INTERVIEW. Une étude américaine suggère que les résidus de pesticides pourraient être nocifs pour la santé. Une hypothèse fragile, selon l’expert Denis Corpet.
Pour avoir voulu alerter ses lecteurs des conclusions erronées qui pourraient être tirées de l’interprétation d’une étude aux nombreuses limites méthodologiques, Le Point s’est attiré les foudres de certains de ses confrères, qui avaient relayé ces travaux, pourtant riches d’enseignements. Afin d’éclairer le débat, nous avons soumis cette étude à Denis Corpet, ancien professeur émérite « Hygiène et Nutrition humaine » à l’École nationale vétérinaire, à Toulouse, et ancien directeur de l’équipe Inra « Aliments et Cancers » (laboratoire ToxAlim, Toulouse). Il est l’un des 22 experts internationaux ayant participé en 2015 au Groupe de travail sur « viande et cancer » au Centre international de recherche sur le cancer. Interview.
Le Point : Une étude publiée en janvier dans le Environmental Journal, conduite par une équipe de chercheurs des départements de nutrition, d’épidémiologie et de santé environnementale de l’université Harvard, suggère que « la présence de traces de pesticides sur les fruits et les légumes est susceptible d’annuler les bénéfices de leur consommation pour la santé ». Ce résultat a été obtenu en suivant trois grandes cohortes épidémiologiques regroupant 160 000 Américains. Comment les chercheurs ont-ils travaillé ?
Denis Corpet : Il faut d’abord souligner que l’équipe de Harvard travaille depuis très longtemps, et reste l’une des meilleures équipes d’épidémiologie du monde. Les cohortes sur lesquelles elle appuie ses travaux, constituées au départ d’infirmières et de membres du personnel de santé, permettent des analyses solides. Tous les quatre ans, leurs membres remplissent un questionnaire alimentaire auto-administré, renseignent les détails de leur mode de vie, leurs maladies, leur évolution… Jusqu’au décès. Pour étudier l’effet éventuel de résidus de pesticides sur la santé, l’équipe de Harvard a eu l’idée de croiser les données de leur cohorte avec le contenu en pesticide supposé des fruits et légumes, estimé à partir d’une autre base de données, tenue par l’administration américaine. Ils ont trouvé que les gens qui mangent des fruits et légumes réputés contenir moins de pesticides voient leur mortalité réduite de 36 % par rapport à ceux qui en consomment plus. Il est normal qu’ils publient ces résultats. Mais leur étude n’annule pas ce qui a été démontré précédemment, et de façon répétée : que les fruits et légumes sont protecteurs, quel que soit leur statut !
Vous voulez dire que cette étude ne prouve pas d’effets particuliers des résidus de pesticides ?
Non, c’est pourquoi leur conclusion demeure très prudente, sous la forme d’une simple hypothèse : « Notre étude suggère, écrivent-ils, que le contenu en pesticides des fruits et légumes pourrait annuler l’effet bénéfique des fruits et légumes. » Mais ce n’est absolument pas prouvé.
Je comprends très bien que des gens qui ont peur des pesticides a priori se soient dit : « J’arrête de manger des fruits et légumes, c’est trop dangereux. » Et c’est réellement dramatique, car la santé globale française va se dégrader !
Comment cela ?
Pour quantifier la teneur en résidus de pesticides des différents aliments, les auteurs se basent sur les statistiques établies, par prélèvement, par les autorités américaines. On sait, grâce à cette base, que certains fruits et légumes contiennent habituellement peu de pesticides, et d’autres beaucoup. Mais leur conclusion n’est pas du tout obtenue à partir de ces données, puisqu’ils n’ont pas étudié les pesticides, mais l’effet des fruits et légumes ! Leurs données montrent que les gens qui mangent un certain type de fruits et légumes (par exemple beaucoup de petits pois et d’oranges) ont moins de cancers et de maladies cardiovasculaires que ceux qui mangent beaucoup de pommes, de fraises et d’épinards. Cela confirme que certains fruits et légumes sont associés à une bien meilleure protection que d’autres. Nous le savions déjà : les oignons par exemple, qui contiennent beaucoup de phyto-nutriments (des composés soufrés), protègent beaucoup mieux que les pommes de terre. On sait également que les oranges protègent réellement contre le cancer de l’estomac, alors que la pomme, pas du tout. Or dans leur enquête, les oranges sont dans le groupe des produits peu contaminés, et les pommes dans celui des produits très contaminés. Mais objectivement, on ignore si l’effet bénéfique observé est lié à la présence moindre de pesticides, ou à la composition du fruit lui-même. L’hypothèse qu’ils formulent n’est absolument pas prouvée.
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Que sait-on, aujourd’hui, de l’effet des aliments bio sur la santé ?
Très peu de choses, en réalité. On a observé que les agriculteurs, qui épandent ou sont au contact direct des pesticides, souffrent davantage de la maladie de Parkinson. Mais sur la population générale, il n’y a quasiment rien. Les études épidémiologiques sont complexes, car les différences observées entre les consommateurs de bio et les autres peuvent être attribuées à beaucoup d’autres facteurs, les consommateurs de bio prenant en général mieux soin de leur santé, ils fument moins, font plus de sport, etc. La meilleure étude qui ait été réalisée vient de l’équipe de Serge Hercberg, en France, à partir de la cohorte Nutrinet, et publiée sous la plume de Julia Baudry. Ils n’ont pas trouvé d’effet de l’alimentation bio, sauf sur un type de cancer, le lymphome non hodgkinien, qui est un cancer assez rare.
N’y a-t-il pas un effet pervers à médiatiser ces résultats sans mise en contexte ?
En lisant plusieurs quotidiens, je comprends très bien que des gens qui ont peur des pesticides a priori se soient dit : « J’arrête de manger des fruits et légumes, c’est trop dangereux. » Et c’est réellement dramatique, car la santé globale française va se dégrader ! En dépit des pesticides, les fruits et légumes sont globalement protecteurs. C’est totalement démontré ! Le premier message à passer devrait être que les fruits et légumes protègent. Peut-être que les pesticides diminuent légèrement cette protection, mais à ce jour ce n’est pas démontré.
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La question des résidus de pesticides est omniprésente dans le débat public. Est-il raisonnable de s’en inquiéter ?
Au sein du laboratoire Toxalim, j’ai travaillé sur les liens entre alimentation et cancer. J’ai choisi d’étudier la viande et les charcuteries, car leur potentiel cancérigène m’apparaissait vraiment préoccupant. Quinze ans plus tard, en partie grâce à nos études, l’OMS a conclu que la charcuterie était cancérigène, et la viande rouge probablement aussi. Mais sur les pesticides, on ne voit rien qui sort ! Même la meilleure étude, celle de Julia Baudry que nous avons citée, sortie en 2018, ne voit un effet que sur un cancer rare, en diminution régulière depuis 1990, probablement parce qu’on a interdit certains pesticides, notamment organochlorés.
L’étude des chercheurs américains ne doit-elle pas inciter à chercher davantage ?
Leur étude est suffisamment importante, en tout cas, pour que l’on décide de se donner les moyens d’étudier, aux États-Unis, la raison pour laquelle les fraises ou les épinards ont autant de résidus de pesticides, par exemple. Tout en rappelant que les mangeurs de fraises et d’épinards se portent de toute façon beaucoup mieux que les autres, résidus de pesticides ou pas. En France, les normes ne sont pas les mêmes, donc ces résultats ne nous concernent pas.
Source: lepoint.fr