Après la demande du Nigeria de reporter le lancement de l’ECO au-delà de juillet 2020, les craintes de l’économiste togolais Kako Nubukpo vis-à-vis de l’adoption de la nouvelle monnaie «par manque de convergence» s’avèrent fondées. Invité de Sputnik France, il a annoncé la tenue d’états généraux de l’ECO à Lomé du 28 au 30 avril prochain.
C’est par le biais de son compte Twitter que la présidence du Nigeria a annoncé ce lundi 10 février son désir de reporter le lancement de l’ECO, la nouvelle monnaie de l’Afrique de l’Ouest. «La position du Nigeria sur l’ECO est que les critères de convergence (entre États) n’ont pas été atteints par la majorité des pays devant adopter cette monnaie commune. Il doit par conséquent y avoir un report du lancement de la monnaie unique», précise la présidence nigériane dans ce tweet.
Cette annonce est intervenue à la clôture de la 33e session ordinaire de l’Union africaine à Addis-Abeba, dans la capitale éthiopienne. Même si aucune information n’a filtré pour l’instant sur les raisons de cette sortie «en solo» du Nigeria, qui devra encore être entérinée par les cinq autres États membres de la zone monétaire ouest-africaine (ZMOA) lors de leur prochaine réunion à Abuja, vendredi 14 février, voire lors de la réunion au sommet de la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) qui regroupe en plus des six, huit États francophones additionnels, elle semble indiquer une lutte d’influence entre pays anglophones et francophones de la zone pour savoir quelle direction définitive va prendre l’ECO, selon la plupart des observateurs.
Aux origines du combat contre le franc CFA
C’est lors de son passage à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), dont le siège est à Dakar, au début de sa carrière, que le déclic par rapport au franc CFA s’est produit, notamment par rapport à la dépendance coloniale qu’il perpétue.
«À la BCEAO, j’ai eu à évaluer l’efficacité de notre politique monétaire et j’ai vu que les instruments de cette politique n’avaient aucun impact sur les variables macroéconomiques comme la croissance et l’inflation. C’est à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser aux paradoxes de la politique monétaire en zone franc. C’est comme une pelote: quand vous tirez le fil, tout se déroule! À partir de là, j’ai conceptualisé la notion de servitude volontaire de la politique monétaire qui s’applique à l’ensemble des 14 États de la zone franc», se souvient-il.
D’où les quatre difficultés majeures ou «nuisances» résultant de cette politique monétaire qui tuent, selon lui, toute velléité d’émergence dans la zone franc.
«La première difficulté, c’est que nous n’échangeons pas entre nous! Il y a seulement 15% de part d’échanges intracommunautaires dans notre zone contre 60% en zone euro. Or, une monnaie, c’est fait pour échanger. La deuxième, c’est que le franc CFA est rattaché à l’une des monnaies les plus fortes au monde, l’euro, et que cela grève notre compétitivité. L’impact du taux de change (fixe) est déterminant comme, par exemple, dans le secteur du coton dans lequel j’ai beaucoup travaillé. Pour moi, un franc CFA fort est une taxe sur les exportations et une subvention sur les importations. Troisièmement, les économies de la zone franc sont très peu financées avec, de surcroît, des taux d’intérêt à deux chiffres tandis que dans la zone euro, les taux d’intérêt sont de l’ordre de 1%. Enfin, il n’y a aucune préoccupation de croissance car le seul objectif de nos banques centrales est la stabilité des prix avec une inflation à 2%!», explique-t-il.
Un chemin semé d’embûches
Quant aux critiques émises par les pays anglophones de la ZMOA, il reconnaît que ce qu’Alassane Ouattara et Emmanuel Macron ont annoncé le 21 décembre à Abidjan, ce n’est pas ce qui figure dans le communiqué de la Cedeao du 29 juin 2019. En effet, il y est notamment spécifié que l’ECO sera régi par un régime de change flexible et qu’il y aura un ciblage de l’inflation en matière de politique monétaire. «Or, à Abidjan, on a annoncé que l’ECO resterait attaché à l’euro en taux de change fixe et que l’on ne changerait pas de politique monétaire!», dénonce-t-il.
«C’est là où je me suis insurgé en réclamant une période transitoire et que, de surcroît, le calendrier précis pour cette période transitoire soit spécifié. Le fonds de ma critique sur le CFA est économique. Je ne peux donc pas me satisfaire d’un simple changement de nom s’il ne s’accompagne pas d’un changement de politique monétaire», martèle-t-il à l’attention de ceux qui pourraient encore avoir des doutes.Pour lui, toutefois, le plus important c’est dans la manière dont on annonce les changements en ce qui concerne l’abandon d’une monnaie. «Car il est indispensable de ne pas saper à l’avance la confiance dans cette monnaie», affirme-t-il. Or, s’il faut aller vite en annonçant les changements, la lenteur, paradoxalement, est requise en ce qui concerne leur réalisation.
C’est d’autant plus vrai dans la Cedeao, insiste-t-il, qu’il existe une grande diversité d’architectures institutionnelles. Avec en outre deux droits des affaires, l’Ohada et la common law, qu’il va falloir harmoniser. Ainsi que, note-t-il, l’existence de nombreuses commissions bancaires qui vont devoir être régularisées avant toute émission d’une nouvelle monnaie.
«Il va falloir du temps pour fabriquer puis substituer les billets ECO aux billets en francs CFA qui restent actuellement en circulation. Il faudra aussi s’assurer qu’il n’y aura pas de faux billets ECO en provenance du Nigeria notamment. Et que tout le monde a bien compris comment les choses vont fonctionner. Or, nous avons des banques centrales qui ne fonctionnent pas du tout de la même façon. Par exemple, dans la zone franc, elles sont calquées sur le modèle de la Banque centrale européenne (BCE). Au Ghana, la banque centrale est complètements liée à un régime de change flottant tandis qu’au Nigeria, c’est au dollar puisque le Nigeria est essentiellement un pays exportateur de pétrole», prévient-il.
Urgences africaines
Malgré un passage à l’université d’Oxford, ce grand admirateur de Sylvanus Olympio –le premier Président du Togo qui voulait déjà sortir de la zone France et doter son pays d’une monnaie– n’a jamais voulu tourner le dos à la France où il fait toutes ses études. En 2016, il a notamment accepté d’entrer au conseil scientifique de l’Agence française de développement (AFD).
Il reste, par ailleurs, affilié au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (le Cirad) et chercheur associé au CERI, le centre de recherche de Sciences Po Paris. Ce qui ne l’empêche pas de critiquer l’attitude souvent arrogante des Français en Afrique qui se comportent en terrain conquis même s’il refuse que l’on dise que son livre* est un pamphlet contre la France.
«Ce n’est pas un pamphlet (contre la France) mais un appel à l’Afrique pour qu’elle prenne en main son destin à divers niveaux d’analyses. Je dénonce l’incapacité de notre continent à atteindre une prospérité partagée malgré tous les efforts. C’est vrai qu’on a parfois l’impression que la période coloniale n’est pas terminée (par rapport à certaines attitudes que l’on nous donne à voir!). Les Américains, les Russes, les Chinois, les Allemands, eux, se comportent différemment et, en tout cas, ne donnent pas l’impression d’être en terrain conquis quand ils viennent en Afrique!», affirme son auteur au micro de Sputnik France.
* L’urgence africaine, éditions Odile Jacob.