de même et finissaient par converger vers un même souci, un même attrait : la France ! »
Elle était bien loin, la France, pour tous ces militaires, qui se morfondaient en Afrique… Et les échos qui en parvenaient étaient si faibles… Tous les quinze jours, quand tout allait bien, le courrier arrivait dans les postes apportant des nouvelles qui dataient de plus de deux mois ! Beaucoup se laissaient alors gagner par le découragement. Cela finissait par peser sur leur humeur et leur santé : la soudanite n’était pas loin…
Cette maladie, écrivait avec humour Marcel d’Orient dans ses Souvenirs d’une campagne au Soudan, quoique non encore mentionnée dans les ouvrages médicaux, n’en était pas moins réelle. Elle se traduisait par une irritabilité extrême, des emportements, des écarts de langage et des extravagances proches parfois de la folie. Sa principale caractéristique, ajoutait-il, était « de ne pas faire souffrir celui qui en était atteint, mais seulement ceux qui l’entouraient ». De fait, les troubles caractériels liés à l’isolement, à la fatigue et à la difficulté de vivre en petite communauté étaient fréquents. Le terme même de soudanite, dont l’usage était général, montre bien qu’il s’agissait d’une pathologie normale au Soudan. Madame Paul Bonnetain en a donné une touchante description dans Une française au Soudan. Sur la route de Tombouctou, récit de voyage publié en 1894 :« On s’ennuie, et pour tuer le temps on potine. Les militaires appellent ici du nom expressif de soudanite une maladie qui consiste justement à se venger dudit ennui en médisances, en impatience, en querelles […]. Vous comprenez, madame, m’ont dit maintes fois mes visiteurs, on est ce que le pays vous fait. On vit dans son coin, dans son milieu, avec les camarades … de son arme, et l’on compte les jours comme les collégiens avant les vacances. Quant aux privations forcées ou volontaires, que voulez-vous, on ne songe pas qu’elles préparent le terrain à la maladie…».
Bien sûr, les choses ont beaucoup changé, et l’isolement n’est plus ce qu’il était autrefois. Les conditions sanitaires, le soin porté au bien-être du soldat et la nourriture n’ont plus rien à voir avec ce qu’ils pouvaient être à l’époque de la conquête. On n’oubliera pas, cependant, que c’est au cœur de la saison chaude, quand l’objectif de la mission à remplir et son bien-fondé n’étaient plus toujours très clairs, qu’apparaissaient les épidémies de soudanite. Nous y serons bientôt …
*Photo : Yoni Lerner.
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