Fondé en 1867 par un accord entre la France et l’empire ottoman, le lycée Galatasaray a 150 ans. Depuis sa création en 1992, l’université du même nom forme des milliers d’étudiants francophones. En s’engageant dans ce projet de coopération, le Quai d’Orsay avait l’espoir de restaurer son influence auprès des élites locales, mais le français ne suscite plus le même intérêt que par le passé dans la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan.
Lorsque l’on quitte la place Taksim située au cœur de la ville pour rejoindre la célèbre avenue de l’Indépendance, difficile de ne pas remarquer l’ancien hôpital religieux qui accueille désormais l’Institut français. En déambulant dans cette artère commerçante très fréquentée, on aperçoit bientôt l’entrée monumentale du lycée Galatasaray, l’un des plus prestigieux du pays. Près de 4 200 élèves poursuivent leur scolarité dans les sept lycées francophones disséminés aux quatre coins d’Istanbul. Alors que la plupart de ces établissements ont plus d’un siècle d’existence, c’est il y a 25 ans seulement que les 4 600 étudiants de l’université Galatasaray se sont installés face au Bosphore, dans un somptueux palais autrefois occupé par les sultans. « Notre première force d’influence, c’est la langue française », déclarait le ministre de l’Europe et des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian aux ambassadeurs réunis à Paris le 31 août dernier. Septième budget de la coopération culturelle dans le monde, la Turquie s’intègre dans un vaste réseau d’établissements scolaires, d’instituts culturels et d’universités que la diplomatie a longtemps sollicités. Capitale économique, lieu de décisions, carrefour d’échanges et centre religieux, Constantinople, devenue Istanbul (1930) figure sur l’agenda français depuis plusieurs siècles. « UNE FENÊTRE DE L’ORIENT SUR L’HORIZON DE L’OCCIDENT » En permettant l’union de la langue, de la culture et des valeurs républicaines, l’éducation devient, à la fin du XIXe siècle, l’instrument privilégié d’une politique d’influence qui s’institutionnalise. En s’imposant comme un moyen de communication partagé à l’échelle du monde, le français doit favoriser la diffusion d’une culture animée par les idéaux de la Révolution. Si le but de cette expansion est de susciter l’adhésion à des valeurs pensées comme communes à tous les hommes, elle a également pour objectif de sensibiliser les futures élites locales aux intérêts politiques et commerciaux de la France. En tentant de se rapprocher de l’Europe et de se moderniser sur le modèle des États-nations, l’empire ottoman en déclin se rend perméable aux velléités de ses concurrents. Lors d’une visite à Paris en 1867, le sultan Abdülaziz s’enthousiasme pour le système d’enseignement français. Un an plus tard, le lycée Galatasaray ouvre ses portes à Constantinople. Créé par un traité signé avec le gouvernement de Napoléon III, l’établissement permet l’émergence de hauts fonctionnaires formés en français, « à la française » et par du personnel mis à disposition de la Sublime Porte. À cette époque, la bourgeoisie ottomane se passionne pour la langue, les sciences et la littérature venues de France que les chercheurs et les enseignants font circuler. Mais le bouillonnement que connaît la capitale est d’abord politique : véritable « fenêtre de l’Orient qui s’ouvre sur l’horizon de l’Occident »1, le lycée Galatasaray a contribué à diffuser les idées qui ont façonné la République fondée en 1923. Parfaitement francophone, Mustafa Kemal Atatürk, président du pays jusqu’en 1938 et grand architecte de la Turquie moderne, comptait également d’anciens élèves de l’établissement dans son entourage. Pendant des décennies, le lycée a ainsi produit une élite qui s’est hissée dans les plus hautes sphères : entre 1923 et le milieu des années 1990, une trentaine de ses diplômés sont devenus ministres. DIPLOMATIE UNIVERSITAIRE EN QUÊTE D’INFLUENCE Tout au long du XXe siècle, les États qui accèdent à l’indépendance s’appliquent à reconstruire un système politique, économique et administratif et à s’adapter aux avancées techniques et scientifiques de l’Europe de l’Ouest. En espérant tirer profit de la coopération internationale, la France offrira désormais ses compétences en mettant des experts à disposition des gouvernements, en attribuant des bourses aux étudiants étrangers ou en envoyant des enseignants dans les institutions locales. Au début des années 1990, l’effondrement du bloc soviétique et la croissance des pays émergents ouvrent de nouvelles perspectives pour la diplomatie universitaire en Europe de l’Est, au Moyen-Orient et en Asie. Avec le concours d’universitaires expatriés, doubles diplômes, formations délocalisées et campus offshore se développent partout dans le monde. En 1992, Paris et Ankara concluent un accord pour la mise en place de l’université Galatasaray. Analysé par François Mitterrand comme « prolongeant l’œuvre entamée sous Napoléon III », le projet est devenu un symbole de choix pour le rayonnement de la France et de la francophonie au Proche-Orient. Présenté comme le « navire amiral de la coopération entre la France et la Turquie », l’établissement est également considéré par le Quai d’Orsay comme un précieux outil d’influence. Chaque année, le ministère des affaires étrangères lui consacre environ 3 millions d’euros : en 2013, 70 % de la dotation allouée au réseau culturel dans le pays était absorbée par l’enseignement français dans les établissements locaux, l’essentiel de ces postes étant occupés au lycée et à l’université Galatasaray. Au-delà du prestige apporté par ce renouveau francophone, la volonté d’introduire le modèle des grandes écoles pour former les futures élites a particulièrement séduit la partie française. Les ambitions du Quai d’Orsay ont pourtant rapidement tourné court. Comme le mentionne Pierre Dumont, recteur adjoint français entre 1995 et 19982, l’École de magistrature et d’administration inspirée de l’École nationale de magistrature (ENM) et de l’École nationale d’administration (ENA) n’a jamais pu voir le jour en raison de la pression exercée par le gouvernement turc. L’adaptation des classes préparatoires scientifiques aux filières d’ingénierie a également été source de conflits. La direction s’est longtemps montrée réticente à accueillir des enseignants qui ne sont pas issus de la sphère universitaire et à appliquer un programme habituellement dispensé dans des lycées. Parfois présentée comme « française » ou « franco-turque », l’université francophone de Galatasaray est turque avant tout. Alors que les enseignants français occupent moins de 20 % des postes, la gouvernance de l’établissement limite également les interventions dans ses affaires internes. Si des comités paritaires annuels fixent les orientations de la coopération, l’université est obligatoirement dirigée par un recteur et des vice-recteurs turcs. Seul le recteur adjoint français est autorisé à siéger comme observateur dans le conseil d’administration. Chargé de soutenir l’enseignement francophone, il n’a aucun droit de regard sur l’organisation des programmes ni sur le contenu des formations. Relégué en dehors des locaux occupés par la direction, le bureau du recteur français était, il y a peu, condamné à l’isolement en marge des autres bâtiments. Initialement situé sur la rive du Bosphore, l’espace francophone, où les étudiants peuvent découvrir ouvrages, revues et films en français, a connu le même sort. Les symboles ont leur importance dans un pays où les hiérarchies pèsent sur la vie universitaire. Dopé par la renommée du lycée, l’établissement attire des milliers de candidats chaque année. Car Galatasaray est d’abord un label : aujourd’hui, la francophonie pèse peu dans les choix d’orientation. « Si Galatasaray était une université enseignant en serbo-croate, elle connaîtrait le même succès », assure Jean-Jacques Paul, recteur adjoint entre 2012 et 2017. Alors que le partenariat noué en 1992 désignait le français comme langue d’enseignement, recteurs et professeurs successifs font état de pratiques linguistiques contrastées. « Le turc a tendance à prendre davantage de place », regrette Paul. Alors que le faible niveau de langue des diplômés est souvent pointé du doigt, la proportion de cours devant être dispensés en français a été réduite à 50 % en 2009. Dans les faits, la nouvelle règle ne semble pas toujours respectée : les étudiants s’affranchissent facilement de ce quota, du personnel non francophone est recruté et d’excellents locuteurs locaux refusent d’enseigner en français. LA FRANCOPHONIE, VECTEUR D’INFLUENCE POLITIQUE ? L’université Galatasaray apparaît parfois comme un objet de coopération non identifié. Pensé par d’anciens élèves du lycée à une époque où les crises rythmaient la vie politique, le projet a été conçu comme un moyen de maintenir l’ordre établi par Atatürk à partir de 1923. Voyant dans l’éducation le creuset de la nouvelle société, il s’était attaché à débarrasser les établissements de leurs éléments étrangers, y compris linguistiques3. S’estimant garants de cet héritage républicain, les notables de la communauté Galatasaray ont d’abord pour mission de transmettre « les valeurs nationales, morales, humaines, spirituelles et culturelles de la nation turque », conformément aux règles qui régissent l’enseignement supérieur dans le pays. À Istanbul, la francophonie n’est plus un vecteur d’influence politique. En 2011, les débats français sur la loi visant à condamner la négation des génocides reconnus par l’État — dont le génocide arménien fait partie — ont provoqué de vives réactions. Si des enseignants de l’université Galatasaray comme Ahmet İnselse mobilisaient depuis plusieurs années contre le déni des autorités turques, d’autres intellectuels ont activement milité pour le retrait de la proposition. En février 2012, le Conseil constitutionnel invalidait le projet de loi. Quelques jours plus tard, le quotidien progouvernemental Hürriyet saluait le rôle joué par Ethem Tolga, recteur de l’université entre 2008 et 2015. D’après le journal, Tolga aurait sollicité des établissements partenaires français où un savant travail juridique aurait contribué à faire évoluer la position du Conseil constitutionnel. Si seul l’ancien recteur avance ces faits, il ne fait aucun doute que l’accord de 1992 est loin d’être unilatéral : il a également offert à la Turquie un réseau académique qu’elle peut utiliser pour servir ses intérêts. SÉDUIRE DE NOUVEAUX PUBLICS Les rapports qui évaluent le réseau de coopération français appellent régulièrement le ministère des affaires étrangères à se détacher de ses « partenaires habituels, les francophones, les amoureux de la France, ceux qui sont acquis à la culture française »4 pour séduire de nouveaux publics. En 2013, la Cour des comptes évoquait ainsi les difficultés de la diplomatie à attirer les partisans du Parti de la justice et du développement (AKP) fondé en 2001 par Recep Tayyip Erdoğan. Anglophone et peu sensible à la francophonie, l’élite qui s’est constituée autour de l’actuel président occupe aujourd’hui des postes clés dans la politique et l’économie du pays. En Turquie comme dans d’autres États classés dans la catégorie des « nouveaux émergents », le Quai d’Orsay a réduit ces dernières années le budget attribué à l’éducation et à la culture pour donner un tournant économique et industriel à sa politique extérieure. Cet engagement dans une recherche de marchés et de partenaires pour les entreprises françaises touche également la sphère universitaire. Mis en place en 1999, le programme de bourses Eiffel permet aux étudiants étrangers de poursuivre un cursus en France, mais est essentiellement réservé aux résidents des pays à forte croissance. La plupart des candidats sélectionnés sont issus des filières d’ingénierie, d’économie, de gestion et de droit et sciences politiques. En Turquie, le « Club entreprises Galatasaray » créé en 2011 et composé de grands groupes français (BNP Paribas, Axa ou Renault, qui propose également des bourses de mobilité par l’intermédiaire de sa fondation) témoigne aussi d’une volonté de rapprochement avec les acteurs économiques implantés localement. Ces actions peinent néanmoins à porter leurs fruits : d’après une enquête réalisée auprès des étudiants des promotions 2013 et 2014, seuls 8 % des diplômés en emploi occupaient un poste dans une entreprise française douze mois après l’obtention de leur diplôme d’enseignement supérieur lisans5. Si la France reste le sixième fournisseur de la Turquie, la part de ses importations dans l’économie turque est en baisse depuis vingt ans : elle est passée de 6,3 % en 1996 à 3,7 % en 2016, soit 7,3 milliards de dollars (5,8 milliards d’euros). Malgré une hausse importante des exportations de la Turquie vers la France au tournant des années 2000, la France pays est passée de second à sixième client d’Ankara entre 2009 et 2016. Alors que le montant de ces échanges stagne à 6 milliards de dollars (4,8 milliards d’euros) en 2016 contre 6,2 milliards de dollars (5 milliards d’euros) en 2009), Royaume-Uni, Irak, Italie et États-Unis sont aujourd’hui les premiers partenaires de la Turquie, derrière l’Allemagne. UN AVENIR INCERTAIN Comme l’indique Anna Krasteva, enseignante en sciences politiques à la Nouvelle Université bulgare (NBU) de Sofia, il faut distinguer francophonie de mémoire et francophonie de projet. À Constantinople puis Istanbul, apprendre le français a longtemps été motivé par l’ambition de puiser savoirs et techniques venus d’Occident. Malgré l’hégémonie acquise par l’anglais après la seconde guerre mondiale, l’ouverture récente de l’université Galatasaray devait permettre à la Turquie de se rapprocher de l’Europe en formant des étudiants francophones qui intégreraient les institutions européennes ou les grandes entreprises exportatrices. Avec l’éloignement de la perspective d’adhésion et le manque d’attractivité économique de la France, la francophonie ne constitue plus un projet solide pour les jeunes générations. Depuis quelques années, Ankara s’intéresse cependant à l’Afrique musulmane : la relation qui se tisse sur le continent pourrait ouvrir de nouveaux horizons à la langue française. La francophonie a une fonction essentiellement mémorielle : on apprend le français par attachement à des représentations qu’il véhicule ou pour perpétuer une pratique qui est aussi un signe de distinction sociale. Si cette mémoire reste vive, elle tend à s’effacer au rythme de l’histoire culturelle et des configurations politiques. Alors que l’AKP s’applique depuis son accession au pouvoir à remplacer l’élite kémaliste qui occupait les institutions depuis la Révolution turque, l’établissement apparaît également aux yeux de l’exécutif comme un foyer de contestation. Après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, tous ses doyens ont été poussés à la démission. Le 5 décembre dernier se sont ouvertes les premières procédures judiciaires visant des universitaires qui avaient signé, deux ans plus tôt, une pétition dénonçant la violence des forces armées à l’encontre des populations kurdes. À Galatasaray, le personnel est particulièrement menacé : 25 enseignants risquent ainsi une condamnation pour propagande terroriste. Si le Quai d’Orsay a exprimé sa vive inquiétude, la diplomatie n’a qu’un champ d’action réduit malgré son implication dans le partenariat. Construit dans les discours comme un outil d’influence, l’établissement n’a jamais été perméable aux intérêts français. Critiqué pour son manque d’efficience, mais protégé par son histoire, le projet parvient à échapper aux tentations austéritaires. Si la France se désengageait ou que la Turquie rognait davantage les libertés académiques, le lycée et l’université Galatasaray auront été, pendant plusieurs décennies, des espaces d’échange formidables pour enseignants et étudiants des deux pays. VALENTIN PEDEN