La violence djihadiste s’étend en Afrique de l’Ouest, maintenant jusqu’aux États côtiers. Qu’est-ce qui l’explique et comment l’enrayer? L’ex-envoyé spécial des Nations unies au Burundi, en Afrique de l’Ouest et en Somalie, le Mauritanien Ahmedou Ould Abdallah, Président du Centre d’analyse 4S, livre son analyse en exclusivité pour Sputnik.
«Recrudescence de violences terroristes en Afrique de l’Ouest, faut-il déclarer l’état d’urgence face à la menace djihadiste?», se demandait récemment en Une le magazine Jeune Afrique. À l’appui de cette thèse, une enquête auprès des experts sécuritaires de la région qui, tous, affirment que la menace djihadiste s’étend inexorablement vers le sud et concerne désormais tous les pays côtiers.
Jusqu’ici en Afrique de l’Ouest, seuls le Mali et le Burkina Faso et, dans une moindre mesure, le Niger étaient touchés par des violences terroristes. Liste à laquelle il faut rajouter le Nigéria, le Cameroun et le Tchad, en Afrique du Centre, victimes d’attaques récurrentes de Boko Haram depuis une dizaine d’années.
Dialoguer avec les djihadistes du centre du Mali serait «une perte de temps» (politologue malien)
Au Mali, en dépit du succès des opérations de la force française Barkhane, les attaques armées et leurs répétitions atteignent des niveaux équivalents à ceux de 2012, au début de la crise. Violence des groupes radicaux contre les forces maliennes et internationales, violences plus graves opposant des communautés ethniques (chasseurs traditionnels contre éleveurs)… Face à ces périls, les forces de sécurité semblent paralysées, sauf lors de répressions contre les nomades du Grand nord ou les pasteurs peuls!
L’extension du terrorisme au Burkina Faso, annoncée depuis longtemps, est là. Parce que plus récentes, ces violences sont plus sanguinaires. Les djihadistes ont déclaré la guerre à l’enseignement moderne et aux enseignants, mais aussi aux religions et aux communautés isolées. Les régions du Soum (l’une des 45 provinces du Burkina Faso) se dépeuplent. Ignorée jusqu’à présent, la menace, très réelle, de voir cette violence exploser dans les pays côtiers du golfe du Bénin ou celui de Guinée a fini par arriver.
Comment et avec quels moyens ces «nouvelles cibles» des terroristes, à commencer par les États côtiers (Bénin, Togo, Ghana), s’organisent-elles pour faire face aux djihadistes? Pour répondre à cette question, Sputnik France s’est entretenu avec Ahmedou Ould Abdallah, président du Centre «4 S» à Nouakchott, qui analyse les Stratégies pour la Sécurité du Sahel Sahara.
En tant qu’ancien ministre mauritanien des Affaires étrangères, envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies au Burundi, en Afrique de l’Ouest et en Somalie, il juge la menace très sérieuse. Ahmedou Ould Abdallah s’insurge contre le fait que l’on fasse de la Libye un bouc émissaire de toutes les déstabilisations au Sahel. Face à la faiblesse et au tribalisme qui règne encore trop souvent dans les armées africaines, qu’il appelle à se réformer, il juge le soutien des forces armées occidentales indispensables. Il plaide enfin pour que les pays africains montent des fronts communs, y compris au sein de leurs propres sociétés, contre le djihadisme.
Sputnik France: Est-on vraiment en train d’assister à une poussée de la menace djihadiste en ce moment partout en Afrique de l’Ouest ou bien est-ce fortuit?
Ahmedou Ould Abdallah: «Avec l’arrivée de l’hivernage [saison des pluies sous les Tropiques, ndlr], la recrudescence de l’Harmattan [vent venant du désert, ndlr] et le ramadan, tous les ingrédients sont là pour que la région s’enflamme. La crise ouverte que nous connaissons actuellement a commencé au Mali en février/mars 2012, avec l’occupation du nord du pays par un groupe de radicaux. Sans l’intervention de la force française, Bamako serait probablement, aujourd’hui, entre leurs mains. Cette occupation non seulement perdure, mais elle est devenue contagieuse jusqu’au nord du Bénin, en passant par le Burkina Faso et le Niger, qui gère plutôt bien la situation, mais aussi sur le pourtour du lac Tchad. Seul le Sénégal, qui reste très vigilant ou des pays ayant passé des alliances tacites ont échappé jusqu’à présent à cette recrudescence de violence.»
Sputnik France: Concernant l’Algérie et le Soudan, vous avez écrit récemment qu’une trop grande médiatisation des manifestations populaires contre les gouvernements risque de renforcer «le message déjà bien articulé des islamistes.» Que craigniez-vous exactement?
Ahmedou Ould Abdallah: «D’un côté, je crains que des situations où il y a un affaiblissement des gouvernements centraux, comme en Algérie, ne perdurent; mais aussi, d’autre part, les effets de contagion possible au Sahel et notamment dans la région du G5 Sahel [Burkina Faso, Mauritanie, Mali, Niger, Tchad, ndlr]. Les États côtiers situés dans le golfe du Bénin et celui de Guinée sont aussi, désormais, des zones menacées.»
Sputnik France: et en ce qui concerne la Libye? Vous dénoncez la multiplicité et donc l’incohérence des ingérences extérieures, qui retardent le règlement du conflit armé entre factions rivales dans ce pays. Est-ce aussi la principale cause de la déstabilisation de l’ensemble de la sous-région?
Ahmedou Ould Abdallah: «Les causes de l’instabilité au Sahel sont multiples. Aussi, je m’insurge contre le fait que l’on transforme la Libye en un bouc émissaire. Il faut remonter aux années soixante-dix pour comprendre comment Mouammar Kadhafi a cassé l’armée libyenne. Comme il n’avait plus confiance dans les forces militaires et de sécurité de son pays, il a commencé à former des milices, démanteler les services publics et recruter massivement dans le Sahel. Jusqu’au milieu des années 80, du fait de la sécheresse, nombre de jeunes Sahéliens ont accouru en Libye pour fuir la misère. Nous en payons encore les conséquences aujourd’hui, y compris en Libye.
Si la Libye a été le déclic en 2012, dans tous les États sahéliens, on constate la même tendance à affaiblir nos armées, qui sont de moins en moins formelles, car cooptées selon des critères ethniques. C’est exactement ce qui s’est passé en Somalie, qui a pourtant le même peuple, la même langue, la même religion. Dès qu’on laisse entrer le tribalisme et le favoritisme, on déconstruit l’État central hérité de la colonisation.»
Sputnik France: Le lancement de l’opération Otapuanu (une vaste opération de ratissage antiterroriste mise en œuvre par les autorités burkinabè au début du mois de mars dans l’Est du pays) a-t-elle véritablement eu pour effet de repousser les djihadistes dans les États côtiers voisins?
Ahmedou Ould Abdallah: «Quand on connaît une crise interne comme celle qu’a connu le Burkina Faso avec le départ de Blaise Compaoré en 2014, on doit chercher la réconciliation nationale et à élargir le plus possible son assise. Sinon, on court le risque que des éléments radicaux se déplacent du nord au sud jusqu’à contaminer des villes côtières riches du golfe du Bénin ou celui de Guinée.
L’opération des autorités burkinabè à laquelle vous faites allusion a sans doute du mérite, mais ce n’est pas ce qui a poussé les éléments les plus extrémistes, sévissant au Sahel et au Burkina Faso en particulier, à migrer vers le sud. Ceux-ci obéissent à une logique qui les mène à rechercher des villes côtières riches et peuplées où séjournent plus d’étrangers [Occidentaux, ndlr], ce qui leur permet d’être en couverture des journaux ou à la Une des médias internationaux quand ils commettent leurs méfaits.»
Sputnik France: Croyez-vous que des organisations djihadistes sahéliennes, comme le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, lié à Al-Qaïda*) et l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) ont pour objectif de «descendre», à leur tour, vers le sud? Et, dans ce cas jusqu’où iront-elles?
Ahmedou Ould Abdallah: «Ces organisations sont déjà présentes dans le sud depuis au moins dix-huit-mois pour préparer le terrain: elles sont à la frontière entre la Côte d’Ivoire, la Guinée et le Libéria et également au nord du Ghana et du Bénin. Pendant la saison des pluies, les cellules restent dormantes et se fondent dans la population en profitant des ressources locales plus abondantes que dans la partie sahélienne. Ça ne veut pas dire que le GSIM ou l’EIGS vont quitter, pour autant, le Sahel qui leur sert de base arrière.»
Sputnik France: L’intervention des forces spéciales françaises dans le nord du Burkina Faso pour libérer les deux Français et leur guide béninois enlevés le 1er mai dans le parc de la Pendjari, l’un des trésors touristiques du Bénin, était-elle indispensable?
Ahmedou Ould Abdallah: «Oui, si l’on se met à la place des otages, même si l’on peut déplorer la mort de deux officiers français des forces spéciales. Du point de vue de la dissuasion, c’est toujours bon d’intervenir. Et compte tenu de la spirale de violence qui s’est abattue sur le Sahel, il faut quand même que nous nous rendions à l’évidence: nous ne sommes pas capables de nous battre seuls, que ce soit pour délimiter la menace, la neutraliser ou l’affaiblir.
On peut ne pas être d’accord que ce soit des étrangers qui viennent chez nous faire le boulot, mais dans ce cas on commence par réformer son armée. Je vais vous livrer une information confidentielle. Savez-vous que rares sont les armées africaines où les bulletins de salaire sont informatisés? Tout le monde sait pourquoi, parce qu’ainsi on peut payer des subsides à des tiers. Donc, j’estime qu’au moins les salaires dans les armées du G5 Sahel doivent être informatisés.»
Sputnik France: Pourtant, jamais le Bénin auparavant n’avait été le théâtre d’une telle attaque… Qu’est-ce qui a changé pour que le Bénin soit ainsi visé? Faut-il mettre ce pays sur liste rouge et interdire les touristes d’y aller?
Ahmedou Ould Abdallah: «Ce qui m’a frappé dans le meurtre du guide des deux touristes français libérés le 10 mai à l’issue de l’opération des forces spéciales françaises, c’est que son corps, retrouvé quatre jours plus tard, avait été atrocement mutilé… ça, c’est vraiment nouveau, car jamais auparavant, on ne touchait aux chauffeurs ou accompagnants, considérés comme sans “valeur marchande” par rapport aux Occidentaux. Il y a là, à mon avis, une volonté délibérée de terroriser les populations locales.
Maintenant, en ce qui concerne les alertes aux voyageurs établies par le Quai d’Orsay, la Mauritanie et l’Algérie ont figuré en rouge pendant longtemps sur cette carte. Il n’y a pas grand-chose que l’on puisse faire. C’est difficile de demander aux pays occidentaux de ne pas essayer de protéger leurs concitoyens.»
Sputnik France: Si les katibas établies au Mali et au Burkina ont des connexions et des capacités d’action dans les pays côtiers ouest-africains, faudrait-il songer à élargir le G5 Sahel à ces États?
Ahmedou Ould Abdallah: «Quand on a un ennemi extérieur, il faut des fronts intérieurs solides les plus inclusifs possible, en incluant les partis politiques et la société civile. Et pas seulement des élections qui peuvent être plus ou moins démocratiques… C’est dans le renforcement de la cohésion intérieure que viendra la meilleure défense [contre le terrorisme, ndlr] en mettant fin, aussi, à la corruption arrogante qui règne chez nous, parce qu’illimitée. Beaucoup d’États du Sahel sont exposés à cette forme de corruption, alors qu’en Europe, en Amérique ou en Asie, la presse, la police et la justice étant plus libres peuvent constituer des garde-fous.
Quant à la question de savoir s’il faut élargir le G5 à d’autres États, c’est aux membres de cette organisation de décider s’ils augmentent ou pas le club en faisant rentrer de nouveaux membres.»
Sputnik France: Du Sénégal, qui ne fait pas partie du G5, au Bénin, tous ces États africains côtiers sont engagés au sein de la MINUSMA, ce qui fait d’eux des cibles de choix. Faudrait-il qu’ils en sortent?
Ahmedou Ould Abdallah: «Dans la région sahélo-saharienne, il n’y a guère que le Sénégal, le Maroc et le Ghana qui ont une expérience de maintien de la paix. Grâce à son armée bien formée et républicaine, le Sénégal est d’ailleurs l’un des piliers au sein de la MINUSMA.
Au-delà de l’appartenance à des institutions, c’est surtout la capacité à créer des fronts communs au sein de ces États, –à faire la paix intérieure, si vous voulez, par le biais notamment de l’amnistie–, que la lutte contre le terrorisme s’avérera la plus efficace.
L’exemple du Burkina Faso est flagrant quand on se penche sur les causes de sa radicalisation récente, car on y trouve de nombreuses collusions avec des opposants proches de l’ancien Président Blaise Compaoré. C’est donc en créant un front sacré contre l’avancée des djihadistes que l’on pourra prétendre les stopper!»
Andrei Stenin
Sputnik