L’intervention d’une armée étrangère dans un pays souverain devrait être dictée par une règle: améliorer la situation locale, et non la dégrader. Plus de cinq ans après le début de l’intervention de l’armée française aux côtés des forces maliennes pour chasser des groupes djihadistes et autonomistes du nord du pays dans le cadre de l’opération Serval, devenue Barkhane en 2014, le bilan de la France sur place n’est guère reluisant.
Le 11 janvier 2013, lors d’une conférence de presse où il annonçait l’entrée en guerre de Paris dans le Nord-Mali, François Hollande avait dressé trois grands objectifs aux militaires français: «arrêter l’agression terroriste qui consistait à vouloir, y compris jusqu’à Bamako, le contrôle du pays», «sécuriser Bamako» et «permettre au Mali de recouvrer son intégrité territoriale», selon les mots du président.
L’identité du locataire de l’Élysée a changé depuis. Lors de son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron a affirmé que la France poursuivrait sa mission de maintien de l’ordre au Mali sous son mandat. Mais l’aide de l’ancienne puissance coloniale n’est plus aussi désirée aujourd’hui à Bamako, où l’élection présidentielle du 29 juillet pourrait bien rebattre les cartes dans ce dossier.
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«Il faut qu’on arrête d’être un peuple assisté»
Le président malien, Ibrahim Boubacar Keïta, avait été élu à la tête du pays en septembre 2013. Il doit en grande partie son poste à l’intervention française qui avait empêché à l’époque les groupes djihadistes du nord de s’emparer de Bamako. «IBK», son surnom, n’est plus aussi souverain sur ses terres aujourd’hui. Il a affronté vingt-trois autres candidats pour la présidence et son bilan est sévèrement critiqué par ses compatriotes, qui lui reprochent son inaction et la hausse des violences dans le centre et le nord du territoire.
Depuis sa prise de fonction, IBK ne s’est rendu qu’à trois reprises dans le nord du Mali. Il a même fallu attendre le 19 juillet 2018 pour que le président malien, en pleine campagne pour sa réélection, ne se rende à Kidal, la grande ville du massif des Adrar des Ifoghas. Pendant près d’un an, la ville était tombée aux mains de la rébellion touarègue entre mars 2012 et janvier 2013.
Le président Ibrahim Boubacar Keïta (au centre) arrive au stade de Gao pour un meeting de campagne, le 18 juillet 2018. | Souleymane Ag Anara / AFP
Une présence politique extrêmement faible qui a contribué à accroître le sentiment de mépris qu’ont les populations touarègues pour le régime de Bamako qui, selon elles, ne tient pas compte de leur sort. Des critiques que reprennent les opposants à IBK, qui y ajoutent des griefs sur le manque de transparence de l’opération Barkhane.
De passage à Paris en mars pour rencontrer la diaspora malienne, Niankoro Yéah Samaké, candidat à l’élection présidentielle du 29 juillet et ambassadeur du Mali en Inde, exposait les changement à mettre en place, selon lui. «Il faut qu’on arrête d’être un peuple assisté. Nous avons les ressources, les compétences pour devenir un pays émergent. Notre souhait est que l’armée malienne remplace toutes les armées étrangères présentes sur son sol. Tout Malien espère cela. Il faut que les termes de notre coopération avec la France soient mieux définis. Il faut que cette assistance soit gérée de façon transparente. Le peuple malien ne trouve pas que la présence française au Mali se fasse dans un cadre transparent, comme on ne connaît pas toutes les conditions du soutien de Paris», dit-il confortablement installé dans le hall de l’hôtel Sofitel des Champs-Élysées.
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Des bavures camouflées
L’armée française est pointée du doigt dans les zones où elle intervient, parfois accusée de dissimuler des bavures commises par certaines de ses unités. Le cas le plus sensible est sûrement celui d’un enfant malien tué par erreur par une patrouille. Le 30 novembre 2016, dans les environs de Tigabatene, une localité située à une soixantaine de kilomètres de Tessalit (proche de la frontière algérienne dans le nord du Mali), Issouf Ag Mohamed avait été chargé par ses parents de rassembler les ânes pour aller chercher de l’eau. Son père et sa mère retrouveront son corps sans vie marqué de nombreux impacts de balles le lendemain dans la zone où il avait disparu.
La veille, des habitants avaient vu deux hélicoptères de l’armée française survoler la zone puis tirer sur une cible. L’armée française n’a jamais reconnu publiquement avoir tué l’enfant par erreur. Mais le magazine Jeune Afrique avait eu accès au compte-rendu d’une réunion tenue à huis clos entre l’état-major français et des enquêteurs de l’Onu, qui révèle qu’un officier français a bien reconnu avoir abattu par erreur le jeune Malien, avant de l’enterrer en catimini.
Paris est également accusé d’avoir ajouté du désordre au désordre en montant des tribus, des clans, des ethnies les unes contre les autres dans le nord, où l’état-major français s’est allié à des groupes armés locaux pour en combattre d’autres dans le cadre de la lutte anti-terroriste.
«En intervenant, l’armée française a redéfini les conflits locaux. Un conflit pour une lignée de chefferie dans un village à la frontière du Mali et du Niger va devenir un combat entre terroristes et alliés de la France», analyse Aurélien Tobie, chercheur et chargé de mission en faveur de la paix au Mali pour le Stockholm international peace research institute. «Faute aussi de se renseigner préalablement sur la sociologie locale, Serval, puis l’accord d’Alger, puis Barkhane se sont ainsi trouvées instrumentalisées dans les luttes intertouareg», juge Nicolas Normand, ancien ambassadeur français au Mali, auteur d’une tribune sur le sujet dans les colonnes du journal Le Monde.
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Le centre du pays a sombré dans le chaos
En 2013, la majorité des Maliens n’avait pas compris pourquoi les soldats français avaient laissé les forces du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) libérer la ville du Kidal, contrôlée depuis des mois par le groupe salafiste Ansar Dine. Une incompréhension majeure était née de là, entre la population malienne et les troupes de Paris. «Les gens parlent beaucoup de la France fascinée par “les hommes bleus” [les Touaregs] qui seraient privilégiés à la population du sud», confirme le chercheur Aurélien Tobie.
La situation sécuritaire du Mali semble s’être dégradée au fil des années de l’opération Barkhane. Aux combats qui se poursuivent dans le nord, se sont ajoutées des violences interethniques qui ont fait basculer la région du centre du pays dans le chaos.
«Dans le nord du pays, le désarmement des groupes armés n’a guère avancé et le gouvernement a réalisé des progrès insuffisants en matière de rétablissement de l’autorité de l’État, ce qui a aggravé l’absence d’État de droit et le vide sécuritaire, facilitant un banditisme généralisé et le déplacement de nombreuses personnes. Dans le centre du Mali, la présence de groupes armés islamistes et les mesures d’intimidation à l’encontre de la population se sont accentuées tout au long de l’année, entraînant plusieurs exactions graves, dont des exécutions sommaires de fonctionnaires locaux et de personnes suspectées d’être des informateurs du gouvernement», s’alarmait l’ONG Human Rights Watch dans son rapport 2017 sur la situation au Mali.
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Paris, qui mène toujours une chasse aux djihadistes dans le désert, n’est en revanche pas intervenu dans le centre du pays pour maintenir la paix. Une dichotomie dans l’investissement militaire français qui laisse un goût amer dans la bouche d’une partie de la population malienne, confrontée chaque jour à une montée de l’insécurité. Soumaïla Cissé, le principal rival du président sortant, Ibrahim Boubacar Keïta, l’a bien compris. Il tenait jeudi 26 juillet un meeting de campagne à Mopti, grande ville du centre du Mali, pour affirmer qu’en cas de victoire électorale il mettrait de l’ordre dans la région. «Il y aura la paix ici», a t-il assuré. Pas sûr que l’armée française n’ose affirmer, désormais, qu’elle est en mesure d’offrir cette paix aux Maliens.
Source: slate