Charles Michel, le président du Conseil européen, a appelé l’Europe à passer à une «économie de guerre». Il justifie cet appel en partie par un soutien urgent à l’Ukraine, mais surtout par la nécessité de relancer l’économie européenne (en perdition) en se concentrant sur l’industrie de la Défense.
Les appels retentissent dans toute l’Europe : «Nous sommes dans une ère d’avant-guerre», déclare le Premier ministre polonais Donald Tusk. Macron, après avoir évoqué cette possibilité de manière ambiguë à plusieurs reprises, déclare : «Peut-être qu’à un moment donné – je ne le souhaite pas – nous devrons avoir des opérations [des troupes françaises en Ukraine], sur le terrain, pour contrer les forces russes».
Qu’est-ce qui a tant effrayé les Européens ? Nous savons que les informations communiquées par les services de renseignement français à Macron ces derniers jours étaient désastreuses ; elles semblent avoir déclenché sa première tentative d’intervention militaire directe de la France en Ukraine. Les services secrets français ont averti que l’effondrement de la ligne de contact et la désintégration des forces armées ukrainiennes (FAU) en tant que force militaire opérationnelle pourraient être imminents.
Macron a joué la prudence : Peut-il envoyer des troupes ? À un moment donné, il a semblé que oui, mais ensuite, de manière frustrante, la perspective était incertaine, mais toujours possible. La confusion règne. Personne n’en était sûr, car le président n’est rien si ce n’est volatile, et le général De Gaulle a légué à ses successeurs des pouvoirs quasi-régaliens. Donc, oui, constitutionnellement, il pouvait le faire.
L’opinion générale en Europe était que Macron jouait à des jeux d’esprit complexes, d’abord avec le peuple français, ensuite avec la Russie. Néanmoins, il semble que les coups de sabre de Macron pourraient avoir une certaine substance : Le chef d’état-major de l’armée française a déclaré qu’il disposait de 20 000 soldats prêts à être insérés dans 30 jours. Et le chef de l’agence de renseignement russe SVR, Narychkine, a estimé plus modestement que la France semble préparer un contingent militaire à envoyer en Ukraine, qui, dans un premier temps, comptera environ deux mille personnes.
Pour être clair, même une division de 20 000 hommes, selon les normes de la théorie militaire classique, est censée pouvoir tenir au maximum un front de 10 km. L’insertion de deux ou vingt mille soldats français ne changerait rien sur le plan stratégique ; elle n’arrêterait pas le rouleau compresseur russe, bien plus imposant, qui poursuit sa route vers l’ouest. À quoi joue donc Macron ?
S’agit-il d’un coup de bluff ?
Il est probable qu’il s’agisse en partie d’une manœuvre d’éclat de la part de Macron, soucieux de se présenter comme «Monsieur l’homme fort de l’Europe», en particulier auprès de son électorat français.
Cette prise de position intervient toutefois à un moment où la conjonction d’événements est plus importante pour ce que l’on appelle l’«UE géopolitique» :
La clarté : La lumière a percé et a illuminé un espace jusqu’alors occupé par des ombres. Il est désormais aussi clair que possible – après la victoire écrasante de Poutine aux élections, avec un taux de participation record – que le président Poutine est là pour rester. Tous les jeux d’ombres occidentaux sur le «changement de régime» à Moscou ont tout simplement été réduits à néant à la lumière des événements.
Des grognements de colère peuvent être entendus dans certains milieux en Europe. Mais ils s’apaiseront. Il n’y a pas d’autre choix. La réalité, comme le note avec dérision le journal Marianne, citant un officier supérieur français, à propos de la posture ukrainienne de Macron : «Il ne faut pas se tromper, face aux Russes, nous sommes une armée de majorettes» et envoyer des troupes françaises sur le front ukrainien ne serait tout simplement «pas raisonnable».
À l’Élysée, un conseiller anonyme a affirmé que Macron «voulait envoyer un signal fort (…) (avec) des mots millimétrés et calibrés».
Ce qui peine davantage les «éternels néocons» de l’UE, c’est que la nette victoire électorale de Poutine coïncide, presque précisément, avec une humiliation de l’UE (et de l’OTAN) en Ukraine. Ce n’est pas seulement que les FAU semblent subir une implosion en cascade, mais aussi que la retraite s’accélère, alors que l’Ukraine tente de se replier sur un terrain non préparé et quasiment indéfendable.
C’est dans cette sombre perspective de l’UE que s’inscrit le deuxième rayon de lumière qui clarifie la situation : Les États-Unis tournent lentement mais sûrement le dos au financement et à l’armement de Kiev, révélant au monde entier l’impuissance de l’Europe.
L’UE ne peut tout simplement pas se substituer au pivot américain. Pourtant, ce qui est encore plus blessant pour certains, c’est qu’un recul des États-Unis représente un «coup de poing dans les tripes» pour une grande partie des dirigeants bruxellois, qui s’étaient jetés sur l’administration Biden avec une allégresse presque indécente, au moment où Trump a quitté ses fonctions. Ils ont profité de ce moment pour proclamer la consolidation d’une UE pro-atlantiste et pro-OTAN.
Aujourd’hui, comme le définit parfaitement l’ancien diplomate indien M.K. Bhadrakumar, «la France [est] sur son trente-et-un – et n’a nulle part où aller» :
«Depuis son ignominieuse défaite lors des guerres napoléoniennes, la France se trouve dans la situation difficile des pays qui sont pris en sandwich entre les grandes puissances. Après la Seconde Guerre mondiale, la France a fait face à cette situation en formant un axe avec l’Allemagne en Europe».
«Prise dans une situation similaire, la Grande-Bretagne s’est adaptée à un rôle subalterne en s’appuyant sur la puissance américaine au niveau mondial, mais la France n’a jamais abandonné sa quête pour retrouver sa gloire en tant que puissance mondiale, et elle continue d’y travailler».
«L’angoisse des Français est compréhensible car les cinq siècles de domination occidentale de l’ordre mondial touchent à leur fin. Cette situation condamne la France à une diplomatie qui est constamment en état d’animation suspendue, entrecoupée de brusques accès d’activisme».
L’aspiration exaltée de l’UE à devenir une puissance mondiale se heurte ici à trois problèmes : Premièrement, l’axe franco-allemand s’est dissous, l’Allemagne ayant fait des États-Unis son nouveau dogme en matière de politique étrangère. Deuxièmement, le poids de la France est encore réduit dans les affaires européennes, puisque Scholtz a adopté la Pologne (et non la France) comme son «meilleur ami pour toujours» ; et troisièmement, les relations personnelles de Macron avec le chancelier Scholz sont en chute libre.
L’autre plan du projet géopolitique de l’UE est que l’adoption des guerres financières de Washington contre la Russie et la Chine a eu pour résultat que «les États-Unis ont dépassé de façon spectaculaire l’UE et le Royaume-Uni combinés – au cours des 15 dernières années. En 2008, l’économie de l’UE était un peu plus importante que celle des États-Unis (…) Cependant, l’économie des États-Unis est aujourd’hui près d’un tiers plus importante. Elle dépasse de plus de 50% celle de l’UE sans le Royaume-Uni».
En d’autres termes, le fait d’être l’allié des États-Unis, dans sa guerre par procuration malencontreuse contre l’Ukraine, a coûté – et coûte encore – cher à l’Europe. Eurointelligence rapporte qu’une enquête menée auprès de petites et moyennes entreprises en Allemagne a enregistré un changement extrême de sentiment à l’encontre de l’UE. Sur un échantillon de 1000 petites et moyennes entreprises, 90% étaient mécontentes de l’UE à des degrés divers, ce qui a poussé nombre d’entre elles à quitter l’Europe pour s’installer aux États-Unis.
En clair, les efforts déployés pour gonfler et maintenir la notion d’une «Europe géopolitique» se soldent par une débâcle. Les niveaux de vie s’effondrent et la promiscuité réglementaire de Bruxelles ainsi que les coûts élevés de l’énergie entraînent la désindustrialisation et l’appauvrissement de l’Europe.
Dans une interview accordée fin 2019 au magazine The Economist, Macron a déclaré que l’Europe se trouvait «au bord d’un précipice» et qu’elle devait commencer à se considérer stratégiquement comme une puissance géopolitique, sous peine de «ne plus être maître de son destin». (La remarque de Macron a précédé de trois ans la guerre en Ukraine).
Aujourd’hui, les craintes de Macron sont devenues réalité.
Alors, pour en venir à ce que l’UE prévoit de faire face à cette crise, le président de la CE, Michel, dit qu’il veut acheter deux fois plus d’armes aux producteurs européens d’ici 2030 ; utiliser les bénéfices des actifs russes gelés pour financer les achats d’armes pour l’Ukraine ; faciliter l’accès financier de l’industrie européenne de la défense, notamment en émettant une obligation européenne de défense et en obtenant de la Banque européenne d’investissement qu’elle ajoute les objectifs de défense à ses critères de prêt.
Michel présente cette politique au public comme un moyen de créer des emplois et de la croissance. En réalité, l’UE cherche à créer une nouvelle caisse noire pour remplacer les achats par la BCE d’obligations souveraines des États de l’UE dans le cadre de l’assouplissement quantitatif, que la flambée des taux d’intérêt aux États-Unis a effectivement mis à mal.
Le stratagème de l’industrie de la Défense est un moyen de créer davantage de flux de trésorerie : Les différentes «transitions» envisagées par l’UE (climat, écologisation et technologie) nécessitaient clairement une impression monétaire colossale. C’était à peu près gérable lorsque le projet pouvait être financé à des taux d’intérêt nuls. Aujourd’hui, l’explosion de la dette des États de l’UE pour financer la pandémie et les «transitions» menace d’entraîner l’ensemble de la «révolution» géopolitique dans une crise financière. Une crise financière est en cours.
La Défense, espère Michel, pourrait être vendue au public comme la nouvelle «transition» à financer par des moyens peu orthodoxes. Wolfgang Münchau, d’EuroIntellignce, écrit cependant sur «l’économie de guerre idyllique de Michel» – que ce dernier veut une Europe géopolitique, et conclut sa lettre avec l’adage familier de la guerre froide – que «si vous voulez la paix, vous devez vous préparer à la guerre»».
«Ces armes de l’économie de guerre de Michel sont-elles le reflet de nos échecs en matière de diplomatie ? Quelle est notre contribution historique à ce conflit ? Ne devrions-nous pas commencer par là ?»
«Le langage utilisé par Michel est dramatique et dangereux. Certains de nos concitoyens les plus âgés se souviennent encore de ce que signifie vivre dans une économie de guerre. Les propos décousus de Michel sont irrespectueux».
Eurointelligence n’est pas le seul à avoir émis des critiques. L’initiative de Macron a divisé l’Europe, une majorité s’opposant fermement à l’insertion de troupes en Ukraine – un somnambulisme vers la guerre. Natacha Polony, rédactrice en chef de Marianne, a écrit :
«Il ne s’agit plus d’Emmanuel Macron ou de ses postures de petit chef viril. Il ne s’agit même plus de la France ou de son affaiblissement par des élites aveugles et irresponsables. Il s’agit de savoir si nous allons collectivement accepter de somnoler vers la guerre. Une guerre dont personne ne peut prétendre qu’elle sera maîtrisée ou contenue. Il s’agit de savoir si nous acceptons d’envoyer nos enfants mourir parce que les États-Unis ont insisté pour installer des bases aux frontières de la Russie».
La question la plus importante concerne l’ensemble de la stratégie géopolitique «von der Leyen-Macron» selon laquelle l’UE doit se considérer comme une puissance géopolitique. C’est la poursuite de cette «chimère» géopolitique (en grande partie un projet égoïste) qui, paradoxalement, a amené l’UE au bord de la crise.
Une majorité d’Européens souhaite-t-elle vraiment devenir une puissance géopolitique, si cela implique d’abandonner ce qui reste de leur souveraineté et de leur autonomie nationales (et de leur contrôle parlementaire) à l’échelon supranational, aux technocrates de Bruxelles ? Peut-être les Européens sont-ils satisfaits que l’UE reste un bloc commercial.
Alors pourquoi Macron agit-il de la sorte ? Personne n’en est sûr, mais il semble qu’il s’imagine jouer un jeu compliqué de psychodissuasion avec Moscou – un jeu caractérisé par une ambiguïté radicale.
En d’autres termes, il s’agit d’une opération psychologique de plus.
Il est néanmoins possible qu’il pense que sa menace ambiguë d’un déploiement européen en Ukraine pourrait donner à Kiev un «levier» de négociation suffisant pour bluffer la Russie et l’amener à accepter que l’«Ukraine croupion» reste dans la sphère occidentale (et même dans celle de l’OTAN), auquel cas Macron prétendra avoir été le «sauveur» de l’Ukraine.
Si c’est le cas, c’est du vent. Le président Poutine, fort de sa récente victoire électorale, a tout simplement balayé l’opération psychologique de Macron : «Toute insertion de troupes françaises constituerait des «envahisseurs» et une cible légitime pour nos forces», a explicitement déclaré Poutine.
Alastair Crooke
source : Strategic Culture Foundation